Après avoir passé une vingtaine d’années à Dakar et fait beaucoup d’activités avec des mouvements associatifs, j’ai constaté que dans mon village natal des enfants traînent dans les rues et mènent une vie difficile. Alors je suis revenu chez moi pour faire un projet. Ce n’est pas facile de voir des enfants de chez soi rester à ne rien faire. Quand je suis revenu dans mon village, j’ai vu qu’il n’avait pas changé depuis mon départ. J’ai pensé que le changement pouvait se faire à partir d’une association qui réunirait tout le monde. C’est ainsi qu’est née l’Association villageoise pour l’éducation et le développement (AVED) dont les objectifs principaux sont la lutte contre l’analphabétisme et le sous-développement. Nous sommes basés à Maka Colibantan, à quatre cent soixante kilomètres de Dakar et à quatre-vingts kilomètres de la capitale régionale Tambacounda.1
Des visites de porte à porte
D’habitude, les ressortissants du village vivant à Dakar, qui ont souvent du capital, et qui reviennent pour proposer des projets, ne partagent pas les mêmes conditions de vie que les villageois.
J’avais fait le chemin inverse : quitter la ville pour le village, et les villageois se demandaient ce que je cherchais. J’ai pensé qu’il fallait d’abord se mettre au même niveau que les villageois : manger le même repas, travailler la terre. Sinon, les gens ont peur de toi. Il faut vivre comme tout le monde pour avoir la confiance des gens.
Pour préparer les réunions de sensibilisation, nous faisons des visites de porte à porte. Nous discutons avec chacun auparavant car dans la réunion publique tout le monde ne parle pas et tout le monde ne comprend pas ce qui se dit. Nous voulons faire comprendre à chacun qu’il est important, que sa participation est primordiale pour la réussite du projet.
J’oblige les gens à me recevoir, à me donner du thé. Parfois ils me disent que c’est à moi d’acheter, mais c’est pour moi une façon de donner et de recevoir, que d’inviter les gens à participer.
Les gens voient le concret
Nous avons voulu commencer en mettant l’accent sur l’école ; or sans mesures d’accompagnement, les familles pauvres ne pourront pas envoyer leurs enfants à l’école. Et nous ne pouvons pas payer un enfant qui va à l’école ! Nous avons donc commencé par une activité économique, le jardin potager, qui permettait aussi de pouvoir impliquer les gens qui ne sont pas instruits. Le choix des activités a permis l’approche de personnes plus défavorisées.
Nous avons commencé d’une façon informelle pendant la session sèche par la construction d’un puits avec l’aide des Peace Corps2 et par clôturer le jardin communautaire avec l’appui d’amis français.
Dans le milieu rural, les gens analphabètes n’ont pas l’analyse de ce que peut donner, dans quelques années, ce qu’on fait aujourd’hui. Mais ils voient le concret. Pendant des années, les villageois m’ont regardé planter, cultiver et ils venaient me dire que ça ne pouvait pas marcher. Ils pensaient, par exemple, que semer des arbres en pépinière, c’étaient des activités d’enfants. Ils ne pouvaient pas comprendre que c’était un investissement. Trois années plus tard, ils voient que cela donne des fruits, que pendant la période sèche nous avons des légumes verts et pas seulement pendant l’hivernage. Maintenant le jardin produit des fruits variés : papayes, nérés, jujubes, pommes cannelles, mangues.
Nous menons également une réflexion sur ce que nous consommons. Nous ne pouvons pas changer les choses dans le pays si nous ne mangeons pas ce que nous cultivons. Nous semons et récoltons du mil ; nous devons manger du mil et non du riz qui est cultivé à des milliers de kilomètres. De cette façon, l’argent que j’aurais dépensé pour acheter le riz, je l’investis pour accroître ma production et mes rendements agricoles.
L’intérêt de la communauté est au centre
Nous avons voulu mettre en place une activité génératrice de revenus pour pouvoir subventionner l’école, la santé, tout ce qui est communautaire.
En effet, si les gens ne participent pas aux activités communautaires, c’est souvent à cause du versement des cotisations. Le principe de travail que nous avons choisi permet au travailleur de voir qu’il y gagne. Chaque membre de l’association, selon sa capacité physique de travail, peut avoir de deux à dix planches de légumes (oignons, carottes, choux). S’il a une planche d’oignons, il verse en fin d’activité mille francs CFA à l’association ; pour une planche de tomates, mille cinq cents francs CFA. J’ai refusé le système des cartes de membres ou des cotisations. C’est le travail des gens qui est la contribution à l’association. Une partie de ces recettes sera utilisée pour les activités de l’association, une autre pour subventionner l’éducation et une autre partie pour la santé. De ce fait, tous ceux qui ont participé au maraîchage se rendent compte que leur argent leur revient d’une manière ou d’une autre.
Certains voulaient un groupement d’intérêt économique (GIE) mais je n’étais pas d’accord car dans un GIE, l’intérêt personnel est au centre. Dans notre association, c’est l’intérêt de la communauté qui est au centre. Si une personne est d’accord avec ce principe, elle peut venir dans l’association. Si elle cultive et ne verse pas sa contribution, elle ne peut pas participer aux avantages de l’AVED. Les gens sont aussi sensibilisés parce que, même si une personne n’est pas d’accord pour verser cette somme à l’AVED pour le travail du jardin, ce n’est pas cela qui l’empêchera de participer aux autres soutiens pour l’éducation des enfants à l’école.
Avec ce fonctionnement, chacun se sent responsable de la réussite des activités puisque chacun a participé à leur financement.
Parmi les membres de l’association, certains viennent pour donner un encouragement aux plus pauvres ; d’autres sont là pour eux-mêmes, pour que leurs enfants ne vivent pas la pauvreté.
Quand ils ont vu que les autorités reconnaissent notre travail, les gens de la brigade des eaux et forêts sont passés jeter un coup d’œil. Cela donne de l’importance à ce que nous faisons.
En ce qui concerne l'éducation, la subvention que l’AVED donne à l’école est pour tout le monde. Notre chance est d’être fils du village et nous savons ce qui se passe, nous n’avons pas besoin de faire une fiche, nous savons quels moyens a chaque famille.
Nous avons inscrit plus de deux cents enfants supplémentaires à l’école ; maintenant, ils sont trois cent quatre-vingts élèves. Nous sommes en correspondance avec une école de France et nos élèves reçoivent du matériel scolaire, ce qui encourage leurs parents dans leurs efforts pour scolariser leurs enfants.
Aujourd’hui l’association travaille avec plus de quinze villages et dans chaque village, il y a un jardin potager.
La foi nous habille moralement
Mon idée de départ était que toute personne est utile à la société et que le développement est un tout. Chacun a sa place dans le processus de développement. La confiance mise dans les personnes les plus en difficulté a fait qu’elles participent comme les autres. La confiance apportée par les autres renforce la confiance en soi-même. Des difficultés de toutes sortes ne manquent pas quand on travaille avec des personnes fatiguées, difficultés d’ordre matériel, financier, moral. Il faut connaître les outils à utiliser avec chaque personne, avec chaque sorte de pauvreté.
La participation des personnes pauvres à la communauté permet à tout le monde de se rendre compte que tout et chacun peut servir à quelque chose.
La foi du père Joseph Wresinski pour aller vers les plus pauvres nous habille moralement, même si on est à grande distance de l’équipe des volontaires d’ATD Quart Monde à Dakar.