Le savoir sur l’homme
Dans la quête du savoir en sciences humaines, l’homme veut comprendre les phénomènes humains, voir leurs rapports, en saisir le sens pour, en quelque sorte, mieux les maîtriser.
Mais dans ce domaine, les explications simples et les causalités linéaires valables pour certains phénomènes physiques – « la glace fond à la chaleur » - ne valent plus. Nous nous trouvons devant des systèmes complexes et des causes multiples, par exemple le chômage en économie et les difficultés scolaires d’un enfant en psychopédagogie.
Il persiste toutefois, pour comprendre les humains, une tendance à attribuer leur comportement à une cause simple, en eux ou en dehors d’eux. Les uns disent que M. Lefèvre ne travaille pas parce qu’il est paresseux, et les autres parce que sa boîte a fermé une section. Mais nous savons que c’est plus compliqué.
La science actuelle a tendance à voir un comportement dans un contexte relationnel et circulaire. Ceci peut nous amener à dire que M. Durand boit parce que sa femme ne le respecte pas, et que sa femme ne le respecte pas parce qu’il boit. Savoir qui a commencé n’a généralement pas de sens dans ce cercle de causalités. Mais les intéressés ont tendance à ponctuer la séquence, c’est-à-dire à la couper pour la transformer en une causalité linéaire partant de leur point de vue.
Nous pourrions aller plus loin dans la complexité, voir les relations à trois ou plus, mais cette simple relation à deux suffit pour montrer qu’une double description1, une de chaque point de vue, est nécessaire pour comprendre la relation entre les gens. On la compare à une vue binoculaire. C’est la vue avec nos deux yeux qui donne profondeur à notre vision. Nous regardons la même chose avec chaque œil, mais de points de vue légèrement différents.
La rencontre de l’homme
Passons maintenant de la position de tiers, qui tâche de comprendre M. et Mme Durand et leur relation en regardant des deux points de vue, à celle de quelqu’un qui vit une relation face à quelqu’un et tâche de la saisir. Une vue binoculaire demande qu’il puisse se mettre à la place de l’autre et voir de son point de vue.
Ceci demande un changement de rôle qui est l’essence du jeu libre de l’enfant. Si celui-ci veut comprendre le puissant camion, il peut se promener majestueux et klaxonnant dans la chambre. S’il veut comprendre ce que « vit » un mort, il se couchera dans sa tente, les poings pressant ses flancs, car quand on est enterré, la terre pousse comme ça. Si une enfant veut comprendre pourquoi sa maman l’a laissé piquer par le médecin pour une prise de sang et lui a dit « sois sage » au lieu de la défendre, elle repend le rôle de la mère et rejoue la scène avec sa poupée ou sa petite sœur.
Moreno a employé le renversement de rôle dans le jeu psychodramatique et le considère comme essentiel dans la rencontre entre les gens, qui se réalise si chacun peut voir le monde – et soi-même – avec les yeux de l’autre.2
Les chercheurs
Les chercheurs ont fait de la recherche du savoir leur métier et leur fonction dans la société. Dans l’éthique du chercheur universitaire, je retiens deux qualités : l’honnêteté et la rigueur dans la recherche de la vérité d’une part, et l’ouverture dans l’écoute et la communication d’autre part. En plus, vérité et ouvertures sont reliées.
En quête de vérité, la recherche examine la réalité, mais celle-ci est ambiguë, objective et subjective : est-ce le monde tel qu’il est ou/et le monde tel que nous le voyons ?3
On observe avec ses sensibilités. Notre chat vit avec nous mais voit, ressent ou s’intéresse à un autre monde que nous. De même, le chercheur est lié à ses instruments, méthodologies et théories qui, même si elles sont basées sur l’observation, orientent celle-ci. Sa vie personnelle lui a aussi donné ses sensibilités qu’Elkaïm appelle poétiquement résonances.4 Il fait aussi partie du système qu’il étudie ; dans une certaine mesure il l’influence et est influencé par lui.
Alors il vaut mieux, pour s’en rendre compte, sortir de sa position et de regarder avec les yeux de l’autre pour tâcher d’être plus objectif.
L’ouverture aussi est importante en recherche. Le scientifique doit être à l’écoute de ce qui se dit de neuf. Il ne recherche pas la vérité pour lui, mais pour la communiquer clairement. C’est sa tâche mais aussi sa façon de travailler pour obtenir plus de certitudes sur ce qu’il a cru trouver : il le propose à un large forum de pairs qui pourront le vérifier, le critiquer, le reprendre ou le laisser tomber.
Mais la première ouverture est à ceux ont on parle : « Est-ce que vous faites ceci car vous vivez cela ? » Eventuellement la personne interrogée n’avait pas fait le lien, mais sa réaction, son feed-back sont essentiels.
La recherche et les familles en grande pauvreté
La pauvreté est un problème complexe – et difficile à résoudre – posé à la société qui favorisera les recherches dans ce domaine. Les pauvres deviennent ainsi objet ou sujet de recherche. Le terme objet de recherche, même s’il est exact, gêne. C’est dû aux connotations courantes du mot objet, chose matérielle et manipulable. En tout cas, être traité en objet n’est guère apprécié (cf. la femme-objet.) Dans le domaine scientifique, le terme est lié à la distinction sujet- objet, où le sujet est « un être pensant considéré comme un siège de la connaissance » et l’objet « ce qui est donné par l’expérience. » Si l’utilisation du terme « objet » face à un autre être humain peut gêner, son emploi avec des personnes ou des familles sous-prolétaires qui souvent sont traitées en déchets de la société, est encore plus gênant, si l’on n’approuve pas ce traitement.
D’autre part cette séparation nette sujet-objet ne correspond pas à notre conception de recherche. Nous pensons que dans notre domaine, celui de la psychologie et plus largement des sciences humaines, le chercheur se trouve lui aussi toujours au moins avec un pied dans son champ de recherche et est un sujet qui doit pouvoir s’« objectiver. »
Si nous sentons ce problème si délicat dès la première phase, c’est qu’à travers ces mots le problème même que nous voulons étudier s’exprime. Y a-t-il à travers ces mots le phénomène pauvreté une dualisation de la société ? Dualisation qui n’est pas simplement un problème de différence entre deux groupes, un problème de deux vitesses, mais un phénomène relationnel entre les deux pôles, un phénomène de non-adaptation / exclusion.
En introduisant ici ces mots séparés par une barre, nous nous référons à une double description. Il y a une description disons vue « d’en haut », qui voit les plus pauvres comme des gens qui ne s’adaptent pas comme on le voudrait aux règles de la vie en commun : travail, propreté…, et il y a disons une vue « d’en bas », qui voit l’exclusion qu’ils ressentent à l’école, lors d’une location ou d’une embauche…
Nous pensons que cette vue binoculaire, cette double description, peut donner une vue plus vraie, plus ouverte, et donc plus scientifique. Elle demande toutefois tout un dialogue. Il ne suffit pas de mettre côte à côte les termes que nous avons employés plus haut « inadapté au travail » et « exclu de l’embauche. » Ce sont vraiment les vues globales différentes d’un même monde qui doivent se rencontrer.
Si un travail pareil doit se faire, si un chercheur demande au pauvre « enseigne-moi ta vue » et est prêt à s’ouvrir concernant ses réactions, alors une réciprocité et un partenariat de recherche s’installe. Dans ce but un organisme comme ATD peut servir d’intermédiaire, de garant, de réservoir de données. Des accords peuvent s’établir concernant l’objectif de la recherche, les moyens utilisés, la publication. Les biais, qui peuvent être introduits tant chez les scientifiques que chez les gens d’action, doivent être étudiés, évités et clarifiés.
Une recherche pareille a des points communs ave ce qu’on appelle la recherche participante, mais elle peut mettre davantage l’accent sur la rigueur de la recherche et moins sur l’action immédiate communautaire.
Exemple de projet
Diverses recherches faites ou en cours vont, dans une certaine mesure, dans ce sens. Un groupe belge d’universitaires de diverses disciplines intéressés par les problèmes de la pauvreté désire développer un projet de recherche commune sur la pauvreté, en partenariat avec ATD et les plus pauvres.
Ses membres se basent sur le principe de la double description.
1) Ils examinent comment chacune de leurs disciplines, dans ses écrits et dans un dialogue, voit les plus pauvres, voit la relation de recherche avec eux, et se voit.
2) Ils étudient comment le pauvre, dans ses autobiographies et dans un dialogue se voit face à la vie, voit la relation de recherche et de chercheur professionnel.
3) Ensemble, ils comparent ces deux vues et réfléchissent sur les problèmes qu’elles posent : exclusion / adaptation, assistance / droits de l’homme, solidarité, respect, réciprocité, identité…
4) Ils approfondissent cette expérience méthodique : Qu’est-ce qui marche ? Qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans une démarche pareille ? Et ils élaborent des propositions méthodologiques pour les recherches futures.
Cette recherche en partenariat recèle des espoirs. Par son fonctionnement même, elle supprimera une certaine dualisation, elle permettrait aussi des projets qui seraient mieux adaptés à la population pauvre, qui amélioreraient son intégration dans la société.
Conclusions
Pour arriver d’un projet pareil à une rencontre entre l’Université et les familles du Quart Monde5, beaucoup reste encore à faire : un apprentissage et un apprivoisement mutuels. La vue d’en haut est régulièrement servie aux pauvres. La vue d’en bas est plus difficile pour ce cyclope, monstre à un œil, qu’est dans un sens l’Université.
Mais le père Joseph Wresinski traçait une voie pour lui quand il disait : « les universitaires dans la rue (…) pour se faire enseigner, se faire corriger, prêts à remettre en question, non seulement leur savoir mais les fondements, la méthode, la signification du savoir.6 » Et si la quête du savoir c’est se poser des questions, alors cette attitude leur rendrait leur vraie identité.