Permettre aux plus pauvres de renouveler leur horizon n’est-ce pas d’abord leur ouvrir l’accès à des loisirs susceptibles de briser leur enfermement ?
On est souvent enclin à considérer qu’une activité « culturelle » est une pratique qui fait appel à un savoir-faire ou à un apprentissage de type intellectuel, obéissant à un ensemble de règles régies par des manières de faire communément admises dans une discipline donnée et transmises par des hommes ou des femmes de l’art. Il en serait ainsi, par exemple, du dessin, de la peinture, de la sculpture, de la musique, de la danse, du chant, du théâtre... L’activité culturelle se confondrait alors avec l’expression artistique, laquelle implique initiation et reconnaissance. Nous voyons d’ailleurs des professionnels de ces disciplines se mobiliser pour le droit de tous à pouvoir accéder à ce type d’expression, objet de création et de communication, signe d’une sortie de soi et d’une ouverture à autrui.
Mais ces pratiques-là résument-elles toutes les activités culturelles ? Non, bien évidemment. Elles sont des chemins parmi d’autres, sans doute considérés par beaucoup comme étant de facture plus noble, plus cotée, plus enviable. Des chemins balisés qui font accéder celui ou celle qui les emprunte à une sorte de statut qui le différencie : il n’est pas un simple promeneur, il appartient à la catégorie des randonneurs ; il n’occupe pas seulement intelligemment ses temps de loisir, il cultive ses capacités.
Il existe en réalité bien d’autres activités auxquelles peuvent se livrer des hommes et des femmes en dehors de leurs occupations ordinaires, simplement pour « sortir », pour s’intéresser à autre chose, pour rencontrer d’autres personnes. Même si elles ne relèvent pas d’un art, ce sont tout de même là des pratiques culturelles dignes d’intérêt, ne serait-ce que par le fait qu’elles sont partagées par un grand nombre : la lecture, la télévision, le cinéma pour ne citer que les plus répandues. Certes elles engendrent des attitudes plus consommatrices que créatrices. Elles n’en constituent pas moins des occasions et des moyens pour élargir son champ habituel de perceptions et de réflexions. Elles apparaissent plus accessibles que des pratiques dites artistiques.
Il est d’ailleurs instructif de consulter la liste des dix démarches culturelles utilisée par le CREDOC dans son enquête approfondie auprès de 754 personnes en situation de grande pauvreté pour savoir si celles-ci les pratiquaient1.
86 % regardent la télévision……..4 % ne la regardent plus…..….10 % ne l’ont jamais regardée
76 % lisent livres, revues………..4 % ne lisent plus……………....20 % n’ont jamais lu
44 % jouent aux cartes…………...8 % n’y jouent plus…………….48 % n’y ont jamais joué
40 % vont au café……………….10 % n’y vont plus………..……50 % n’y vont jamais
36 % jouent au tiercé, au loto……10 % n’y jouent plus……….….54 % n’y ont jamais joué
32 % vont au cinéma………….…19 % n’y vont plus………….…49 % n’y ont jamais été
29 % font du sport………………..21 % n’en font plus……….…..50 % n’en ont jamais fait
28 % vont en bibliothèque……….11 % n’y vont plus…………….61 % n’y ont jamais été
21 % vont dans une association……8 % n’y vont plus……………71 % n’y ont jamais été
18 % partent en vacances..……….33 % ne partent plus…………..49 % ne sont jamais partis.
D’autres démarches auraient pu bien sûr faire aussi l’objet d’une investigation, comme celles de jouer aux boules ou à la pétanque, de pratiquer la chasse, la pêche, le jardinage ou la photographie, de participer à des fêtes ou à des voyages. Tel quel cependant, ce tableau nous enseigne déjà qu’une majorité de ces adultes très pauvres ont peu l’occasion de « sortir » et de rencontrer des personnes d’un autre milieu, voire du même rang social que le leur :
82 % ne partent pas en vacances
79 % ne participent pas à une association
72 % ne fréquentent pas une bibliothèque
71 % ne font pas de sport
68 % ne vont pas au cinéma
60 % ne fréquentent pas les cafés.
Certes certains ont accès à la télévision (86 %) et à la lecture (76 %), mais dans une proportion qui reste moindre que pour la moyenne des Français (95 % et 96 %) (2 Enquête loisirs effectuée par l’INSEE en 1987-1988)
Cet isolement relatif, le plus souvent imposé par des conditions de vie particulièrement précaires, constitue sans aucun doute pour un grand nombre de ces personnes une sorte de handicap culturel, contribue au non-renouvellement de leurs relations, voire à un rétrécissement de leur participation à la vie sociale de leur environnement le plus immédiat.
Dès lors, le combat pour le droit de tous à la culture ne doit-il pas inclure en premier lieu le droit d’accéder à des activités culturelles dites de loisir, facteurs de sociabilité et de convivialité ? Sans loisirs partagés, sans occasion de rencontres autres que celles qui sont dictées par des nécessités de survie, peut-on acquérir la disponibilité d’esprit suffisante pour s’ouvrir à des apprentissages qui puissent transcender et transformer la pesanteur de la vie quotidienne ?
La plupart de ces adultes interrogés par le CREDOC vivent en caravane, en garni, en centre d’hébergement, dans des quartiers stigmatisés ou à la rue. Parfois illettrés, généralement peu insérés dans le monde du travail, ils sont aussi souvent sans lien avec leur parenté et sans moyen de communication.