Les sans-papiers issus de la mondialisation

Georges de Kerchove

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Georges de Kerchove, « Les sans-papiers issus de la mondialisation », Revue Quart Monde [En ligne], 175 | 2000/3, mis en ligne le 05 mars 2001, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2192

Si la mondialisation se caractérise classiquement par un mouvement économique accéléré à l'échelle planétaire, elle a pour corollaire immédiat un mouvement de population de la même ampleur. Ceux qui prônent la suppression des entraves du commerce mondial sont partisans - sans doute inconscients - d'un assouplissement des obstacles à l'émigration. Ceux-ci sont nombreux en Europe occidentale qui s'érige en véritable forteresse face aux pressions extérieures.

Aujourd'hui encore se pose la question de savoir dans quelle mesure il faut accorder aux habitants venus de l'extérieur une citoyenneté égale aux habitants de souche. Faut-il traiter l'étranger comme un national ou faut-il le soumettre à certaines incapacités d'ordre politique (droit de vote), économique (droit de propriété limité), professionnel (permis de travail ou accès à la fonction publique), social (droit à une indemnité de chômage ou à un minimum de moyens d'existence) ? Peut-on aller jusqu'à le priver radicalement de tous droits s'il se trouve en séjour illégal ?

Je n'aborderai pas les statuts multiples et complexes des étrangers en séjour régulier, encore que de nombreuses discriminations existent, souvent incompatibles avec la Convention européenne des droits de l'homme (cf. les nombreux arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme qui sanctionnent les violations les plus patentes). Je me focaliserai sur les étrangers dont le statut est le plus précaire : les sans-papiers, ou encore les demandeurs d'asile a priori les moins crédibles selon les critères de la Convention de Genève, les réfugiés dits économiques.

Les clandestins sont tolérés pour autant qu'ils respectent cette règle élémentaire : ne pas déranger, ne rien revendiquer. Très concrètement : ne pas avoir d'adresse officielle, pas de travail déclaré, pas de raccordement au gaz ou à l'électricité, pas d'existence légale ni d'accès aux tribunaux, pas de soins de santé. Se taire et toujours dépendre du bon vouloir plus ou moins intéressé de tierces personnes. En d'autres termes, être taillable et corvéable à merci.

Des clandestins, j'en rencontre beaucoup au fil des réunions tenues avec le « groupe ATD Quart Monde des droits de l'homme à la Gare centrale » et également dans le cadre professionnel. Ce sont donc des visages que j'évoque aujourd'hui.

La mort de Pedro

Il y a quelques années, je fus appelé à la prison par une personne qui avait été à la rue depuis longtemps et qui participait aux réunions de la Gare centrale. A l'époque, elle squattait une maison située à Bruxelles derrière la gare du Midi. On avait exproprié deux ou trois pâtés de maisons pour mettre en service le TGV (train à grande vitesse). Toutes les portes sur la rue et les fenêtres du rez-de-chaussée avaient été murées pour prévenir les occupations sauvages. Peine perdue ! Très rapidement, toute une population squattait ces maisons expropriées. Un Espagnol en séjour illégal y avait été tué au cours d'une rixe. Son corps fut retrouvé dans un vieux puits plusieurs semaines après le drame.

Au cours de l'enquête, la police se rendit compte que des centaines de sans-papiers squattaient ces maisons vouées à la démolition : des Roumains, des Maghrébins, des Polonais, des Albanais, des Pakistanais, des Africains et quelques Belges sans domicile fixe. Les squatters avaient pratiqué des entrées extérieures discrètes, creusé des ouvertures dans les murs mitoyens pour passer d'une maison à l'autre. Une véritable ville dans la ville, interdite, polyglotte et multi-culturelle. Certains de ses habitants semblaient y avoir vécu depuis longtemps à en juger par le degré d'aménagement des locaux. Au nez et à la barbe des autorités, ou plutôt avec leur assentiment passif, puisqu'en réalité ces habitants s'étaient montrés particulièrement discrets jusqu'alors. La mort de Pedro mettait à mal cette discrétion. La nouvelle de la rixe tragique se répandit comme une traînée de poudre et sema une panique quasi instantanée. La police allait inévitablement être mise au courant. On cacha le cadavre dans un vieux puits abandonné puis, du jour au lendemain, toute cette population clandestine empaqueta ses maigres affaires et disparut. Seul était resté ce sans-abri qui eut la malencontreuse idée de s'approprier les quelques outils de la victime. Lorsque, suite à des rumeurs, la police découvrit le cadavre, les soupçons convergèrent vers cet homme qui fut placé sous mandat d'arrêt. Par la suite, on se rendit compte qu'il était sans doute étranger à la rixe.

D'où venaient ces centaines de squatters ? Quelle était leur histoire ? Où ont-ils été ? Qui étaient-ils ? Comment survivaient-ils ? Pourquoi avaient-ils quitté leur pays ? Autant de questions auxquelles il est difficile de répondre.

Ainsi, personne ne s'est aventuré à prédire le nombre d'étrangers qui introduiraient une requête dans le cadre de la loi de décembre 1999 permettant la régularisation de certains séjours illégaux en Belgique. Ils furent près de 40 000, mais c'est sans compter ceux qui n'osèrent pas entreprendre les démarches de crainte de ne pas répondre aux critères définis par la loi et d'être ensuite repérés et expulsés. De ces derniers, on ne sait rien, si ce n'est qu'ils continuent à se terrer, clandestins et anonymes, sans droit ni citoyenneté, et sans doute avec une crainte plus viscérale encore puisque le gouvernement a annoncé une politique d'expulsion beaucoup plus stricte parallèlement à la possibilité de régularisation dans certains cas.

Fatima et Ahmed

Fatima viendra rejoindre son mari en Belgique en novembre 1998. Tous deux sont de nationalité marocaine. Ahmed était en séjour régulier mais il ne pouvait faire venir régulièrement son épouse. Il était lui-même arrivé en Belgique il y a quelques années dans le cadre d'un regroupement familial et la loi interdit le regroupement en cascade. Une exception toutefois en faveur des travailleurs marocains ou turcs avait été négociée par leurs gouvernements respectifs lorsque, dans les années 1960, la Belgique recherchait de la main-d’œuvre étrangère. Ahmed ne répond pas aux conditions prévues : il ne travaille pas et émarge au Centre public d'aide sociale (CPAS.). Fatima est donc victime de cette interdiction du regroupement familial en cascade. Ahmed peut certes se marier avec qui il veut, mais il n'a pas le droit de fonder avec une épouse marocaine une famille en Belgique, aussi longtemps qu'il ne travaille pas. Discrimination proportionnée, assurent les autorités, qui se justifie par l'objectif de limiter l'immigration. Inutile de dire que Fatima ne l'entendit pas de la sorte. Son amour pour Ahmed se moque des règlements et subtilités administratives et ce dernier entend rester en Belgique et y demeurer avec son épouse. Elle se débrouille pour arriver en Belgique et rejoindre son mari. Ils vivent tant bien que mal et le CPAS découvre après quelques mois qu'Ahmed ne vit plus seul. Il cohabite et c'est hautement suspect qu'il ne l'ait pas signalé spontanément. Sans doute veut-il dissimuler une fraude d'autant qu'il se montre extrêmement évasif lorsqu'on lui pose des questions quant à la présence d'une personne à ses côtés. Puisqu'il cohabite sans pouvoir donner d'explication cohérente, le CPAS. revoit à la baisse le montant de l'aide sociale : Ahmed ne reçoit plus que la moitié de cette aide, ses frais étant présumés pris en charge à parts égales par sa mystérieuse compagne.

Ahmed préfère ne pas contester la décision. Ainsi, la situation irrégulière de Fatima entraîne son mari dans le non-droit alors qu'il peut en principe prétendre à une majoration de cette aide qui, diminuée de moitié, ne permet certainement pas à deux personnes de survivre. Quelques mois plus tard, il se laisse entraîner dans des affaires de recel et est arrêté.

Fatima est recueillie par des cousins qui, à juste titre, sont inquiets des risques encourus. En effet, non seulement l'étranger en séjour illégal est susceptible d'un emprisonnement, mais également celui qui l'aide à séjourner sur le territoire national. La solidarité avec un étranger en séjour illégal est érigée en délit !

Lorsqu'elle est recueillie par ces cousins, Fatima est enceinte de six mois. Elle n'a jamais été à une consultation prénatale et se demande avec angoisse comment elle va pouvoir accoucher dans la clandestinité. Paradoxalement, la seule administration pour laquelle elle a une existence officielle est l'administration pénitentiaire qui lui avait accordé un permis de visite pour voir son mari.

Tatiana

Tatiana a 23 ans, elle était infirmière en Géorgie. Sa région est pauvre et ne semble pouvoir donner aucun avenir aux jeunes qui rêvent de l'Occident où tout paraît possible et facile. Dans son village, on parle d'une filière qui permettrait aux jeunes filles de trouver un travail bien payé dans les pays de la communauté européenne. Elle se laisse tenter et accepte de partir en 1998. Un Bulgare parlant russe est chargé de lui faire passer la frontière. On lui fournit de faux documents : officiellement, elle devient l'épouse d'un turc résidant en Belgique. Elle effectue un voyage épuisant dans des conditions invraisemblables avec d'autres jeunes filles qui tentent leur chance. Des journées entières dans un camion bâché. Elle ignore les régions qu'elle traverse et se retrouve en Italie. Alors, ce qu'elle se refusait à croire lui apparaît dans toute son horreur. Les bars, la prostitution forcée, les menaces et les coups. Personne sur qui compter. Le réseau entretient la terreur pour prévenir toute délation ou refus de travail. Un jour, on lui promet derechef monts et merveilles. Elle peut quitter l'Italie et s'établir en Belgique. Un de ses « protecteurs » l'emmène à Bruxelles où elle est obligée de se prostituer de plus belle. On la loue dans des cafés, au plus offrant, comme du vulgaire bétail. L'horreur dure plusieurs mois jusqu'au jour où la police intervient et la libère de l'engrenage infernal. Malgré les assurances données par les autorités, elle continue à craindre pour sa vie et sa famille restée en Géorgie. Elle est prise en charge par une association qui la soustrait à la vindicte de la filière turque.

Une femme afghane

Madame M. a 30 ans et est mère de 4 enfants âgés de 10 à 2 ans. Dans son pays, sa famille, répertoriée comme communiste, a été en partie décimée lors de la guerre des factions qui a suivi le départ des Russes. Elle se terre pendant tout un temps mais elle craint de plus en plus les exactions des talibans et refuse le sort qu'ils réservent aux femmes. Elle se décide de fuir avec ses enfants en passant par le Kirghizistan. Elle arrive en Belgique au printemps de l'année 1999 et demande à être reconnue comme réfugiée politique. Le Commissariat général aux réfugiés et apatrides (CGRA) examine avec circonspection sa candidature. Ramène-t-elle la preuve de persécutions personnelles ? Comment justifie-t-elle la Belgique comme pays d'accueil ? La demande est encore aujourd'hui à l'examen et personne ne sait le sort qui lui sera réservé. Nul doute que les talibans font régner la terreur en Afghanistan et que la dignité et les droits des femmes y sont ouvertement bafoués, mais la Convention de Genève (28 juillet 1951) n'a pas été fondamentalement pensée pour ce type de réfugiés. A l'époque, on envisageait le dissident politique au sens strict ; on avait à l'esprit un intellectuel, écrivain ou poète, portant si possible encore les stigmates de sévices corporels. Ceux qui ont peu ou prou de formation scolaire ont nettement moins de chances d'obtenir une protection. Ceux qui fuient collectivement un système ou la misère qui les opprime sont a priori suspectés d'être des réfugiés économiques. Ainsi, lorsque les Kosovars ont commencé à fuir le régime de Milosevic bien avant l'intervention de l'ONU, rares furent ceux qui purent obtenir le statut de réfugié politique. Ils ne parvenaient qu'exceptionnellement à justifier une crainte de persécution à titre personnel.

La plupart des candidats refusés préfèrent toutefois rester en séjour illégal dans le pays d'accueil car ils savent le sort qui les attend en cas de retour, pire encore que le statut de sans-papiers en Europe occidentale. Pour les autorités, il faut les débusquer car ils veulent profiter d'un système qui n'est pas fait pour eux. Il faut a priori les décourager de solliciter l'asile et surtout éviter que pendant l'examen de la demande, ils ne disparaissent dans la nature. Ainsi, la Belgique a organisé des centres d'enfermement où restent détenus les candidats réfugiés en attente d'une décision sur la recevabilité de leur demande d'asile. Ces centres ont mauvaise presse. Il y a peu, une ville de villégiature se mobilisa, maire en tête, pour éviter l'implantation sur son territoire d'un tel centre qui ne pouvait que déprécier son image aux yeux des touristes.

Sans invoquer expressément le « seuil de tolérance », l'arrêté royal du 23 décembre 1994 organise la « répartition harmonieuse » des réfugiés à travers le pays. On ne leur assigne pas encore une résidence - ce serait contraire à la Convention de Genève - mais on leur assigne une commune comme lieu obligatoire d'inscription. Il n'est donc pas rare qu'un réfugié habite à Bruxelles mais émarge à un CPAS. d'une commune située en province, avec tous les frais de déplacement que cela implique inévitablement.

Mondialisation et cohésion

Si le monde devient un grand village, continuerons-nous à tolérer que certaines rues restent gangrenées par la misère, alors que d'autres respirent l'opulence ? Faut-il multiplier les miradors et les barbelés pour protéger ces dernières de l'exode des populations pauvres, comme en Afrique du Sud au temps de l'apartheid ?

Une nation indifférente à la cohésion sociale est menacée tôt ou tard d'imploser par la révolte ou l'émeute ; elle condamne ses membres les plus faibles à l'errance ou à la mendicité. De même, une mondialisation qui ne se soucie pas d'une cohésion entre pays ou  continents ne peut que provoquer des mouvements brutaux de population et condamner les personnes déplacées à vivre dans une clandestinité indigne.

Quel statut réserver à ces millions de personnes qui, dans le monde, tentent leur chance ailleurs ? Faut-il maintenir des différences ? Oui, peut-être, mais dans le respect absolu des droits de l'homme. A cet égard l'Europe, aiguillonnée par certains arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, a été amenée à aménager sa législation ces dernières années.

Le droit au mariage (article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme) pour un sans-papiers est de plus en plus reconnu, pour autant certes qu'un des époux soit régulièrement inscrit dans les registres de la population, encore que l'autorité se réserve le droit de procéder à des vérifications préalables afin de prévenir d'éventuelles fraudes. Ainsi la méfiance à l'égard des sans-papiers justifie des entorses au respect de la vie privée et familiale.

Au nom de l'interdiction absolue de la torture et des traitements inhumains et dégradants (article 3), certains sans-papiers sont devenus légalement inexpulsables. Ainsi en est-il pour des raisons de santé1 ou pour le risque encouru dans le pays de destination2.

Même valse hésitation à propos de l'octroi aux sans-papiers de l'aide sociale pourtant censée permettre « à toute personne de mener une vie conforme à la dignité humaine » (article 1 de la loi du 8 juillet 1976). Le sans-papiers ne serait-il donc pas une personne humaine à part entière et dès lors moins digne de respect ? Question redoutable qui met en évidence l'embarras et les contradictions d'une société se voulant respectueuse des droits de l'homme, mais qui est dominée par l'idée que nos pays ne peuvent devenir le réceptacle de tous les pauvres du monde.

Ces contradictions ne pourront que s'amplifier à défaut d'une meilleure cohésion des peuples et des pays au niveau mondial.

1 Une personne atteinte du sida au stade terminal ne peut être expulsée vers la Jamaïque - voir arrêt D. contre Royaume-Uni du 2 mai 1997.
2 En l'espèce la Somalie - arrêt Ahmed contre Autriche, 17 décembre 1996.
1 Une personne atteinte du sida au stade terminal ne peut être expulsée vers la Jamaïque - voir arrêt D. contre Royaume-Uni du 2 mai 1997.
2 En l'espèce la Somalie - arrêt Ahmed contre Autriche, 17 décembre 1996.

Georges de Kerchove

Georges de Kerchove est avocat au Barreau de Bruxelles, président du Mouvement ATD Quart Monde Wallonie-Bruxelles et éditeur de la revue Droit en Quart Monde.

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