Dans le déferlement des images et des textes qui ont commémoré le 50ème anniversaire du débarquement des troupes alliées sur les plages normandes, je ne pouvais m’empêcher d’évoquer mes souvenirs d’enfant grandissant dans une ville occupée par l’état-major des armées allemandes pour le front de l’Ouest. Celui-ci en particulier. Je revenais du lycée. Je me revois à quelques pas de chez moi, blottie contre un mur, arrêtée par un chien danois fermement tenu en laisse par un officier. Terrorisée. Autant par le chien que par la main du guerrier qui me caressait doucement la joue. Il me demande mon âge. Avais-je neuf ou dix ans ?. Je ne sais plus. Entendant ma réponse, il me dit qu’il avait une petite fille de mon âge, quelque part en Allemagne. Il s’éloigna. Je revins à la maison si blême de peur que ma mère s’en aperçut. Je lui racontais alors ce qui venait de m’arriver, persuadée que l’officier avait menti - pour moi, les choses étaient claires, un ennemi ne pouvait pas être un père ! Ma mère rétablit la vérité. Elle sut comprendre l’humanité dite dans cette caresse puisque de ses explications, je retins surtout que cet homme devait être très triste de vivre si loin de son enfant, comme l’avait été mon père pendant sa mobilisation. Je ne le compris que des années plus tard : ce jour-là, ma mère m’avait appris à voir l’homme non seulement au-delà de ses apparences et de ses fonctions, mais aussi au-delà des sentiments instinctifs éprouvés à son égard. Pareil apprentissage n’est jamais achevé. Mais saisir l’humanité de tout homme et la reconnaître sienne, n’est-ce pas la voie à rouvrir sans cesse pour libérer de la misère l’Europe et le monde ?
Revue Quart Monde
Libération
References
Electronic reference
Jacqueline Chabaud, « Libération », Revue Quart Monde [Online], 151 | 1994/3, Online since 05 January 1995, connection on 02 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3168
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