L’un des mythes les plus tenaces qui s’attache au monde juif est celui de « l’argent roi ». N’est ce pas le veau d’or que les Hébreux ont adoré sitôt libérés du pays d’Egypte, de la maison des esclaves ? Et que dire de Judas, de Shylock, sans parler de « La Question Juive de Marx » ou pire encore des « Protocoles des Sages de Sion » ? Cependant le mythe éloigne de la réalité. Il y trois ans le meurtre à Paris du jeune Ilan Halimi a été, en un sens, un meurtre imputable à cette mythologie. Ses tortionnaires étaient persuadés qu’après l’enlèvement de leur victime, ils n’auraient aucune peine à « faire cracher » une rançon à sa famille puisque la communauté juive, n’est-ce pas ?, roule sur l’or. On sait ce qu’il advint. Depuis, l’auteur présumé du meurtre attend d’être jugé. Ce jugement sera d’une particulière importance. Il devra permettre d’une part de mieux comprendre pourquoi et comment ce crime a été perpétré et d’autre part de mieux connaître la réalité quotidienne de la communauté à laquelle appartient la famille d’Ilan Halimi et les difficultés quotidiennes qu’elle partage avec des millions de ses concitoyens. Parce que - faut-il le rappeler ? - les membres de la communauté juive de France, citoyens depuis 1791, sont également des membres intégrés de la société française. Ses difficultés sont les leurs et la « crise » - décidément interminable - que celle-ci vit depuis plus de trente ans ne les épargne guère. Les Juifs de France doivent eux aussi faire face à la précarité, au chômage, au déclassement social et au risque de clochardisation. Des difficultés analogues n’épargnent pas non plus la société israélienne qui connaît, de son côté, depuis le début des années 90 une profonde transformation de son « modèle » économique. Pourtant, ni en France, ni en Israël, la résignation n’est de mise. Il faut alors rappeler quelles sont les valeurs sollicitées par l’extension de cette pauvreté, et même de cette grande pauvreté, et ensuite expliquer comment ce fléau est combattu.
Les valeurs et les règles
La foi du peuple juif se fonde sur sa Loi, que désigne le mot Thora. Celle ci s’explicite à un premier niveau dans le Pentateuque, dans les cinq livres attribués à Moïse : le H’oumash. Or, dans ces cinq livres-là, non seulement la pauvreté est considérée comme un fléau social auquel il ne faut certes pas s’habituer mais elle est considérée comme une négation de l’œuvre divine elle même, comme une défiguration de la Création. Si la pauvreté se caractérise par le manque de biens indispensables aux fonctions de simple survie : manger, boire, se vêtir, se loger, cette pauvreté-là n’est pas inhérente à la création divine. Dès le commencement, l’Humain (Haadam) est situé en un site vital et fécond : le Jardin d’Eden (Gn 2, 15). En ce lieu abondamment irrigué, il lui est loisible de consommer de tout aliment compatible avec sa nature, sans aucune restriction. L’unique interdit porte sur les fruits d’un seul arbre jugé toxique mais cet interdit n’est lié à aucun rationnement de caractère économique, à aucune rareté qui proviendrait de la stérilité du site. Les deux lois constitutionnelles du jardin d’Eden, que l’Humain devra observer scrupuleusement, sont de le préserver et de le transformer. Ces deux lois sont indissociables. La préservation des ressources du site interdit qu’on les gaspille ou qu’on les pollue. Leur transformation exige de l’Humain qu’il ne se fige pas d’avantage dans le rôle d’un consommateur passif. C’est pourquoi, au passage, les Patriarches s’avèrent patients chercheurs d’eau vive. Ils n’attendent pas que la pluie tombe pour faire réserve d’une eau si rare qu’on ne voudrait pas avoir à partager. L’être humain est présumé créateur et c’est en ce sens précis qu’il porte le sceau de la semblance divine. Ce même sceau emporte une autre interdiction : celle de l’esclavage. Le Décalogue promulgué au Sinaï énonce cette autre loi de vie qui complète celle du Jardin d’Eden (Ex 20, 2). Pendant les six premiers jours de la semaine, l’Humain s’adonnera à son œuvre. Le septième jour sera dévolu à la réflexion. Cette législation est de portée universelle. Par elle l’esclavage est aboli dans son principe et l’ Humain se voit rétabli dans sa capacité créatrice laquelle implique d’une part qu’il soit en mesure de travailler, d’œuvrer, d’autre part qu’il ne s’aliène pas à son travail non plus. Au demeurant le septième jour s’inscrit dans deux autres cycles plus amples : celui de l’année chabbatique - l’année 2008 en est une - et celui du Jubilé. Durant l’année chabbatique, la propriété privée n’est pas abolie mais mise en suspens. Chacun et chacune est libre d’entrer dans la propriété d’autrui afin de s’y sustenter autant que de besoin, naturellement sans déprédation ou désir de spoliation. C’est lors de l’année jubilaire, du Yovel, proclamée tous les cinquante ans, que la propriété doit retourner au Créateur et que la société concernée, sans repartir de zéro, se donne un nouveau départ, refait l’expérience de la Genèse. D’où les dispositions majeures du droit hébraïque qui rendent effective cette vision de la Création et de l’Humain. L’injonction du Deutéronome ne souffre aucune ambiguïté : « Il n’y aura pas chez toi de pauvre (evyon ) » (Dt 15, 7 et sq). D’aucune manière, si la pauvreté apparaît, elle ne doit devenir une habitude, être intégrée dans le paysage, engendrer une accoutumance. La pauvreté n’est pas un méfait naturel. Elle ne s’inscrit dans aucun« ordre des choses ». Elle résulte d’une transgression par l’homme des principes fondamentaux qui régissent la Création vis à vis de son Prochain. De ces principes s’ensuivent toutes les dispositions du droit social et de l’éthique hébraïques qui concernent aussi bien le citoyen hébreu, le « ezrah’ » que l’étranger, le « guer ». Face à la pauvreté, au scandale qu’elle constitue, une disposition d’esprit est avant tout requise : l’ouverture, comme le prescrit la législation deutéronomique : « Ouvert, tu ouvriras ta main ». L’ouverture de la main, organe de la prise et de l’emprise, de la saisie et de l’appropriation, est rarement spontanée. Elle est consécutive à l’ouverture de l’esprit, à la capacité de se déprendre de la mentalité individualiste et possessive à la fois. L’état d’esprit contraire est qualifié par la législation biblique de « bliyaâl » Ce terme désigne l’être sans foi ni loi pour lequel le mot « autrui » est une obscénité et celui de « prochain » un vocable aberrant. Deux termes au moins désignent alors le pauvre dans le droit et dans l’éthique hébraïques: « dal » et « ebyon ». « Dal »désigne l’être sans protection, le miséreux, condamné à toutes les formes de stérilisation individuelle et de déchéance sociale. « Ebyon » désigne également le pauvre mais dans sa potentialité de révolte, celui qui érige la société qui le maltraite en ennemie intime. Par suite, il n’aura de cesse que de la renverser sans toujours savoir d’ailleurs quelles suites donner à sa colère. C’est pourquoi face à la pauvreté ainsi entendue le droit et l’éthique hébraïques promeuvent la « tsédaka ». Ce terme est difficilement traduisible. Il n’a rien de commun avec ce que l’on entend habituellement par charité, si celle-ci s’accommode de la mendicité. Il se rapporte plutôt aux concepts de justice et de compassion active qu’il conjoint. L’appauvrissement, la chute dans la misère, quelles qu’en soient les causes, objectives ou subjectives, constituent une rupture du principe divin selon lequel un être humain n’a pas moins de valeur absolue qu’un autre être humain . Par suite, la « tsedaka » vise à rétablir un être chu et déchu dans sa qualité et sa dignité de créateur .Quiconque accomplit les actes et les gestes correspondant à un tel rétablissement est considéré à l’égal d’un « goël », d’un rédempteur, autrement dit d’un sauveur ou, à tout le moins, d’un sauveteur. D’où le geste électif qui correspond à cette attitude : non pas, ou pas seulement, le don caritatif mais le prêt envisagé dans sa teneur économique et sa visée sociale. Le prêt, « l’alvaa », ne se réduit pas à une opération financière ou bancaire. Le mot hébreu est construit sur la racine « lev » qui désigne le sacerdoce lévitique, le devoir d’accompagnement des êtres en danger hors de la zone périlleuse, qu’il s’agisse d’un terrain vague ou d’une époque de détresse. Et s’il advient que cette fonction souffre carence, que le pauvre en appelle directement à Dieu et que celui-ci « donne sa Face » sur la société où l’égoïsme et l’avidité se sont substitués au Décalogue, alors il se pourrait que les jours de cette société-là, qui ne mérite plus son nom, soient comptés.
Les réactions et initiatives
Ces principes rappelés, comment sont-ils mis en œuvre et en premier lieu le sont-ils ? La question peut paraître brutale. Elle doit tout de même être posée. Toute l’histoire sociale des proches siècles passés montre à quel point l’éthique, religieuse ou non, peut se dégrader en idéologie, autrement dit en déclaration de bonnes intentions non suivies d’actes probants. L’on ne dira jamais assez à quel point les démocraties contemporaines souffrent d’un décalage croissant entre les valeurs affichées (l’égalité, la justice, la solidarité) et les conduites réelles. Dans la communauté juive de France, la mobilisation est permanente à ce propos. On l’a souligné : les membres de cette communauté font partie intégrante de la société française. Comme leurs concitoyens, depuis plus de trente ans ils sont affectés par la précarité, frappés par le chômage. Comme tout le monde ils doivent pallier les conséquences désastreuses d’une situation qui disjoint gravement jeunesse et avenir, salut personnel et survie collective. Cette situation altère les valeurs qui sont simultanément celles du judaïsme à cause de la recherche obsessionnelle de la sécurité, de l’exaltation de soi et de la « réussite ».
Sociale par hyper-salaire ; à cause de la compétition féroce, de la réduction des individus à des paramètres comptables « globalisés », autrement dit les plus dépersonnalisés, les plus responsabilisés qui soient. En plus, elle caricature le Décalogue. Deux sortes d’actions se développent en conséquence. D’abord les actions individuelles. Elle sont nombreuses, constantes, décisives souvent, mais elles restent difficilement évaluables parce que l’une des règles de l’éthique juive enjoint que ces aides soient dispensées dans la discrétion de sorte à ne pas porter atteinte à la dignité de la personne assistée mais de façon aussi à ne pas rétribuer le donateur de sa générosité ostensible par la publicité qu’elle procure. Un autre facteur aggravant intervient depuis une dizaine d’années du fait de l’accroissement des manifestations d’antisémitisme dans certaines banlieues dites « sensibles ». Les juifs qui s’y sont installés depuis les années 76-70, et qui sont souvent transplantés du Maghreb, y éprouvent une hostilité permanente et sont portés à les quitter pour émigrer vers Paris où les loyers se révèlent souvent prohibitifs au regard de leurs ressources réelles . Là encore, afin de pouvoir vivre en sécurité, d’énormes sacrifices sont imposés à chacun auxquels la communauté juive essaie d’apporter des solutions au moins partielles et toujours transitoires. D’où chaque année, avec l’aide de la radio « juive » les « Campagnes nationales pour la tsedaka » destinées à mobiliser plus fortement encore la solidarité de cette communauté envers ceux de ses membres qui cumulent la détresse économique avec l’insécurité affligeant leurs personnes et leur entourage.
En Israël, comme on l’a dit, la grande pauvreté n’épargne pas non plus une partie importante de la population qui se prolétarise gravement, au point que dans certaines familles l’on se contente d’un seul repas par jour, réduit au minimum. Même s’il espère pour les années à venir un « retour social » sur ses actuels investissements économiques, l’Etat d’Israël doit donc être attentif à la contradiction relevée par l’économiste indien Amartya Sen : dans les systèmes démocratiques contemporains, l’égalité politique se superpose à l’inégalité économique et sociale pour la masquer. Il n’est pas sûr que cette contradiction-là soit compatible avec la Déclaration d’indépendance de l’Etat recréé en 1948 et qui s’est aussitôt imposé une double série d’obligations, indissociablement politique et éthiques : celles qui découlent de l’Etat de droit contemporain et celles qui procèdent des injonctions prophétiques que l’on vient de rappeler.