Demander à des historiens de s’interroger sur la représentation des plus pauvres dans l’histoire est une démarche intéressante et inquiétante à la fois. Si, comme le souligne Alain Leménorel1, le colloque de Caen est une confrontation entre une logique militante et un discours scientifiques, on peut se poser quelques questions sur les motivations du Mouvement ATD Quart Monde. Cherche-t-il, a posteriori, à faire constater la légitimité d’un mouvement qui prétend faire entendre la voix des plus pauvres ? Réclame-t-il une caution à l’histoire ? Ou, plus simplement, veut-il retrouver une présence des plus pauvres afin de les réintégrer dans une continuité qui leur confère une existence ?
Nous avons donc lu les interventions des historiens sous l’angle exclusif de la représentation du plus pauvre dans l’histoire. Et, faute parfois de trouver des réponses, nous nous sommes posé quelques questions.
Les historiens, sans complaisance et sans arrière-pensées, ont cherché à analyser les processus de pauvreté dans l’histoire à travers de grands thèmes comme l’enfance, la femme, l’assistance, l’armée… Ce qui conduit à une étude presque systématique des situations de pauvreté à partir de la Révolution Française. Car, pour parler de la représentation des plus pauvres, il faut reprendre les trois questions de Claude Courvoisier2 : « Qui sont les pauvres ? Peuvent-ils exister ? Peuvent-ils le dire ? » Elles contribuent à identifier le problème pour pouvoir l’analyser.
Qui sont les pauvres ? Ou plutôt les extrêmement pauvres ? S’il existe une certaine difficulté à définir les plus pauvres,3 s’il est malaisé de cerner avec précision la pauvreté4, les historiens peuvent s’entendre sur une définition assez large : « Le pauvre est celui qui se trouve dans une situation de dépendance, de faiblesse, d’humiliation »,5 complétée par ce que le père Joseph Wresinski appelle « un cumul de précarités. »
Mais, s’il y a un large consensus sur les conditions de l’extrême pauvreté, il est par contre difficile pour l’historien de trouver des critères de définition en ce qui concerne la représentation. Il ne s’agit pas ici de l’image que nous nous faisons du plus pauvre, mais bien du pauvre-sujet, locuteur de sa propre histoire. Pourquoi cette difficulté ? Parce que la non-représentation semble être une des conditions de l’extrême pauvreté. Et si une telle affirmation est décourageante, elle traduit bien l’impuissance de la société à l’égard de la pauvreté. Le regard de l’historien ne se situe pas au niveau du désir, il est l'instantané d’un état, la constatation d’un fait. Comment représenter ce qui n’a pas d’existence ? Dans le premier atelier sur la période révolutionnaire, on constate que le pauvre indique un manque, une faille, non susceptible de représentation. Le pauvre s'inscrit en négatif dans le tissu social. Dans le deuxième6, les mots sont encore plus définitifs : « Les gens du quatrième ordre peuvent-ils être considérées comme des sujets de droits ? Le pauvre est-il autonome ? … Sujets abstraits, les pauvres sont réincarnés pour être objets. » Si l’on ne tourne vers l’atelier sur les pratiques sociales7, la conclusion est sans appel : « L’objet à représenter n’existe socialement pas, il n’a pas d’unité, pas de cohérence. Le statut social de ce que l’on entend représenter est justement de n’être rien. Ni classe, ni groupe, ni mouvement social ni peuple. Que veut dire être le porte-parole d’individus sans parole ? » en écho, dans sa définition du plus pauvre, Marcel David8 énonce les données du problèmes : « Le pauvre, c’est celui qui ne peut pas être représenté, car il ne peut l’être qu’à travers une communauté qui lui fait défaut. »
Ces exemples ne sont pas tirés de leur contexte pour alimenter une seule thèse : les pauvres ne peuvent pas se représenter. Non, ce leitmotiv se retrouve dans toutes les interventions et dans tous les débats. Il est l’élément incontournable du traitement même de la pauvreté. Même le travail original d’Arlette Farge9 sur les fiches de police qui met en évidence chez les pauvres « un système de représentation du temps, de l’espace, de la violence des rapports quotidiens, des conflits de la vie familiale, de la place des enfants dans la famille », permet aussi de « spécifier cette absence de discours des pauvres parmi ceux qui dérivent ce siècle. » On comprend donc que ce soit sur ce sujet, précisément, que le Mouvement ATD Quart Monde ait demandé une réflexion aux historiens.
Instable et dépendant, abstrait et insaisissable, le pauvre n’existe que par le regard de l’autre qui lui sert de miroir10. Il lui est impossible d’exiger puisqu’il n’est qu’un reflet. Les autres, au contraire, sont en mesure de se substituer à lui, soit pour mieux le contrôler par les lois, soit pour trouver des solutions et améliorer son sort. Le pauvre est un mineur qui reçoit et se tait. Les problèmes inhérents à la pauvreté, logement, santé, nourriture, vêtements, enfants, sont traités par des exogènes au moyen de la charité publique ou privée. On emploie des palliatifs tels que hôpitaux, ateliers, soupes populaires, visites, voire maisons de redressement ou asiles. Le pauvre est pris en charge par l’assistante sociale, l’enseignant, le médecin ou la dame d’œuvre. Ils décident de ce qui est bon ou mauvais pour lui, et ils ont un droit de regard sur la vie privée. Au nom de valeurs humaines, l’Etat permet à l’assistante sociale d’enlever des enfants à leurs parents. Que les lois sociales aient globalement fait avancer les choses dans le traitement de la pauvreté, personne ne le contestera. Mais on peut craindre que l’avalanche de bons sentiments n’occupe ce que Leménorel appelle « l’espace symbolique de la représentation de la pauvreté », cette « bonne volonté de la part des élites qui occulte le trou dans le système de la représentation. » Le flot de paroles sur la pauvreté fait écran à la pensée propre du pauvre qui se retrouve dans une situation bien décrite par Philippe-Jean Hesse dans son intervention sur l’enfant abandonné : « Tare de minorité, tare d’isolement, ombre de l’infamie… son absence d’amarres sociales est une suspicion originelle d’incapacité à rejoindre les classes dominantes. »
A lire ce constat : absence de parole reconnue, impossibilité pour les plus pauvres de définir eux-mêmes leurs besoins, on peut se demander s’il n’existe pas une fatalité de la pauvreté, si ce monde en marge n’est pas le tribut normal à payer à toute société. Vouloir éradiquer la pauvreté en faisant du pauvre une composante effective de notre société, n’est-ce pas un combat sans espoir ? Il y a un moment déjà que les démocraties ont cessé de rêver et ont intégré le chômage comme une donnée, désagréable certes, mais incontournable. Et ce ne sont pas les récents événements de l’Est qui peuvent lui donner tort : le confort pour tous, ça n’existe pas. Puisque le traitement de la pauvreté n’a produit aucun effet durable, de l’aumône générale au minimum de revenu garanti pratiqué depuis de longues années dans certains pays. Le Mouvement ATD Quart Monde resterait-il le seul à dire qu’il n’existe pas de fatalité, mieux, que la survie de la démocratie passe par l’intégration de la pensée des plus pauvres ? Alors, les pauvres pourraient-ils exiger, pourraient-ils le dire ?
Apparemment, en lisant les travaux du colloque, il semblerait que la seule façon pour les plus pauvres de faire entendre leur voix soit le recours à la violence. Car les remèdes proposés par la société, compréhension, fraternité, partage, sont bien dérisoires au regard des humiliations morales et physiques d’une population délaissée. Et pourtant, il nous a semblé qu’il existait dans cet état d’humiliation et de dépendance quelques contradictions qui ressemblaient à des signes.
Le premier signe, c’est la peur, vécue de façon ambivalente d’une façon collective et d’une façon personnelle. Tous les historiens ont insisté sur la peur que la société ressent à voir les pauvres rassemblés. Lorsque Courvoisier dit : « Les pauvres, on parle pour eux ou on les supprime en les enfermant », il y a là un signal positif. L’exclusion du très pauvre n’est peut-être pas inhérente à la nature du très pauvre, mais provient de l’autre. En somme, ce n’est pas parce que le pauvre n’est rien qu’il ne parle pas, mais parce que la société, en l’empêchant de s’exprimer, a fait en sorte qu’il ne soit rien. Il y a là un rapport de force dominé/dominant qui change quelque peu les données du problème. Qu’à fait la Révolution ? Elle a généreusement attribué la citoyenneté et l’égalité à tout le monde. Mais, en institutionnalisant la responsabilité personnelle, elle a rendu le citoyen responsable de son destin et donc responsable de sa pauvreté. En évacuant ainsi du domaine politique le problème de la pauvreté, la société n’est plus responsable mais compatissante ; et celui qui n’a pas de travail est un fainéant. Il y a alors deux sortes de pauvres : pour les négociants, les pauvres sont des ouvriers à qui il faut donner du travail ; pour J.- B. Decrétot, chargé des pauvres valides, des maisons de correction et des prisons, les pauvres sont des fripons. Les pauvres voudraient bien prendre la parole à ce moment-là mais on les arrête. Le discours des plus pauvres, comme dans les Cahiers de doléances, engendre la peur : « Elargi aux exclus, le quart monde devient plus dangereux. On en enferme une partie, on les parque dans des instituts de secours. » (Cf. note 2).
L’histoire a noté les tentatives d’élimination physique des plus pauvres, le sort réservé à certains enfants abandonnés. Quand Philippe-Jean Hesse11 dit que l’on peut, à juste titre, insister sur la dépersonnalisation comme élément de définition du quart monde, il faudrait parler d’un système oppressant qui conduit à dépersonnaliser le très pauvre. Parler du pauvre comme d’un objet, c’est le tenir à distance, c’est le séparer de mon humanité. Car la peur du très pauvre fait partie de notre inconscient : enlever à autrui son identité parce qu’il nous gêne, c’est nous préserver nous-mêmes dans nos droits. Il occupe un vide et, tant qu’il l’occupe, ce n’est pas moi qui y suis. Le pauvre, c’est cette part potentielle de nous-mêmes que nous n’aimons pas, l’insécurité, le manque, la perte de dignité. Peur physique de la violence du pauvre, peur primitive d’une humanité détestable, il est sécurisant de classer le pauvre dans la catégorie de l’objet rejeté. Pourtant, la peur est, a contrario, la preuve de l’existence du pauvre, de ses possibilités de représentation. Elle est un facteur d’expression qu’il peut utiliser de façon positive. Edouard Parker12 soulignait dans un article récent : « On compte déjà deux milliards d’extrêmement pauvres. Ils seront cinq milliards dans trente ans. Tout le monde est perdant. » Sans faire appel à notre cœur, mais plutôt à notre peur, il soulignait notre dépendance entre Etats, entre individus. La peur d’une catastrophe sociale a l’échelle mondiale peut amener les gens à désirer une pensée autonome de la part des plus pauvres dont l’expression permettrait de trouver des solutions. Les historiens disent ne trouver que des comportements quand il s’agit des plus pauvres. Effectivement l’action est un bon raccourci pour se faire entendre. Mais faire comprendre aux démocraties que leur pérennité passe pas l’expression personnelle de la pensée des plus pauvres, voilà une forme de représentation par la peur qui devient intéressante.
La deuxième contradiction porte sur l’identité du pauvre. Comment peut-on à la fois dire que le pauvre n’est rien et insister sur l’utilisation que l’on en fait. Le principe de contradiction dit qu’une chose ne peut pas, à la fois, être et ne pas être. Chair à canon ou sacrifié de la révolution industrielle, le pauvre-utile devient sujet, acteur de l’histoire. Le pauvre-abstrait devient sujet lorsque la société le demande. Nos besoins le feraient-ils donc passer de moins à plus ? L’humanité de quelqu’un dépendrait-elle seulement de notre désir ? On s’explique alors les refus parfois violents du pauvre en face de l’indifférence et de l’exclusion : ce sont des actes-sujets qui suffisent à le représenter comme existant en dehors de nous.
Enfin, la troisième contradiction naît du traitement de la pauvreté. Si les pauvres ne sont pas représentables, et par là même mal représentés, pourquoi proposer des solutions économiques au problème de la pauvreté ? L’inadéquation des solutions proposées, la législation souvent inadaptée, signifient peut-être que les plus pauvres doivent définir eux-mêmes leurs espérances et leurs moyens d’action. Pour être plus efficace, la législation pour les plus pauvres doit passer par eux. Mais si nous voulons qu’ils aient accès aux moyens légaux de représentation, il faut peut-être simplement remettre en question le système de représentation né de la Révolution. Il y a une certaine hypocrisie à souhaiter que le plus pauvre accède aux systèmes de représentation, alors que ces mêmes systèmes ont été conçus pour l’exclure. Notre société, le plus légalement du monde, a fait du pauvre un hors-la-loi. Demander, comme le Mouvement ATD Quart Monde le souhaite, que les solutions soient politiques et non plus strictement économiques, c’est poser les bases d’une nouvelle conception de la démocratie. A ce prix, le colloque de Caen ne sera pas une étude de plus sur les pauvres dans l’histoire, mais il servira de support à une autre réflexion politique.
Du quatrième ordre au quart monde.
Les plus pauvres dans la démocratie hier, aujourd’hui et demain
Le Mouvement international ATD Quart Monde et l’Université de Caen (Centre de Recherche d’Histoire Quantitative et Centre d’Etudes Régionales et d’Aménagement) ont organisé ce colloque les 27 et 28 octobre 1989 à l’Université de Caen.
L’enjeu de cette rencontre était que le bicentenaire de la Révolution française soit l’occasion d’associer des universitaires de diverses disciplines pour que progresse la compréhension de la situation des plus pauvres et de leur place dans la démocratie d’hier, d’aujourd’hui et de demain. La question centrale était : Quelle a été, qu’est devenue la parole des très pauvres depuis que des hommes, vers 1789, se sont interrogés sur leur nécessaire « représentation » non prise en charge par les délégués des « trois ordres » ? Certains, Dufourny de Villiers en particulier, ont lié la manifestation de ce « quatrième ordre » aux Droits de l’homme et la démocratie.
Le colloque a rassemblé plus de deux cent cinquante personnes. Il s’est déroulé en deux temps : le colloque scientifique au cours duquel cinquante contributions ont éclairé la situation des plus pauvres dans le débat démocratique de 1789 à nos jours ; un forum dans lequel des responsables politiques ou sociaux et des délégués des Universités populaires du Quart Monde ont prolongé avec les participants du colloque scientifique la réflexion sur la place des très pauvres dans la démocratie aujourd’hui et demain.
Conjointement au colloque, une exposition « Egalité ? Entendre la voix des silencieux de l’histoire » était présentée à l’Hôtel de Ville de Caen.
Les actes intégraux du colloque, actuellement rassemblés, seront édités courant 1991.