Droits de l'homme et mondialisation

Jacques Ribs

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Jacques Ribs, « Droits de l'homme et mondialisation », Revue Quart Monde [Online], 175 | 2000/3, Online since 05 March 2001, connection on 12 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2193

Entre la Déclaration universelle des droits de l'homme et la loi des marchés qui s'impose à tous et qui semble parfois nier l'Homme, n'assistons-nous pas actuellement à l'affrontement de deux grandes utopies ?

Je crois qu'il faut mettre en relief les contradictions qui existent entre les conceptions de base qui inspirent la démarche de la défense des Droits de l'homme et celles qui président à l'instauration de la mondialisation aujourd'hui.

Toutes les déclarations des droits de l'homme ont été des actes volontaristes, traçant à l'échelle d'un pays le profil de la société, souhaitée. La Déclaration universelle a été un acte majeur de mondialisation : la communauté universelle s'est accordée sur un certain nombre de droits concrets qu'elle a reconnus à chaque individu de la planète, tant à l'égard des diverses puissances publiques que de son prochain. Il s'agit, dans cette Déclaration, de reconnaître à l'être humain, où qu'il se trouve, des droits concrets, universellement définis et acquis. Le dernier alinéa de son préambule dit clairement : « La Déclaration universelle est l'idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations ». L'humanité entendait prendre en main son destin et tracer une perspective claire de ce que devra être à l'avenir la condition de l'homme. La loi, au centre de ce projet, doit en assurer la protection, pour qu'en ultime recours il ne soit pas contraint à la révolte contre la tyrannie et l'oppression. « Les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère ».

Comment définir maintenant ce qu'on appelle aujourd'hui la mondialisation » Ce phénomène s'affirme dans les années 80, pour s'étendre à la planète entière. Son évolution tend non seulement à la solidarité, mondiale des marchés, surtout financiers et des matières premières, mais aussi à une nouvelle division mondiale du travail. Cette division est fondée sur la recherche des coûts de main-d’œuvre les plus bas, sur la puissance accrue des multinationales, l'accentuation des privatisations, le déclin du rôle économique des États, et la recherche d'un langage juridique commun qui tend à être celui de la ou des puissances dominantes. Nous en avons vu les effets en Asie avec les tragiques conséquences que l'on sait sur le monde du travail.

Ce mouvement s'est accompagne d'une théorisation approfondie. Des auteurs comme Friedmann et Hayek confèrent une puissance quasi métaphysique à la loi du marché. Ils en font un acte de foi qui soumet l'humanité à un déterminisme de nature supra-humaine, à une fatalité à laquelle personne ne peut échapper. Ceux qui se réclament du socialisme ne disposent plus que de la possibilité de corriger les effets les plus choquants, au plan de la justice sociale, de cette mondialisation. Ce mouvement repose sur la liberté maximale de l'individu pour lui permettre de jouer pleinement son rôle essentiel d'agent économique sur le marché.

Des divergences conceptuelles essentielles

Théoricien de cette mondialisation, F. Hayek écrit : « C'est une illusion fondamentale de croire que la raison humaine puisse définir des règles d'organisation ordonnées dans un but déterminé... L'homme n'est pas maître de son destin et ne le sera jamais ».

A l'opposé, la Déclaration universelle des droits de l'homme est un projet de société universelle conférant des droits à des individus, projet où l'humanité tout entière s'est accordée pour dessiner le schéma d'une société telle qu'elle la voulait. Il devient évident que nous sommes conceptuellement face à deux démarches tout-à-fait différentes...

Selon la théorie de la mondialisation si la discipline du marché est respectée, tous seront traités également, mais les résultats individuels seront nécessairement inégaux. Il faut donc, selon cette pensée, admettre des inégalités. Celles-ci ne peuvent en aucun cas constituer des injustices, car elles sont l'aboutissement « à la régulière » d'un processus logique. Ce serait gravement fausser le jeu que détourner un flux de richesses vers tel ou telle catégorie de personnes. Dans ce système autogéré, la justice sociale n'a sens ni contenu. On peut à la rigueur admettre que ceux qui sont hors d'état physiquement ou mentalement de participer à ce jeu (tels les vieillards, les handicapés, les malades...) puissent être secourus par l'État, mais pas ceux qui dans jeu économique ont été vaincus. Tous les opérateurs de ce jeu, y compris les salariés, doivent se soumettre à cette loi et ses règles abstraites, avec ses vainqueurs et ses vaincus...

Dans un tel contexte, le règlement des problèmes concrets ne peut résulter que du jeu antagoniste des forces intéressées sans référence ni à un idéal, ni à quelque objectif de gouvernement préalablement établi, ni à la volonté d'obtenir par le je des institutions démocratiques la réalisation d'objectifs déterminés... On peut admettre que l'État fournisse des services collectifs dans des domaines insuffisamment rentables et dans celui de la protection de la vie privée. Mais il suffit de voir ce qui se passe sur Internet en matière de commerce électronique pour s'apercevoir que, face à la loi du marché, la protection des données personnelles recule singulièrement.

Pour une vigilance accrue

En résumé, on est en face de deux grandes utopies, dont nous voyons bien les oppositions et les applications pour la démocratie. La notion de justice sociale est présentée comme antinomique de la grande société fondée sur la seule loi du marché...

Certaines des situations que nous connaissons, que nous déplorons et dont souffrent ceux auxquels vous seriez tentés d'apporter votre aide ne sont pas sans liens avec l'affrontement que nous avons analysé. Je voulais attirer votre attention, car, face à l'extension croissante de cette grande société de la mondialisation, nous devons nous demander : que faire pour sauvegarder le domaine des engagements concrets que contient la Déclaration universelle ? Qu'en sera-t-il des droits économiques et sociaux face à cette loi qui semble rejeter toute disposition normative en la matière ? Le fossé ne va-t-il pas se creuser entre ceux qui détiennent la connaissance et les autres ? Qu'en sera-t-il du milliard d'êtres humains qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, des millions d'enfants contraints de travailler pour un salaire de misère, des 35 000 enfants qui meurent chaque jour de faim, confrontés à cette doctrine qui rejette comme dépourvue de sens toute tentative volontariste de prise en main de son destin par l'humanité ?

Mes propos sont comme un cri. Attention ! Tous ceux qui veulent défendre les droits de l'homme doivent manifester une active vigilance pour que ces derniers ne deviennent pas une simple valeur éthique sans effet pratique. C'est à nous de réfléchir, dans l'intérêt de tous, pour que tous ensemble nous construisions ce que doit être l'avenir.

Jacques Ribs

Conseiller d'État honoraire, président de « Droit et Démocratie » et de « France terre d'asile », membre de la Commission nationale consultative des droits de l'homme et de la Commission nationale informatique et libertés, Jacques Ribs a participé à une conférence-débat sur ce thème le 17 octobre 1998, au Trocadéro (Paris). Le texte reprend des extraits de son intervention.

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