Ce livre prend place dans une collection dont l’ambition est de « s’emparer d’un mot dévoyé par la langue au pouvoir, de l’arracher à l’idéologie qu’il sert et à la soumission qu’il commande pour le rendre à ce qu’il veut dire. » Il a pour auteur un chercheur (Université Paris 8) travaillant sur les images fraternelles dans les discours depuis 1789.
Arthur Duhé s’interroge. Comment ne pas aimer la fraternité ? Elle est plus souvent proclamée que définie : qui est un frère ? Qui ne l’est pas ? Sur quel fondement ? Qu’implique cette relation ? Le lien entre les frères est-il nécessairement égalitaire ? N’est-elle pas devenue en France un « principe à valeur constitutionnelle », donc justiciable.
Il s’agit, on l’aura compris, de la fraternité sociétale ou républicaine, à l’exclusion des fraternités familiales, religieuses ou évangéliques. Il est instructif de revisiter le contexte historique et politique qui a permis l’éclosion et le développement de ce terme dans la sphère publique, française principalement. Déjà lors de la période révolutionnaire de 1789, mais surtout à l’avènement de la II° République en 1848 où le mot Fraternité a été adjoint aux mots Liberté et Égalité dans la devise nationale. L’auteur montre comment cette nouvelle valeur a nourri ce qu’il appelle le Printemps des peuples en Europe, là où étaient contestées les dominations hiérarchiques. Et c’est ce courant de pensée qui a accompagné à l’époque la lutte pour l’abolition de l’esclavage, proférant le caractère universel de la fraternité humaine. Mais cette période révolutionnaire engendra très vite des luttes pour le moins fratricides, comme on le sait. La fraternité ne serait-elle qu’une vision utopique ? Une illusion, selon Marx, pour qui les antagonismes des intérêts économiques appellent à une lutte des classes. Néanmoins, le discours public fera encore référence à la Fraternité, par exemple lorsqu’il s’agira de mobiliser la population pour des grandes causes ou des enjeux nationaux.
Un autre aspect développé par l’auteur est le fait que la Fraternité peut revêtir un aspect restrictif, soit qu’elle exclut certains groupes de population en les privant de droits (des non-citoyens), soit qu’elle les infantilise en les dotant d’un statut inférieur (des citoyens de seconde zone).
Les femmes ont longtemps été et sont encore dans de nombreux pays des « frères » pas comme les autres. Le développement moderne des mouvements féministes qui professe ce que nous pourrions appeler une sororité : rien que les femmes mais toutes les femmes, relève peut-être d’une sorte d’universalisme féminin dans le discours. Mais il n’est pas sûr qu’elle puisse éviter de cautionner des inégalités et des hiérarchisations entre les femmes.
« Prendre la fraternité, la sororité au sérieux ne consiste pas à en faire des solutions miracles au capitalisme, au réchauffement climatique ou à la montée du fascisme rampant. C’est porter attention à l’importance des images et des affects dans la création, l’évolution, la légitimation et le renversement des ordres sociaux et politiques. C’est s’emparer de ces images, les aiguiser et frapper juste », écrit Arthur Duhé à la fin de son ouvrage. La fraternité est une métaphore.

