Construire la communauté pour détruire la misère

Claudio Calvaruso

Traduit de :
Costruire la comunità per distruggere la miseria

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Claudio Calvaruso, « Construire la communauté pour détruire la misère », Revue Quart Monde [En ligne], 191 | 2004/3, mis en ligne le 21 octobre 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1469

A l’occasion d’une recherche sur la situation des travailleurs saisonniers italiens en Suisse, au début des années 1970, l’auteur a découvert de manière un peu fortuite la pensée du père Joseph Wresinski. Sans jamais l’avoir rencontré, il témoigne ici de l’importance que cette découverte a eue dans l’orientation de sa propre vie et de ses engagements.

Il y a quelques années, je travaillais à Genève, dans le cadre des ACLI1 et de la Caritas de la ville. Nous étions à l’époque de l’immigration massive de travailleurs italiens en Suisse. Ils y étaient engagés en qualité de travailleurs saisonniers, avec un statut juridique sur mesure, garantissant à la Suisse le minimum possible de dépenses d’infrastructures ou d’intégration, et, en conséquence, le maximum d’exclusion sociale pour ces travailleurs italiens. Ils travaillaient principalement dans le secteur du bâtiment, mais aussi dans d’autres secteurs de l’économie. Le concept même de travailleur saisonnier était ainsi exploité à l’extrême.

Je me suis passionné pour cette question et j’ai décidé de l’approfondir en écrivant un livre2 dans lequel j’entendais démontrer que le statut des saisonniers violait au moins 16 articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme et constituait ainsi une condition inique d’extrême pauvreté, en particulier du point de vue affectif et relationnel. Ces travailleurs étaient en effet dans l’impossibilité de réunir leur famille d’origine, à travers le regroupement familial, et il leur était également interdit de créer une nouvelle famille en Suisse. D’un point de vue strictement juridique, ils étaient privés de tous les droits liés au fait de leur résidence en Suisse : ils y vivaient onze mois sur douze mais juridiquement leur statut ne prenait en compte que huit de ces onze mois.

Ce livre fût acquis par le Conseil de l’Europe, et fut à l’origine de la constitution, à Genève, d’un mouvement politique, soutenu par la société civile, en vue de l’abolition du statut de travailleur saisonnier. Le gouvernement suisse fut ainsi contraint à rééquilibrer ce statut, notamment pour lui permettre l’accès au droit de résidence en Suisse.

Hors dignité, hors communauté

C’est dans le cadre de la préparation de ce livre que j’ai eu l’occasion de faire une première rencontre, indirecte et uniquement à travers des documents portés à ma connaissance, avec le Mouvement ATD Quart Monde et avec les écrits du père Joseph Wresinski. J’eus ainsi l’occasion de lire, avec grand intérêt, la préface qu’il avait donnée au livre de Jean Labbens, Le Quart Monde, un livre que m’avait procuré le père Hugues Puel, de la rédaction d’Economie et Humanisme, laquelle avait publié un article sur mes travaux.

Dès ce premier contact, ce qui me frappa dans la pensée du père Joseph Wresinski, c’était son profond respect de la dignité des personnes pauvres ou exclues et l’importance qu’il accordait à la communauté qui était pour lui l’objectif réel à atteindre : la construction d’une véritable communauté humaine, fondée sur une égale dignité de tous les hommes, une égalité dans les droits et les devoirs de tous les citoyens, pauvres ou non pauvres.

Cette pensée fut fondamentale dans la remise en cause des conditions de vie des travailleurs saisonniers italiens en Suisse et dans la manière d’approfondir les rapports entre les saisonniers et les citoyens helvétiques, grâce à l’adoption en tant que concept opérationnel de l’idée de « constitution » d’une communauté.

Il n’était pas difficile en effet de faire le constat que la marginalisation absolue et la privation de tous droits interdisaient aux travailleurs saisonniers d’assumer leurs devoirs et leurs responsabilités, un point fondamental de la définition de la grande pauvreté donnée par le père Joseph Wresinski.

Dans les normes et règlements déterminés par le statut des travailleurs saisonniers, des obstacles infranchissables obligeaient le saisonnier qui voulait garder son emploi dans la durée à se séparer de sa propre famille pour l’année entière.

L’objectif d’une communauté de destin entre les immigrés et les citoyens suisses était ainsi délibérément et irréversiblement bloqué, dès le point de départ, par un statut « protégé » qui, selon la Suisse, devait isoler de la vie sociale tous les travailleurs saisonniers et rendre impossible tout processus culturel d’intégration entre la population autochtone et les travailleurs immigrés considérés comme privés de toute possibilité de transmettre le moindre contenu culturel à d’autres.

La pensée du père Joseph Wresinski, sa foi dans la contribution humaine et culturelle des plus pauvres, la souffrance profonde qu’il éprouvait pour un peuple condamné au silence et à ne laisser aucune trace de lui dans l’histoire, furent pour moi, dès ce moment, des balises qui guidèrent mon observation de ce phénomène des saisonniers.

Certes, nous n’étions pas confrontés à un cas éclatant de pauvreté extrême. Les travailleurs saisonniers jouissaient d’un salaire stable qui, dans les faits, correspondait à leur attente essentielle. Mais les mécanismes de communication avec la population locale, avec les « plus riches » ou les « plus fortunés », pourrions-nous dire, et la non prise en compte radicale de leur dignité personnelle, étaient des éléments clés qui nous aidaient à lire et à comprendre les conditions de vie de ceux qui sont enfermés dans l’extrême pauvreté.

Une source d’humanité

Parmi tous les experts et les acteurs de la lutte contre la pauvreté, dont mon pays est particulièrement et heureusement très riche, je décidai alors de suivre le père Joseph. Je choisis de le prendre comme mon « entraîneur », mon point de référence essentiel pour approfondir la question de l’exclusion tout au long des années qui suivirent, années au cours desquelles je me suis engagé dans des travaux d’études et de recherches sur l’extrême pauvreté en Italie et en Europe. Sans jamais l’avoir rencontré, j’eus accès à sa pensée à travers des rencontres avec les volontaires du Mouvement ATD Quart Monde. Ce cheminement commencé dans les années 70 me conduisit à créer avec d’autres amis, en 1994, un Cercle de pensée Joseph Wresinski à Rome, et à accepter, en 1999, d’être le premier président de la jeune association des amis du Mouvement ATD Quarto Mondo en Italie.

Sans droits, sans toit, sans famille, avec une vie sociale étouffante, les travailleurs saisonniers qui vivaient dans des baraques, n’existant que par leur travail, n’étaient pas considérés, non seulement par les institutions suisses mais également par les responsables de la communauté italienne en Suisse, comme des personnes porteuses d’une culture, donc constructrices potentielles et protagonistes d’une nouvelle communauté.

A cet égard, j’eus, avec les hauts responsables de l’ambassade d’Italie à Berne, des confrontations serrées. Ma conviction personnelle était que même dans ces conditions extrêmes d’enfermement, d’absence de dialogue, de déni de tous droits et responsabilités, une source incompressible d’humanité et de culture émanait de ce petit groupe de personnes qui, bien que privé de tout pouvoir, était occupé à modifier de manière profonde le tissu socio-culturel de la population suisse, contribuant ainsi, de fait sinon de droit, à construire une communauté différente de celle du départ.

Un processus de mutation de la communauté était à l’œuvre, sous nos yeux, mais la « négation préventive » de la possibilité même que les saisonniers puissent, de quelle que manière que ce soit, apporter leurs propres contenus culturels au changement social, étouffait, même si ce n’était apparemment qu’aux yeux du seul peuple suisse, un processus cependant inéluctable.

Il y a là, me semble-t-il, une clé essentielle de la pensée du père Joseph : les plus pauvres sont une part essentielle et active du processus de développement et de changement de la communauté. Mais cette appartenance leur est niée. Aucune trace de leur passage ne prend place dans l’histoire des hommes et surtout leur dignité humaine est niée parce qu’on ne reconnaît pas la qualité de la contribution humaine et culturelle qu’ils pourraient apporter en créant à leur égard des barrières d’exclusion et en les empêchant d’exercer leurs droits et leurs devoirs.

Le cri de douleur qui monte du silence

Le « cri de douleur qui monte du silence des pauvres » qui faisait tellement souffrir le père Joseph, représente à mon sens la synthèse de sa pensée. « Comment ont-ils eu le cœur à nous blesser, à nous mépriser, à nous humilier, à nous faire sentir sans arrêt que nous étions des moins que rien"3, disait le père Joseph en se faisant le porte-parole de la souffrance des plus pauvres. En cette seule phrase, nous trouvons un véritable traité de politique sociale s’attaquant aux racines profondes de l’exclusion sociale et à la difficulté de la dépasser qu’éprouvent nos sociétés modernes technologiquement si avancées à partir de l’instant où elles se trouvent dans une incapacité totale de construire une communauté humaine.

La paix, la justice et le refus de la misère, avant d’être des problèmes de lois et de culture, sont un problème de cœur, de spiritualité : une spiritualité vivante doit inspirer nos lois et notre culture. Sur ce chemin, plus que jamais, le père Joseph Wresinski reste mon guide.

1 Les ACLI (Associazione Cristiana dei Lavoratori Italiani) sont un mouvement d’éducation permanente, d’inspiration chrétienne, présent auprès des

2 Sottoproletariato in Svizzera. 152.000 lavoratori stagionali. Perchè ?  Edizione Coines, Roma, 1971. Une édition française a été publiée en 1972 par

3 Justice au cœur. Conférence publique du père Joseph à Heerlen (Pays-Bas), le 15 novembre 1986. Archives Maison Joseph Wresinski

1 Les ACLI (Associazione Cristiana dei Lavoratori Italiani) sont un mouvement d’éducation permanente, d’inspiration chrétienne, présent auprès des travailleurs italiens en Italie et dans le monde entier

2 Sottoproletariato in Svizzera. 152.000 lavoratori stagionali. Perchè ?  Edizione Coines, Roma, 1971. Une édition française a été publiée en 1972 par les Editions de la Thièle, à Yverdon (Suisse) sous le titre : Sous-prolétariat en Suisse. 152 travailleurs saisonniers. Pourquoi ?

3 Justice au cœur. Conférence publique du père Joseph à Heerlen (Pays-Bas), le 15 novembre 1986. Archives Maison Joseph Wresinski

Claudio Calvaruso

Né en 1939, Claudio Calvaruso, après avoir reçu le diplôme d’assistant social à Rome, a poursuivi des études de sociologie à l’Université de Genève et orienté ses recherches sur les politiques sociales, en particulier les politiques de lutte contre la pauvreté, en Italie et en Europe. Fondateur du Labos, institut de recherche sur les politiques sociales, il a également travaillé dans la haute administration du Ministère de la Santé Publique en Italie.

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