Le réalisateur a grandi dans les années 50-60 à l’ombre de la cité Gagarine à Ivry-sur-Seine (94). « Je la voyais sans la voir, c’était juste la cité de mes potes, j’avais donc un laissez-passer pour entrer ». Gagarine détruite en 2020, A. Tragha a voulu garder la trace d’une l’histoire de ces habitants peu racontée.2 Il mêle images d’archives ou de 2020 juste avant la démolition, saynètes muettes ou mises en musique et chantées. Il part à la recherche des personnes « piliers » qui ont essuyé les plâtres de « Gaga », parfois avec bonheur, parfois avec tristesse. Des personnes rarement entendues.
Parmi elles, un homme, arrivé à dix-sept ans avec ses parents raconte sa découverte éblouie : l’ascenseur, le radiateur dans chaque pièce, la douche, que de nouvelles merveilles ! Un autre évoque son grand-père débarqué d’Algérie en 1935, qui a ensuite fait venir sa famille, son village, recréant les mêmes solidarités familiales qu’au pays.
Une femme confie encore son impression de luxe, de fête, d’être « comme à Manhattan ». Elle passait chez ses « tatas maghrébines » à la sortie de l’école pour attendre sa mère.
Un rappeur né à Gaga, raconte : le quartier était enclavé dans la ville d’Ivry. Un éducateur les a emmenés un jour au grand Rex.
Les jeunes y ont bâti une vraie bibliothèque (sans aide de la ville), en faisant du porte à porte pour constituer un fond de livres de toutes sortes. L’école fut une entremetteuse d’amitiés gagaroises pour ceux qui ne connaissaient pas la cité toute proche. Face aux communistes bobos de Créteil ville, Mehdi et Karim ont créé leur propre parti : la Convergence Citoyenne Ivrière. Pour eux, le ghetto était plus social qu’ethnique.
Car il ne faut pas enjoliver les faits. D’une communauté à l’autre, il y a eu des méfiances, parfois des efforts pour s’apprivoiser : « On vous met des images fausses dans la tête ».
Il y a eu aussi dans ces murs le chômage, la drogue, le désœuvrement, la perte de dignité pour les hommes d’être à charge de leur famille, de vivre une sorte d’assignation à résidence. Par exemple, quand on habitait la cité Gagarine, on n’était pas toujours invité aux anniversaires ou bien on ne trouvait pas de boulot. Certains se sont extirpés de là sans regrets. Dans une très belle séquence, un gardien dans la cité – ancien infographiste au chômage – témoigne de la misère morale vécue par les gens qui venaient se confier à lui.
La mise en scène « mixte » originale alterne les entretiens avec des vues de couloirs, d’escaliers vides peu à peu envahis par une fumée rose. Elle plane et se diffuse comme les souvenirs d’entre les murs. Les intermèdes musicaux sont très agréables et bienvenus. Des visages d’habitants face caméra, saisissants, immobiles, théâtralisés, nous regardent intensément. Le cinéaste a découvert dans le théâtre un outil pour enterrer (en beauté) son enfance.
Adnane Tragha a passé vingt ans avec ses camarades « dans les jupes de Gaga ». Là où les briques portent les noms de chacun. Au 9 rue Saint‑Just, ils étaient tous logés à la même enseigne3.