Lorsque l’on aborde le monde des pauvres, il y a deux manières de procéder. D’une part si quelqu’un vient nous dire : j’ai faim, j’ai soif, je n’ai pas de quoi me vêtir, je suis malade, je suis étranger, la première réaction doit être de lui porter secours, quoi qu’il puisse en coûter. C’est un ferme commandement du Christ : « Chaque fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Matthieu 25,40). Nous voyons ainsi que porter secours au pauvre est un devoir de première nécessité à l’égard de notre prochain, un devoir que les Eglises orthodoxes n’ont pas toujours su remplir au cours de l’histoire, reconnaissons-le. Telle est la première dimension de cette action, qui est une dimension sociale, pour permettre à chacun d’épanouir, autant que faire se peut, sa condition de vie.
D’autre part il y a dans les paroles du Christ qui nous appelle à nous porter vers les plus pauvres, une dimension métaphysique : « C’est à moi que vous l’avez fait ». On passe du plan éthique, absolument primordial - secourir le malheureux - au plan métaphysique où Dieu lui-même est impliqué, puisque nourrir le plus petit des ses frères c’est nourrir Dieu lui-même et que cet acte de charité accompli sur terre peut avoir des répercussions même dans le ciel.
La dimension métaphysique a son importance. Il y a en l’homme une nostalgie d’un monde de bonheur universel, une sorte de paradis terrestre, une nostalgie de la félicité originelle à l’aube du temps qui, aux yeux des croyants, a laissé une marque indélébile dans son âme depuis l’exil de l’Eden. Mais une question cruciale se pose : essayons d’imaginer que toute pauvreté est définitivement éradiquée dans le monde - hypothèse, hélas, bien improbable dans un avenir proche - que va-t-on faire ? Comment vivre, quel sera le sens de la vie ? L’homme en proie à une cruelle pauvreté, lorsque je lui tends la main pour le sortir du bourbier, donne du sens à ma vie. Mais le jour où les malheureux auront disparu, comment vivra-t-on ? Y aura-t-il d’autres sortes de malheurs ? C’est peut-être par là que l’idéologie marxiste, pour n’avoir pas su mettre du sens dans son projet de paradis terrestre, a échoué. La seule notion de bonheur ne suffit pas. La mondialisation, à base de capitalisme, saura-t-elle faire mieux ? Rien n’est moins sûr. Le bien-être matériel ne saurait à lui tout seul combler les aspirations profondes de l’être. Car il y a l’inévitable dimension tragique de la vie, ainsi que l’angoisse de la mort.
Des diverses formes de pauvreté
Par ailleurs, il convient d’élargir le concept de pauvreté bien au-delà du plan purement matériel qui garde, on ne le dira jamais assez, toute son urgence prioritaire. En voici quelques exemples : Jean Sullivan raconte dans un livre l’histoire d’un ingénieur hautement qualifié, qui travaille au sein d’une équipe pour fabriquer des machines ultra perfectionnées, et se lamente : quel est le sens de ma vie dans cette production de haute technologie ? qui pourrait m’enseigner pourquoi et comment vivre ? Ici, c’est la pauvreté du sens. Il arrive que des jeunes de banlieues, incapables de dire ce qu’ils ressentent parce qu’ils n’ont pas reçu une éducation scolaire adéquate qui leur permettrait de s’exprimer, ne trouvent que dans des actes de violence le moyen d’expliquer leur révolte. Ici, c’est la pauvreté de la parole. D’autres s’adonnent à la drogue - parmi eux des êtres d’élite, ultra sensibles - , ou se suicident, faute de pouvoir s’insérer dans la société telle qu’elle est. Ici, la pauvreté est une incapacité d’adaptation dans un monde ressenti comme terrifiant. Un prêtre orthodoxe s’est beaucoup investi dans une association catholique, « Aux captifs la libération », dont les membres vont au-devant des gens dans les rues, quel que soit leur état de vie, allant de celui de mendiants à celui de prostitués. La prostitution féminine mais aussi masculine ont été en forte augmentation ces dernières années. Le corps est à vendre. Ici c’est la pauvreté de l’être, la pauvreté sexuelle. La communauté religieuse de San Egidio à Rome, avec ses ramifications internationales, organise des tournées le soir dans certains quartiers de Paris, pour aller à la rencontre des sans abri, y distribuer des sandwichs. Des jeunes orthodoxes consacrent une partie de leurs soirées à cette activité, et reconnaissent bien volontiers que leurs échanges avec ces gens de la rue sont, pour eux, une source d’enrichissement humain. Des temps de recueillement sont également organisés où catholiques et orthodoxes se joignent dans une prière commune. Ici la pauvreté est celle du tout-venant, celle de toujours que chacun peut rencontrer sur sa route. L’association Montgolfière, présidée par une femme médecin orthodoxe, a pour but d’assister les demandeurs d’asile et de les aider à défendre leurs droits. Des orthodoxes collaborent aux activités de cette association, qui a créé des réseaux de solidarité (les « nacelles ») et reçoit un soutien financier de la part de certaines paroisses. Parmi celles-ci, la communauté du Mans qui a mis sur pied des moyens pour porter assistance aux immigrés sans tenir compte de leurs origines ou de leurs croyances. Le 20e siècle a connu d’énormes transferts de populations de par le monde, qui se prolongent aujourd’hui, chez nous, avec les flux migratoires. A la pauvreté matérielle de ces demandeurs d’asile s’ajoute une alarmante incertitude concernant leur régularisation, ou non, sur le sol français. Ici, la pauvreté, c’est l’absence d’un « chez soi ». Si l’on accepte ces exemples, les multiples usages du mot « pauvreté » proposés ici, il saute aux yeux que bien des domaines restent à explorer.
Les orthodoxes en France : venus de l’immigration
La naissance de l’Eglise orthodoxe en France remonte à l’époque des grandes tragédies du 20eme siècle : réfugiés grecs au lendemain de la guerre entre la Grèce et la Turquie, émigrés russes chassés par la révolution bolchevique. D’autres vagues se succéderont à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à la chute du mur de Berlin et au-delà, avec notamment de nouveaux flux migratoires issus des pays de l’Est ou du Proche-Orient. Très minoritaire, cette Eglise qui compte moins de trois cent mille fidèles et doit faire de gros efforts pour s’implanter, n’est pas en état de fonder une organisation sociale de grande envergure. Elle contribue à une mise en alerte des esprits par divers moyens, en particulier ceux énumérés ci-dessus, et à travers la « Commission sociale » de l’assemblée des évêques orthodoxes, créée il y a quelques années. Dans la mesure de ses capacités, elle est partie prenante dans le drame humain de la pauvreté, en particulier celui généré par la présence de l’étranger immigré, dans un esprit d’humanisme religieux. Ainsi, un théologien orthodoxe a activement accompagné la Cimade dans les premiers temps de sa création ; ensuite des aumôniers et des équipiers – dont l’auteur de ces lignes – ont travaillé dans cette association fondée au départ en 1939 pour apporter assistance matérielle et spirituelle auprès des « évacués » – déjà des immigrés ! – chassés par les opérations militaires. Aujourd’hui, bien des actions sont menées, ici ou là, de façon ponctuelle ou durable, parfois très discrètement, parfois au sein d’associations œcuméniques comme l’Acat, qui organise des campagnes de signatures pour la libération des torturés, des veillées de prières ou de silence afin d’établir une communion spirituelle avec ceux qui souffrent derrière les barreaux. Le scandale de la pauvreté, dans un monde asservi à ce que dom Helder Camara appelait « la spirale de la consommation », où sévit un désir de jouissance illimitée, a tragiquement encore de beaux jours devant lui.
Des voix dans le désert
La pauvreté, en effet, reste une des constantes de l’histoire des hommes, indissociable d’une anthropologie marquée, comme disait Pascal, par « la misère de l’homme sans Dieu ». Lorsque le prophète Elie, il y a près de trois mille ans,, demande un peu de nourriture à une veuve, celle-ci lui répond qu’avec le peu de farine et d’huile qu’il lui reste, elle va faire une dernière galette pour elle et son fils : « Nous mangeons, après quoi nous mourrons ». Déchirante parole, jaillie dans la nuit des temps, parole de résignation désespérée mais toujours actuelle.
La pauvreté a un fondement métaphysique. Le Christ était pauvre : « Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’homme n’a pas un lieu où reposer sa tête », dit-il. C’est dans le dénuement complet, dans la nudité, qu’il sera mis en croix. Saint Paul écrit que « Jésus-Christ pour vous s’est fait pauvre, afin que par sa pauvreté vous soyez enrichis ». Lui-même défend âprement le droit des pauvres, des miséreux, qui doivent être toujours accueillis, consolés, guéris. Dans la Bible, Dieu est le seul possesseur du monde qu’il a créé et qu’il a donné aux hommes avec toutes ses ressources pour le faire fructifier. Ils sont dans le monde comme des intendants, non comme des propriétaires avides de posséder. Dans ce sens, il faut qu’il y ait des riches, non pour qu’ils restent confortablement assis sur leur tas d’or, mais pour qu’ils puissent porter assistance à ceux que le destin a plongés dans le dénuement.
L’histoire est jalonnée de voix prophétiques, trop souvent prêchées dans le désert, depuis le prophète Isaïe jusqu’à l’abbé Pierre. Par la voix du prophète Isaïe, Dieu demande de « rompre les chaînes injustes, renvoyer libres les opprimés, partager son pain avec l’affamé, héberger les pauvres sans abri, vêtir celui qui est nu… ». Un vrai programme pour une association comme ATD Quart Monde, et ce il y a environ deux mille huit cents ans ! Saint Jean Chrysostome a payé de sa vie les critiques cinglantes qu’il faisait sur le train de vie fastueux, au 4e siècle, de la reine Eudoxie et de la cour impériale. Paradoxalement, les rôles peuvent s’inverser. Un personnage d’un roman de Soljenitsyne (Le premier cercle) lance à la figure de l’officier qui le tient en détention forcée : « Je ne crains plus rien, vous m’avez tout pris, ma femme, mon métier, mes amis, je suis pauvre comme Job mais une dernière chose me reste, hors de votre atteinte, ma liberté intérieure, cette liberté que vous avez perdue, vous qui tremblez à chaque instant devant vos supérieurs ». Ambroise de Milan (4e siècle) était connu pour ses diatribes contre les riches : « La terre a été établie en commun pour tous, riches et pauvres, pourquoi vous arrogez-vous, à vous seuls, riches, le droit de propriété ? La nature ne connaît pas les riches, elle qui nous enfante tous pauvres… ». « Plus tu possèdes et plus tu désires […] tu crois toujours manquer d’autre chose », écrit-il ailleurs, en démasquant cette passion de l’avoir qui désintègre l’être même de l’homme.
En face de Dieu, seul possesseur du monde, nous sommes tous des pauvres. Or parfois, tout peut basculer, et alors Dieu lui-même se présente comme pauvre. Pauvre de quoi ? Pauvre de l’amour de l’homme, pauvre de l’amour qui se porte au secours du plus petit de ses frères. Dans ce sens, Dieu prend place à côté des immigrés, sollicitant un droit d’asile dans ce monde. Un théologien byzantin du 14e siècle, Nicolas Cabasilas, allait jusqu’à voir Dieu comme un « mendiant d’amour » qui se tient à la porte et qui frappe : « Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je souperai avec lui, et lui avec moi ». Cette porte, ne serait-ce pas la porte de notre cœur ?