C’était il y a longtemps. Je travaillais à l’alphabétisation dans un bidonville de Beyrouth, la Quarantaine. Je m’essayais à appliquer la méthode de Paulo Freire à une population de jeunes femmes chiites venues d’un Liban Sud sinistré sur le plan sécuritaire comme dans son économie. Le fruit amer de la guerre civile mûrissait. Les planteurs de tabac du Sud cherchaient à se faire entendre et nous allions avec nos alphabétisées participer à leurs manifestations. C’est dans cette expérience que j’ai rencontré une interrogation qui s’est plantée en moi : peu de chrétiens motivés dans leur foi aux côtés des appels des pauvres. Pire : le chrétien engagé dans une action pour les droits de l’homme a tendance à s’éloigner peu à peu de sa foi. Jeune religieuse franciscaine, je ne pouvais pas sortir indemne de cette expérience.
Continuant à avancer, je devais me demander : « Qui est Dieu ? Qui est-il pour moi ? » Et là, il s’agissait d’être vraie. Je ne me posais pas tant la question : pourquoi le pauvre ? qui est-il pour moi ? Parce que le pauvre me parlait directement du cœur de moi-même, de mon humanité faible et fragile, forte et solidaire, goûtant la gratuité et l’ouverture. Les hauts faits des grands, des « leaders », allaient nous entraîner bientôt tous dans les malheurs de la guerre. C’est d’eux que parleraient plus tard les livres d’histoire, alors que tous les pauvres au quotidien continuaient la survie de l’humanité.
Mais Dieu dit à Moïse : « J’ai vu la misère de mon peuple », « Va ». L’un et l’autre, ils ont marché avec le peuple de misère. Cette parole de l’Ecriture sainte m’a souvent soutenue et accompagnée. C’est la parole d’un Dieu libre à un homme libre. C’est de cette façon que je suis restée en quête de Lui.
Aller vers les lieux où se fait palpable l’impuissance des personnes et des groupes à qui est refusé tout pouvoir, en rencontrant leur liberté luttant au quotidien contre le destin, dans cet échange j’ai reçu un précieux cadeau : le souvenir dangereux de Jésus, de ses horizons larges, de son ouverture, de son Père et de son royaume qui sont là où nous vivons. Oui, j’ai reçu des horizons nouveaux, une ouverture, un émerveillement qui m’ont donné une autre compréhension ou expérience de Dieu.
Comme le dit saint François à la fin de sa vie, rappelant sa rencontre décisive avec le lépreux : « Ce qui m’avait paru si amer fut changé pour moi en douceur de l’âme et du corps. »