« Je veux qu’on rende leur papa à mes enfants... »

Alaides Vences Estudillo

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Alaides Vences Estudillo, « « Je veux qu’on rende leur papa à mes enfants... » », Revue Quart Monde [En ligne], 223 | 2012/3, mis en ligne le 09 juin 2020, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5454

Au Mexique, des milliers de femmes assument seules un quotidien extrêmement précaire et s’organisent pour faire face ensemble à la violence des disparitions liées au trafic de drogue.

María Salvadora Navarro est une femme de petite taille. Son regard expressif rayonne de vitalité. Bien qu’il arrive souvent que sa voix se brise et que ses yeux se mouillent de larmes, son corps reste droit et serein. Sa vie a basculé le 27 mai 2011, avec la disparition de son mari Mauricio Aguilar Leroux qui se trouvait alors dans l’État de Veracruz (l’un des états du Mexique les plus ravagés par la violence liée à la drogue).

Angoisse et incertitude pour l’avenir

Un an après la disparition de son compagnon, Maria porte un lourd poids sur ses épaules vivant dans l’angoisse et l’incertitude sur le sort de son mari. En parallèle, elle a la charge de son fils aîné qui est atteint d’un cancer et qu’elle accompagne dans son rétablissement. De plus, elle doit faire face au rejet et à la stigmatisation sociale car, dans le contexte de guerre contre le trafic de drogue, il est présumé dans la société mexicaine que, si quelqu’un disparaît ou est exécuté, c’est parce qu’il était en rapport avec les trafiquants de drogue.

Suite à la disparition de Mauricio, María Salvadora a dû entièrement assumer la prise en charge de leurs trois enfants, une tâche très lourde car les jeunes se sentent très désorientés et en veulent beaucoup à leur mère.

« Étant donné que je ne dispose ni de moyens financiers ni de temps pour travailler, entre la recherche de Mauricio et la maladie de mon fils aîné, j’ai dû renoncer à envoyer deux de mes enfants à l’école. Ma fille me le reproche et me dit que c’est de ma faute si elle ne peut pas faire d’études. Moi, je lui demande d’être patiente, d’attendre un peu car pour le moment je ne peux pas la mettre à l’école. La vérité, c’est que dans les circonstances actuelles, il m’est impossible de chercher un emploi. Je consacre pratiquement tout mon temps à mon fils qui est malade et dans le même temps, je dois continuer à rechercher mon mari »1.

Actuellement, elle ne dispose d’aucun revenu financier, car c’était son mari qui subvenait aux besoins de la famille. Elle ne vit que grâce à ce que ses proches lui donnent. Sa sœur lui donne parfois de l’argent et sa mère lui apporte une aide alimentaire. L’angoisse l’a longtemps empêchée de dormir et le stress a même failli entraîner une paralysie faciale. Même si elle le voulait, elle n’aurait pas d’argent pour aller consulter une psychologue. Lorsque je lui demande comment elle fait pour vivre malgré tout, elle répond :

« Je ne sais pas d’où je tire autant de force, mais je me dis que je suis toute seule et qu’il faut que j’y arrive car mes trois enfants ont besoin de moi. Pour eux, je dois continuer. Je ne veux pas me reposer, je ne veux pas non plus qu’ils voient ma tristesse. C’est un luxe que je ne peux pas m’offrir. Le passé est derrière nous, il ne faut regarder que le futur et avoir des pensées positives. Il faut que je sois forte pour rendre leur papa à mes enfants, pour que nous sachions où il se trouve et ce qui lui est arrivé. Je veux que mes enfants recommencent à vivre, parce que c’est comme s’ils avaient perdu la vie. »2

La famille de son mari l’a donné pour mort dès qu’il a cessé de donner des nouvelles. Ils ont dit à María qu’elle avait joué et qu’elle devait accepter d’avoir perdu, car son mari était certainement mort. Mais elle n’a pas voulu se faire à cette idée. D’une voix triste, elle raconte :

« Il m’est impossible de rester sans rien faire et sans partir à sa recherche. Je pense que s’il revenait, il serait très triste d’apprendre que personne n’a rien fait pour le retrouver. Je désire savoir où il est, et s’il n’est plus de ce monde, connaître au moins l’endroit où je pourrai lui apporter une fleur33. C’est angoissant de ne pas savoir, ni ce qui s’est passé ni où il se trouve. Parfois, je rêve de lui, et il est vivant mais très diminué, comme s’il souffrait. »4

Un combat sans répit contre l’isolement

Quelques jours après la disparition de son mari, María est allée faire une déclaration à la police, mais les autorités ne lui ont pas accordé l’attention nécessaire. La police n’a pas donné suite à l’affaire. Comme bien d’autres, son dossier est resté plusieurs mois dans un classeur. Devant l’incompétence des autorités, elle a décidé de rendre cette affaire publique, malgré les pressions exercées par la police pour la faire renoncer à cette action.

María a entrepris un combat sans répit pour retrouver son mari. Cherchant des soutiens, elle a rejoint le Mouvement pour la Paix et la Justice qui a été créé par les proches de personnes disparues ou assassinées au cours de la guerre contre le trafic de drogue au Mexique. Elle a trouvé du réconfort au sein de ce mouvement.

María témoigne à cet égard :

« Quand je me trouve en compagnie de personnes de ce mouvement, je me sens forte, accompagnée, et je n’ai plus le sentiment d’être isolée ». Dans le cadre de ce mouvement, elle a rencontré d’autres femmes qui ont, elles aussi, perdu leur époux ou leurs enfants. « Lorsque nous sommes toutes ensemble, j’ai un sentiment d’espoir. Nulle part ailleurs je ne retrouve la force qu’ils me donnent. C’est le seul endroit où je puisse parler de ma douleur et où je me sente comprise. »5

Des milliers de morts et de disparitions

Le visage de María n’est qu’un parmi ceux de ces milliers de femmes qui, comme elle, ont perdu leurs proches dans le cadre de la guerre contre le trafic de drogue au Mexique. À Ciudad Juárez par exemple, on estime qu’actuellement, la violence liée à la drogue a déjà entraîné le deuil de 9 000 mères.6

Sur une période de cinq ans en moyenne, la guerre contre le trafic de drogue au Mexique a provoqué 50 000 morts, 20 000 disparitions ainsi que le déplacement d’un million et demi de personnes. La majorité des morts sont des hommes en âge de procréer. On estime que 23 % des personnes exécutées avaient entre douze et vingt-quatre ans et que 40 % avaient entre vingt-cinq et trente-cinq ans.7 En mourant ou en disparaissant, beaucoup de ces hommes laissent derrière eux des épouses et des enfants.

En perdant leurs maris, ces veuves de guerre ont perdu une part importante de leur revenus économiques car ce sont généralement les maris qui assurent tout ou partie des revenus familiaux.8

Les organismes sociaux qui apportent un soutien psychologique à ces femmes disent qu’un grand nombre de celles qui ont perdu leurs maris, finissent dans la misère et dans l’abandon, recluses chez elles, dans la dépression et terrifiées à l’idée que ceux qui ont tué leurs proches reviennent les tuer, elles, et ce qui reste de leurs familles. Ces femmes forment un groupe critique en situation de vulnérabilité. Sans possibilité de travail ni opportunités de guérir de leur douleur. Les autorités ne mettent pas en œuvre de mesures spécifiques envers ces veuves et leurs familles. Elles ne sont pas non plus comptabilisées dans les statistiques en tant que victimes de cette guerre. Elles sont mises au ban de la société alors que leur situation peut déclencher des violences psychologiques bien plus graves, avec des répercussions sur leur vie et sur celle de leurs enfants.

Les veuves de ceux qui ont disparu ou ont été exécutés au cours de cette guerre demeurent invisibles aux yeux du gouvernement fédéral. Leurs besoins ne sont pas considérés comme étant des priorités dans la stratégie mise en place par le gouvernement fédéral pour combattre le crime organisé. Bien que l’on ne dispose pas de chiffres précis, on estime que les femmes constituent une part minoritaire des personnes assassinées au Mexique dans le cadre de cette guerre, et « cependant, elle constituent la majorité de ceux qui signalent les disparitions, assassinats et violations des droits humains. »9

S’organiser en défenseures des droits humains

Réunies par leur intérêt commun, de nombreuses mères et veuves de disparus se sont organisées pour exiger que justice soit faite pour la perte de leurs proches et sont devenues des défenseures des droits humains. Elles s’organisent pour enquêter elles-mêmes sur les faits qui ont abouti à la disparition de leurs proches. Elles se constituent fréquemment en collectifs, groupes de soutien, voire en associations de défense. La quête de justice les place en situation de force car elles assument un rôle de leadership, ce qui est un fait particulièrement surprenant si l’on considère que pour beaucoup d’entre elles, c’est la première fois qu’elles osent parler en public et prendre part à une action politique.

En exigeant que justice soit faite, ces défenseures des droits humains doivent faire face à l’impunité et à la complicité des fonctionnaires d’état avec le crime organisé. Au Mexique, 95 % des crimes restent impunis, la plupart des plaintes pour crimes et disparitions sont classées car ces plaintes ne font jamais l’objet d’enquêtes de la part des autorités concernées.10 Pour ces femmes, il est encore beaucoup plus difficile d’affronter une action en justice en raison de la discrimination envers leur sexe qui est tellement enracinée dans les organismes judiciaires. Lorsqu’elles portent plainte, elles subissent généralement des violences sous des formes diverses, telles que harcèlements, viols, arrestations illégales, menaces à leur encontre et/ou à l’encontre de leurs familles, voire dans certains cas, elles sont assassinées.11 Les défenseures des droits humains ont répondu, dans le cadre d’une enquête, que le gouvernement et les forces de sécurité étaient responsables de plus de la moitié des menaces et des actes de violence à leur encontre.12

Un soutien indispensable

Il est indispensable d’intégrer une approche sans discrimination dans la stratégie de lutte contre le crime organisé au Mexique pour garantir la sécurité des veuves et des mères qui ont perdu leurs êtres chers ; à défaut, cette guerre se poursuivra, en étant comme jusqu’à présent, un prétexte pour fragiliser leurs droits. Cette bataille ne sera pas facile à mener. En tant que société, nous pouvons contribuer à rendre cette approche possible, en nous solidarisant avec les actions entreprises par les défenseures des droits humains et en fournissant des moyens matériels ou financiers à leur cause.

Le soutien de la communauté internationale peut nous apporter une aide stratégique dans la diffusion des actions entreprises par les groupes des défenseures des droits humains, dans la dénonciation des actes d’impunité de l’État, afin que le gouvernement mexicain adopte des mesures spécifiques pour les femmes dans sa stratégie de sécurité nationale. De même, la mobilisation des ressources par le biais de la coopération pour le développement est tout à fait essentielle pour le soutien de cette cause et c’est la raison pour laquelle un appel est lancé aux gouvernements des pays les plus riches afin qu’ils fournissent des moyens financiers et techniques pour la défense des droits humains des femmes du Mexique.13

1 Coronado Navarro, Maria Salvadora. Interview personnelle, effectuée par l’auteure. Ville de Mexico, le 21 mai 2012.

2 Ibid

3 Ibid

4 Ibid

5 Ibid

6 « Résultat de la violence à Ciudad Juárez, 9 000 mères en deuil », Terra Noticias, édition du 12 mai 2012. http://noticias.terra.com.co/

7 Silvia Otero, « El 23% de los ejecutados, menores de 24 años », El universal, 11 avril 2010, édition du 1 juin 2012.

8 Marcela Turati, « Violencia extrema Guerra contra el luto », Proceso 1755 (2010) :11.

9 Laura Carlsen, « Las víctimas invisibles de la guerra de las drogas », Viento sur, édition du 22 juin 2012. http://www.vientosur.info/art iculosweb/

10 Laura Carlsen, « From survivors to defenders Women Confronting Violence in México, Honduras y Guatemala », Women’s Nobel Initiative, page 8

11 Ibid

12 Ibid.

13 Laura Carlsen, « Las víctimas invisibles de la guerra de las drogas », Ibid., 38.

1 Coronado Navarro, Maria Salvadora. Interview personnelle, effectuée par l’auteure. Ville de Mexico, le 21 mai 2012.

2 Ibid

3 Ibid

4 Ibid

5 Ibid

6 « Résultat de la violence à Ciudad Juárez, 9 000 mères en deuil », Terra Noticias, édition du 12 mai 2012. http://noticias.terra.com.co/internacional/por-violencia-en-ciudad-juarez-mexico-9000-madres-de-luto,be5ed9108f237310VgnVCM4000009bcceb0aRCRD.html.

7 Silvia Otero, « El 23% de los ejecutados, menores de 24 años », El universal, 11 avril 2010, édition du 1 juin 2012.

8 Marcela Turati, « Violencia extrema Guerra contra el luto », Proceso 1755 (2010) :11.

9 Laura Carlsen, « Las víctimas invisibles de la guerra de las drogas », Viento sur, édition du 22 juin 2012. http://www.vientosur.info/art iculosweb/noticia/index.php?x=4854.

10 Laura Carlsen, « From survivors to defenders Women Confronting Violence in México, Honduras y Guatemala », Women’s Nobel Initiative, page 8, édition du 12 juin 2012. http://nobelwomensinitiative.org/wp-content /uploads/2012/06/Report_AmericasDelgation-2012.pdf.

11 Ibid

12 Ibid.

13 Laura Carlsen, « Las víctimas invisibles de la guerra de las drogas », Ibid., 38.

Alaides Vences Estudillo

Détentrice d’une Licence en Relations Internationales à l’Universidad de las Américas Puebla (Mexique) et d’une Maîtrise en études de genre et des femmes à la Central European University (Hongrie) et à l’Université de Grenade (Espagne), Alaïdes Vences Estudillo travaille actuellement comme coordinatrice de projets pour le compte de l’association civile féministe CIDHAL au Mexique, son pays d’origine et de résidence.

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