Benoît Reboul-Salze : Que représente pour vous, au Québec, la marche du 17 octobre ? Quelles forces cela vous donne ? Comment cela engage vers l’avenir ?
Yvette Bélanger : Quand on marche en silence, pour nous, c’est pour ceux qu'on n'entend jamais. C'est une journée qui nous aide à rester debout toute l'année. On marche en silence pour ceux qui vivent des situations difficiles, qui n’ont pas de place dans la société, qui sont laissés pour compte.
Guy Demers : Comme marcher en présence.
Y.B. : Si on parle avec quelqu’un, cela peut être différent, quelqu’un peut parler pour être plus à l’aise aussi, parce qu’il n’est pas bien dans son silence. Marcher en silence c’est comme marcher en parlant, en criant, en pleurant. Marcher en regardant le sol, marcher la tête haute, cela a toutes sortes de significations.
B. R.-S. : En fait, ce que vous nous dites-là, c’est que le silence ouvre des espaces de parole pour les plus pauvres. Les gens vont prendre la parole dans le silence. Ils vont être écoutés parce que le silence est là.
Y.B. : C’est sûr que le silence parle. Quand on s’aventure comme cela en marchant à côté d’un pauvre, on risque de perdre quelque chose, de ne plus avoir d’amis. On fait le silence à côté de ces gens-là parce qu’on les accompagne dans leur douleur. Dans leur refus ou même le fait qu’ils sont au bout, qu’ils n’ont plus le goût de se battre. Moi je trouve que le silence parle beaucoup. C’est un silence qui parle profondément. Le 17 octobre que nous avons passé dans le froid, dans la neige, cela venait nous chercher. Au fond de nous autres il y avait des larmes. À écouter ce silence-là, cela nous donnait le temps de réfléchir à ceux qui n’étaient pas-là mais qui auraient voulu être là. En faisant le silence, cela amène plein de questionnement chez beaucoup de gens, travailleur social, organisateur communautaire, retraité ou autre. Ces gens qui marchent, qui ne prennent pas la parole, ils sont en train d’intérioriser ce que cela veut dire : ne jamais prendre la parole. Ce qu’ils vivent est profond. Cela va laisser un espace pour mieux écouter à l’avenir.
G.D. : Derrière la pauvreté on découvre un visage, une personne. Cela peut amener à s’engager autrement.
Y.B. : C’est sûr que différentes personnes de divers milieux marchent ensemble. Il y a des gens qui se rendent compte maintenant que les personnes pauvres peuvent leur apporter quelque chose d’important, des connaissances. Ce n’est pas vrai qu’il n’y a rien à faire avec ces personnes-là.
G.D : Dans ma région, il n’y a pas encore beaucoup de pauvres qui se mélangent à cette marche. C’est un milieu rural. Ils vivent très isolés, ne sortent pas. Les gens qui sont du côté d’apporter quelque chose aux pauvres n’ont pas trop de difficulté à marcher dans la rue, mais les pauvres eux, c’est autre chose. Combien d’années d’histoire faut-il pour y arriver ?
Y. B. : Dans le cas de C…, cela a pris dix ans avant qu’elle vienne au Carrefour ATD Quart Monde à Rouyn-Noranda. Des gens sont laissés pour compte, on ne s’occupe pas d’eux. On se pose des questions. Il faut du courage pour aller marcher.
B. R.-S. : Les gens ne vont pas marcher seulement parce qu’ils vivent en eux cette Journée, mais parce qu’ils sont d’accord pour le faire savoir publiquement. Les gens qui vous rejoignent cela a d’autant plus de poids qu’ils sont identifiés.
Y.B. : Effectivement, il y en a. C’est vrai chez nous aussi. Il y a bien des pauvres qu’on aimerait voir venir marcher et qui ne viennent pas. Ils ont peur ou ne veulent pas être identifiés. On est une petite région. Les pauvres parmi les pauvres, les plus pauvres comme on dit, c’est dur d’aller les chercher.
B. R.-S. : Comment essayez-vous de faire ?
Y.B. : J’ai toujours dit : "On y va, viens !" Moi, il y a des gens que je voudrais voir venir marcher avec nous. Je les invite à chaque année. Ce n’est pas évident. C’est un travail de longue haleine. Mais j’y crois. Chaque fois je pense au Père Joseph. Cela a duré. Un pas à la fois.
B. R.-S. : Le fait de savoir qu’il y a d’autres lieux, au Québec et dans le monde, où on marche le 17 octobre, est-ce important pour vous ?
Y.B. : On le dit. Cela peut être déprimant de voir que notre groupe est tout petit. Mais quand on sait que des millions de gens se rassemblent à travers le monde en même temps que nous, ça c’est une force, c’est un plus. Cela me donne du courage, de l’énergie.
B. R.-S. : Comment expliquer que cette Journée, son esprit, rejoignent autant, aujourd’hui, des Québécois comme des habitants d'autres provinces ? Dans beaucoup de lieux, vingt-trois l’an dernier, on a marché en silence le 17 octobre. Cela m’impressionne.
Y.B. : La misère, personne n’est à l’abri de cela. Beaucoup de personnes doivent quitter la région parce que cela ne va pas bien. Il n’y a pas de lieu où il n’y a pas de misère et de pauvreté. Alors cela remet forcément les gens en question, cela les oblige à réfléchir, à s’asseoir, à prendre des décisions. Ça nous oblige à poser un geste. Si tu es contre la misère et la pauvreté, tu veux faire quelque chose, tu veux marquer le 17 octobre. Quand tu es convaincu à ce point-là, tu marcherais tout seul s’il le fallait, même s’il n’y avait plus personne.
G.D. : Il faut quelque part une implication personnelle dans tout cela.
Y.B. : C’est engageant de marcher à côté des plus pauvres. C’est dérangeant. Cela peut venir t’interpeller pour prendre une décision de changer quelque chose. Mais on va bâtir la paix, si ensemble on décide qu’on est une force, dans un même peuple, et marcher ensemble à côté des plus petits.
G.D. : Si tant de personnes viennent marcher, c’est qu’ils ont accepté d’être dérangés. Le défi est de réaliser cette union.
Y.B. : Ils se sentent concernés par la cause. De plus en plus de gens se sentent concernés par la situation. Cela ne se fait pas facilement. Il faut oser.
G.D. : Le 17 octobre est une histoire. C’est une manière d’être fidèle, de respecter l’espoir des plus pauvres. Est-ce qu’on a découvert la force du mouvement des pas ? La marche du peuple qui a bâti notre pays.
Y.B. : La phrase qui est inscrite sur la Dalle, on ne peut pas ne pas réagir à cela. Un jour si tu laisses venir ces phrases-là… Quand je pense au père Joseph et aux cent mille défenseurs des Droits de l'homme réunis le 17 octobre 1987 à Paris, c’est grandiose. On parle au monde entier. On n’est pas tout seul. On ne peut pas ne pas réagir. C'est une date qui est sacrée.
G.D. : Une foi partagée. Ce mot de Fernand Dumont s’applique bien, selon moi, à ce qui fonde notre action commune avec les plus pauvres au Québec et dans tout le pays depuis des années. C’est ce que nous manifestons depuis des années avec fermeté et d’une manière toute particulière le 17 octobre. C’est devenu le centre de notre action collective pour éliminer la pauvreté avec les plus pauvres.
Le cri des oubliés
Qui peut entendre le cri des oubliés ?
Qui n’est pas fait pour l’oreille trop fière
Tous ces gens que l’on n'a jamais nommés
Et qui pourtant ont façonné la terre
Qui peut entendre le cri des oubliés
Cri qui s’élève du fond de la mémoire
Tous ces pas qui sont restés gravés
Et tous ces bras qui ont fait notre histoire.
Qui nous dira le courage de ces gens
Tous ces bâtisseurs anonymes
Criez ! Rivières, les pierres et les champs
La misère de ces familles
Au nom de quelle liberté
A-t-on voulu tuer leurs rêves
Et leurs cœurs et leurs voix.
Écoutez tous, ce cri des oubliés
Cri de l’enfant, de la femme ou du père
Ton cri à toi, qu’on n'a jamais nommé
Et qui pourtant façonne notre terre
Écoutez tous, ce cri des oubliés
Brisons le silence de la mémoire
Ce mur qui ne pourra plus résister
À tous ces bras qui font notre histoire.
Carrefour ATD Quart Monde de Rouyn-Noranda.