Mon épouse et moi-même connaissons ATD depuis 1972. Ce mouvement a petit à petit marqué toutes les fibres de notre vie et influencé la manière dont je conçois ma citoyenneté au niveau de notre commune comme au niveau de mon travail.
Citoyen dans la commune
Nous habitons un petit village de l’Essonne dans la banlieue sud de Paris. Ce village, rural à l’origine, a connu un boom dans les années soixante-dix. Il est passé de 600 à 2700 habitants aujourd’hui, en majorité des cadres moyens vivant en pavillon. En arrivant fin 1981, notre attention a été attirée par des caravanes qui stationnaient là. Leurs habitants étaient depuis trente ans sur le village. Pourtant, leur existence était généralement ignorée autour de nous, même des habitants de longue date.
Ayant des enfants en bas âge, nous avons très vite pris contact avec les instituteurs. Il y avait deux maternelles. Les enfants vivant en caravane étaient scolarisés en majorité dans l’une d’elle. Ils avaient des difficultés à s’adapter au rythme scolaire et à se concentrer malgré toute l’attention que la directrice de l’établissement portait à cette question. Avec celle-ci et l’aide d’un ami, nous avons mis en place un projet d’informatique pour les enfants de cette maternelle. Au cours de cette expérience, les enfants nous ont montré ce dont ils étaient réellement capables.
Mais cette expérience eut une autre conséquence plus importante. Les parents d’élèves et les instituteurs s’interrogèrent : comment se faisait-il que quelqu’un engage une action, investisse beaucoup de temps – ça prend un temps énorme de faire un programme informatique – dans une autre école que celle de ses enfants ? Cette interrogation en provoqua une autre : les membres d’une association de parents d’élèves sont-ils là pour veiller seulement à la réussite de leurs propres enfants ou doivent-ils être prêts à se mobiliser pour la réussite de tous les enfants ?
« En tant qu’ATD, on ne peut pas faire évoluer la société si l’on n’intègre pas les plus pauvres dans les associations », disait le Père Joseph. Après quelques temps, on m’a demandé de présider cette association. Nous avons essayé de réfléchir non pas sur l’échec scolaire mais sur la réussite scolaire de tous les enfants, sans exclusive.
Il fallait rassembler les personnes déjà sensibilisées, les membres des associations de soutien scolaire, les institutrices qui avaient déjà le souci des plus défavorisés dans le village. Ces personnes étaient un peu découragées. Elles pensaient utopique dans le système actuel de faire quelque chose. Ensemble, grâce à la motivation de chacun, nous avons montré que c’était possible.
Au bout de quatre ans, deux choses ont été réalisées :
- Au niveau de l’enseignement public, nous avons aidé les enseignants à déposer un dossier pour obtenir la création d’un groupement d’action psychopédagogique même si nous étions réticents à placer l’échec scolaire sur le plan « psy » uniquement. C’est l’ouverture d’une classe d’adaptation qui a finalement été obtenue cette année. Les instituteurs collaborent pour utiliser cette nouvelle structure d’une manière assez intéressante. Ils ne se contentent pas d’envoyer dans cette classe les enfants en difficultés scolaire, mais y envoient régulièrement les autres enfants. Ils peuvent ainsi suivre les enfants en difficulté de plus près et mieux les connaître. Peut-être ces élèves se sentent-ils aussi moins marqués. Cette expérience montre aux parents que le fait de s’être battu pour les enfants en difficulté apporte un plus pour tous dans l’école avec la nomination d’un instituteur supplémentaire.
- Un certain nombre d’enseignants ont accepté que des parents viennent les aider dans les activités, soit l’informatique, soit la lecture pour les petites classes.
Il ne suffit pas, en effet, d’impliquer les pouvoirs publics. Il faut que les parents et les enseignants acceptent eux aussi de fournir des moyens supplémentaires.
Cette expérience a été possible parce que certaines personnes étaient sensibles à ces réalités. Mon épouse et moi-même avons eu pour rôle de montrer que cela pouvait changer. Nous avons travaillé pour le long terme en essayant de faire réfléchir les gens, et de montrer que chacun pouvait faire quelque chose.
Citoyen dans le milieu du travail
Comment intégrer les plus pauvres dans une grande société d’informatique qui s’appelle Bull, où il y a 21 000 employés dont à peu près les trois quarts sont cadres ou techniciens. En fait, les personnes qui sont le plus susceptibles d’y perdre leur emploi sont en bas de l’échelle sociale, mais ont déjà un certain statut par rapport aux personnes du Quart Monde.
Je suis syndicaliste depuis 1976 à la CFDT. Une telle organisation est tournée vers les personnes « citoyennes de l’entreprise » et ne s’intéresse pas à priori à celles qui sont exclues du monde du travail. Mais elle peut par son ouverture de pensée permettre une sensibilisation aux problèmes des exclus.
Dès mon arrivée en 1981, je me suis proposé pour être candidat aux élections au comité d’établissement. C’était à mes yeux, le moyen de sensibiliser à la fois le personnel et ceux qui font fonctionner ce comité d’établissement (CE). Le comité gère une part de la masse salariale reversée pour ce qu’on appelle les œuvres sociales : vacances, loisirs, colonies, activités et animations diverses.
Au titre de l’animation, nous avons pensé important d’ouvrir les portes du CE aux associations qui luttent contre l’exclusion. Des militants d’ATD et d’autres associations travaillant dans le Tiers Monde sont venues expliquer leur action au personnel.
Nous souhaitions aussi que le personnel se rende compte du privilège que représente le gros budget de son CE. Nous avons déjà obtenu une péréquation des sommes allouées aux CE entre tous les établissements du Groupe Bull. Cela reste purement interne, mais fait partie de la prise de conscience : quelle que soit la population d’un établissement (en majorité des ouvriers dans les usines ou des cadres dans les centres de recherche) la même somme est versée par salarié. Ce mode de fonctionnement s’oppose à l’idée assez répandue parmi le personnel de recevoir sa « juste » part du CE.
D’autre part, dans notre établissement, les cadeaux de fin d’année représentent 320 000 F. Lorsque les personnes s’inscrivent pour leurs cadeaux, nous leur proposons de donner l’argent équivalent, soit en moyenne 200 F, à une association de leur choix. Environ 5% des employés choisissent cette proposition. C’est une approche toujours pécuniaire de ce que peut faire un CE, mais c’est déjà une première approche.
Nous sommes allés plus loin en essayant de réagir contre la dualité qui s’instaure entre d’un côté des gens qui ont un emploi et, de ce fait, accès à toute une gamme d’activités et d’un autre côté des gens exclus de tout cela. Il fallait absolument sensibiliser le personnel à ce sujet. Nous avons proposé que 1% du budget du CE soit versé à des associations œuvrant pour la solidarité. Pour que ce ne soit pas un simple versement d’argent, un membre de l’association vient présenter les activités et les publications de son organisation au personnel.
Toutes ces actions visent à sensibiliser le personnel. Mais le CE a une autre fonction très importante : le suivi du plan de formation du personnel. Il a un droit de regard sur la politique générale de formation du Groupe.
Le Groupe Bull affecte 8% de la masse salariale à la formation (alors que le minimum légal est 1%). Le problème que nous avons toujours soulevé dans les réunions avec la direction est que cette formation est pratiquement exclusivement réservée aux cadres et aux techniciens. D’un côté, on forme des cadres, et de l’autre, on met à la porte des gens qui n’ont aucune qualification. Nous avons fait remarquer à la direction qu’elle savait reconvertir des cadres vers les métiers du marketing mais qu’il nous semblait tout aussi urgent de penser à un plan de reconversion pour les gens au plus bas de l’échelle sociale dans l’entreprise, sans diplôme ou même illettrés. Comment les amener à une situation leur permettant soit de rester dans l’entreprise, soit d’avoir une qualification pour se présenter mieux armés sur le marché du travail ? C’est pour nous une action que doivent engager les services de formation de l’entreprise.
La direction a dû demander l’avis du CE pour soutenir un dossier pour faire habiliter certaines formations par l’Éducation nationale. Il s’agissait de former les ouvrières de contrôle aux métiers administratifs, avec des formations de base qui se poursuivraient par des formations de qualification. Nous avons donné un avis positif à condition que cette formation soit ouverte à des personnes de l’extérieur et pas uniquement réservée au personnel de l’entreprise. Il paraissait important que les expériences faites ne soient pas exclusivement tournées vers ceux qui ont un travail et qu’il y ait une ouverture par le biais des ANPE, de l’Éducation nationale, des PAIO (permanences d’accueil d’information et d’orientation), etc. à des jeunes sans travail et sans qualification.
Pour aller plus loin encore dans la prise en compte des plus défavorisés, nous avons demandé qu’un droit à la formation soit établi à l’intérieur de l’entreprise. Ce droit ne permet pas seulement une formation technique à l’outil de travail, mais aussi l’acquisition d’une formation de base à des personnes qui n’ont aucune qualification. Nous avons signé dernièrement un protocole d’accord qui assure à chaque employé n’ayant aucune formation trois semaines par an, pour acquérir un diplôme de l’Éducation nationale pouvant aller jusqu’à CAP, au BEP, etc.
Il nous semblait important de formaliser cela enfin que la formation dans l’entreprise des personnels en bas de l’échelle sociale soit vraiment considérée comme un droit, que ce droit puisse s’exercer indépendamment des impératifs de production ou des suppressions de postes, et en dehors des périodes de crise.
Enfin, face au discours trop exclusivement économiste de la direction, nous avons tenté de faire valoir la responsabilité sociale de l’entreprise.
Une entreprise n’a pas à se dire « charitable » ou « sociale » parce qu’elle forme des personnes qui seront ainsi capables de suivre son évolution. C’est pour elle un investissement réaliste. C’est aussi un devoir social ; une entreprise ne peut à la légère embaucher des gens et les congédier en cas de difficulté. Puisque les entreprises ont besoin de personnel qualifié, la formation leur incombe autant qu’à l’Éducation nationale. C’est l’une de leurs responsabilités vis-à-vis de la collectivité comme vis-à-vis des personnes. C’est une manière de ne pas oublier que la citoyenneté des plus pauvres est affectée par la manière dont nous-mêmes confisquons ou partageons les moyens d’être de plain-pied dans le monde de demain.