Cahiers du Quatrième Ordre

Louis Dufourny de Villiers

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Louis Dufourny de Villiers, « Cahiers du Quatrième Ordre », Revue Quart Monde [Online], 122 | 1987/1, Online since 30 May 2020, connection on 11 November 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4255

Ce Cahier du Quatrième Ordre daté d’avril 1789 pose la question d’une représentation politique des plus pauvres. La représentation aux Etats Généraux empruntait le canal des trois ordres, Clergé, Noblesse et Tiers-Etat, supposés recouvrir la totalité des âmes du Royaume.

Du texte de Dufourny de Villiers, nous reprenons ici la réflexion sur la représentation de ce qu’il nomme le Quatrième Ordre. Pour des raisons de place, nous ne reproduisons pas les considérations initiales ni quelques passages de nature économique où il prône l’impôt progressif sur le revenu et critique l’enrichissement par le commerce.

Nous présentons ici la deuxième partie. Les intertitres que nous avons introduits résument la pensée de l’auteur.

Le Quatrième Ordre ne sera point convoqué en 1789 ; s’il l’était, il choisirait sans doute un autre Représentant que moi : mais en m’efforçant de suppléer à l’exercice du droit naturel dont il est privé, j’espère obtenir son aveu, sa confiance, sa correspondance, et surtout ses bénédictions. Une si belle cause trouvera dans la sensibilité de mon coeur des ressources que des talents ne pourraient remplacer, et dans la fermeté de mon caractère le courage nécessaire, soit pour écarter les mépris de l’orgueil, soit pour combattre sans relâche l’opposition de l’intérêt personnel. Identifié depuis longtemps avec les Infortunés, ce n’est pas seulement pour avoir éprouvé des revers que je suis attaché à leur sort, ce n’est point par l’odieux motif de l’égoïsme : Non ignara mali, miseris succurrere disco1 ; c’est pour avoir été le témoin de leurs grandes vertus. Laborieux, constants, infatigables, courageux, patients, humbles, pleins de confiance en la Providence, bons pères2, ils sont les plus bienfaisants de tous les hommes, ils le sont par sentiment, et non par réflexion ou par vanité, ils le sont ! Et je pourrais les abandonner ! je pourrais ne pas invoquer en leur faveur la protection de tous les gens de bien ! je pourrais ne pas les disculper, ou même les excuser de quelques faiblesses que leur reprochent des hommes sans moeurs et sans foi, corrompus par principes, des êtres dégradés, qui osent les traiter de canailles ! Oui frères aînés ! qui vendez Joseph, qui abandonnez Benjamin, méprisants égoïstes, renégats de l’Humanité, c’est de cette prétendue canaille que je me ferai gloire d’être le défenseur. Dans ce dessein que rien ne pourra me faire abandonner, et que certainement toute autorité bienfaisante secondera, je publierai tous les Mémoires qui me seront adressés pour plaintes, révélation et réformation d’abus, je sais que j’embrasse sous ce titre presque tout ce qui est objet de délibérations, parce qu’il n’est presque pas d’abus dont cette portion de la Nation ne sente l’effet direct ou indirect ; mais mon dessein est, en ne taisant rien d’utile à mes Commettants, de ne consigner dans ces Cahiers aucune personnalité, aucune pièce dictée par la passion, l’esprit de parti, l’enthousiasme ou la haine. La portion de la Nation, sous le nom de laquelle ces Cahiers seront rédigés, le Quatrième Ordre, est à la vérité sujet à l’erreur sur les causes, mais il ne se trompe pas sur les effets, sa franchise donne un très grand poids à sa dénonciation, et ses tortures commandent le respect et l’allégeance.

Les Etats Généraux devraient proposer la convocation du Quatrième Ordre et, en attendant, admettre une personne dont la fonction spéciale serait de faire valoir ce qui est avantageux pour lui.

Si la défense de l’ordre innombrable des infortunés contre les maux publics qui l’assiègent pouvait émouvoir assez puissamment, non seulement l’humanité mais la politique ; si après avoir accablé l’âme d’un Roi, dont la plus vive passion est l’amour du bien général, l’horreur qu’inspire son sort pouvait aussi pénétrer dans les replis des froids calculateurs, des prétendus éléments de l’ordre national, et leur démontrer que le seul bonheur et non la torture du Quatrième Ordre est la seule source de la force générale ; si toujours guidés par la voix publique et par la sensibilité de chacun des Députés, les Etats Généraux voulaient aller au-devant des infortunés par une démarche calmante et même consolatrice, leur faire pressentir le changement de leur sort ; ils pourraient statuer par une suite de l’autorité souveraine qui leur appartient, que la forme de la convocation actuelle étant soumise de droit à leur examen et proposée à leur approbation, ils la regardent comme incomplète, puisqu’elle n’embrasse pas l’universalité des Français, et surtout cette portion qui est la plus intéressée au meilleur ordre moral ; ils arrêteraient que dans les lois pour la prochaine convocation, les droits du Quatrième Ordre seront reconnus, et la manière d’en user clairement établie ; ils admettraient provisoirement dans l’Assemblée actuelle une personne dont la fonction spéciale serait celle de recueillir tout ce qui peut être avantageux à l’Ordre sacré des infortunés ; ils lui accorderaient la connaissance des motions et discussions qui pourraient intéresser cet Ordre respectable ; et enfin, si cet agent n’avait la voix délibérative, il aurait la voix consultative.

Cette forme d’admission, dont la proposition paraîtra d’abord étrange parce qu’elle n’avait pas été prévue dans le plan général de convocation, ne diffère cependant pas sensiblement de celle dont jouira tout individu spectateur des Assemblées ; car celui-ci ayant le droit d’entendre toutes les motions portées dans les séances, aura aussi celui de rendre ses observations publiques, et alors il sera co-délibérant de fait, quoique non Député, et l’action de son opinion, en se portant surtout au dehors, n’en sera que plus vive. L’agent du Quatrième Ordre ne recevrait donc de plus des Etats Généraux, que la faculté d’être consulté et de rendre compte sur le champ à l’Assemblée de ce dont il aurait acquis connaissance par sa correspondance générale.

Je prie tous les gens de bien de m’aider à connaître les faits de la misère locale, ses causes et ses remèdes.

Pour remplir une mission aussi supérieure à mes lumières qu’à mes talents, je prie tous les gens de bien dans toute l’étendue du Royaume, et particulièrement Messieurs les Curés, les Sociétés Philanthropiques, les Administrateurs des Hôpitaux, ces précieux Citoyens dont la bienfaisance est éclairée par l’observation assidue des maux et des remèdes, de m’adresser des Mémoires, 1° sur les causes de la misère de leur district ; 2° sur le genre d’occupation des pauvres ; 3° sur l’espèce de dénuement, soit de travaux et de salaires, soit de logement, soit de vêtements et d’autres secours ; 4° sur l’action oppressive de tous et de chacun des impôts ; 5° sur les remèdes ou les palliatifs à proposer : je les prie de rapporter des faits justificatifs, et de s’assurer de la remise des Mémoires en me les faisant parvenir, autant qu’il sera possible, par des personnes sûres, qui pourront me faire connaître leur désir sur la suppression ou la conservation de leur nom à l’impression.

Pour cela je les invite à se rapprocher du Quatrième Ordre et, ainsi, à resserrer les liens de fraternité entre tous les Ordres.

Je sais que les hommes les plus honnêtes ne sont cependant pas toujours dans une relation habituelle avec les Membres du Quatrième Ordre, et qu’ainsi beaucoup de ces petits détails intimes de la misère ne leur seront pas actuellement connus ; je les invite donc par les motifs les plus pressants, à s’en rapprocher sans délais, pour se mettre en état de scruter les maux, d’en approfondir les trois causes, physique, politique et morale, et d’en indiquer les remèdes suffisants.

En conférant ainsi avec les infortunés pour rassembler toutes les instructions qui peuvent servir à diriger ceux qui désirent réveiller l’intérêt que tout Citoyen doit à leur sort, ces Correspondants, ces Secrétaires du Quatrième Ordre, auront le plus grand soin de faire connaître à leurs humbles Commettants combien ils ont lieu d’espérer du zèle avec lequel les Etats Généraux examineront tout ce qui peut les soulager, afin que cet espoir produisant la consolation d’une part, et d’autre part attirant la bénédiction sur cette auguste Assemblée, resserre les liens de la fraternité entre tous les Ordres.

Trop honoré d’une telle Correspondance, je désirerais respecter l’intégrité de ces Mémoires ; cependant je suis obligé de représenter à mes commettants que plusieurs causes de misères étant générales, la conformité entre quelques parties des Mémoires des différentes Provinces ne permet pas de les insérer tous en entier, et qu’ainsi, pour soutenir l’attention des Lecteurs, pour remplir les vues des Auteurs, pour éviter les répétitions, il est nécessaire d’en extraire les faits, de rapprocher les réflexions et de concentrer les idées, mais en conservant toujours aux correspondants l’hommage de reconnaissance publique, due à leur zèle.

Entre toutes les grandes causes de calamité qui seront l’objet de ces Mémoires, les vicissitudes et l’excès du prix du pain et des premières denrées tiendront sans doute le premier rang. J’ai sur cet objet des propositions importantes à faire, mais je crois devoir en différer la motion jusque vers l’époque à laquelle les Etats Généraux seront prêts à prendre en considération cette grande question, afin de donner le temps aux Correspondants qui auraient des Mémoires à me faire parvenir, de m’aider à rendre ce travail plus complet et plus utile.

La félicité générale requiert l’éducation nationale à la citoyenneté qui assurera les infortunés d’être écoutés.

Il est encore un projet bien important pour la félicité générale et pour celle du Peuple en particulier : c’est l’éducation populaire. Non seulement cette éducation chrétienne aussi imparfaite qu’importante, aussi incomplète que mal administrée ; mais cette éducation nationale, qui, d’un homme rendu Chrétien par la plus pure morale, fait un Citoyen, un Patriote ; c’est cette application des principes de la morale chrétienne aux devoirs de la Société, qui seule peut faire des Lois justes, et qui seule peut les faire respecter ; et c’est de ce respect seul, et non de l’abus des forces militaires, que peuvent résulter l’amour pour la Nation comme première source des Lois, l’amour pour le Souverain comme premier Agent des Lois, l’amour de la justice et de la paix comme pouvant seul faire le bonheur de tous les Citoyens par le maintien de l’ordre et de la fraternité générale. C’est enfin par cette seule éducation nationale que les infortunés, sûrs alors d’être toujours écoutés, toujours plaints, toujours soulagés conserveraient le courage, supporteraient les maux et les travaux, auraient horreur de toute révolte contre des Lois nécessaires, et contre un Roi juste qu’ils combleraient au contraire de bénédictions.

La sensibilité de la Nation à la misère et à la paupérisation interdira l’oubli des hommes et suscitera de nouveaux moyens d’organiser la société pour les soulager.

Le logement, le vêtement du pauvre, ses maladies, leurs suites, son enfance, et sa vieillesse, les procès, les vexations, tous les tourments de son âme, tout ce qui opère l’infortune, l’accompagne ou la suit, a droit d’intéresser. Tout présente des abus ou des crimes ; tout dictera sans doute des réformes et des remèdes : ainsi lorsque la sensibilité nationale pourra s’arrêter sur ce tableau de la misère constante d’un grand nombre d’hommes, sur la chute d’un grand nombre d’individus élevés dans l’aisance, qui peut douter qu’elle ne commande au génie de dévoiler quelques nouveaux moyens, non seulement de diminuer le nombre des infortunés et de les soulager, mais de prévenir les fléaux qui dévorent ces véritables héros de la Société ? C’est alors qu’inspiré par le plus puissant des sentiments, celui de l’humanité, le Génie français aura la gloire immortelle de découvrir quelques nouvelles bases morales pour une Société mieux organisée, telle enfin que jamais la propriété, l’aisance et surtout la richesse que l’état social procure à un certain nombre d’individus, ne soient fondées sur l’oubli, sur la criminelle oppression, sur l’indigence, la misère, la douleur et la mort d’un grand nombre d’hommes.

L’humanité dicte même de dévoiler les abus de pouvoir et la cruauté dont les criminels sont victimes.

Après avoir considéré tout ce qui produit, entretient et propage l’infortune, tout ce qui intéresse le Quatrième Ordre, l’humanité dicte encore de suivre le sort des malheureux que le défaut de principes, l’excès du besoin, le manque de courage ont jetés dans le crime, et surtout de ceux qui, n’ayant retiré de l’exercice des plus grandes vertus que le mépris d’une société aussi injuste que corrompue, ont enfin cessé de respecter des Lois qui n’étaient sévères que contre eux. Il est digne, sans doute, de toutes les âmes honnêtes de ne pas se contenter de gémir sur le dernier terme de l’infortune, mais de suivre encore ceux qui se sont ainsi bannis d’une société mal ordonnée, ceux que la sûreté commune soumet à la captivité, soit dans ces gouffres appelés Dépôts, soit dans d’autres maisons de correction. C’est dans ces lieux d’horreur, où le criminel invoque en vain toute la rigueur de la Loi, où les tortures ne peuvent servir à l’exemple, où on fait l’exception la plus cruelle à l’intention du Roi, exprimée d’une manière si touchante dans les Lois mémorables qu’il a portées pour la suppression de la question préparatoire et des cachots ; c’est, dis-je, dans les détails intimes de tout ce qui regarde l’approvisionnement et la police de ces maisons, que tout homme de bien doit descendre, c’est là qu’il doit observer si en effet les abus d’administration et d’autorité, si l’oppression et la barbarie résident dans ces affreux séjours comme dans leur climat propre ; si les Préposés s’endurcissent aux cris de leurs victimes, n’y font pas de véritables cours de rapines et de cruautés ; si le sang et les larmes des hommes séparés de la société ne servent pas ainsi au luxe, à la tyrannie, et même à la gloire de chefs encore plus criminels qu’eux. C’est alors que frémissant d’horreur, le vrai Citoyen devra sans réserve, comme sans crainte, dévoiler aux yeux de la Nation effrayée, tous les vices, tous les crimes de ces établissements, et montrer l’un des foyers d’où le despotisme, les abus et les forfaits impunis, se répandraient sur toute la Société.

1 Touché par le malheur, j'apprends à secourir les malheureux (NDLR)

2 Ce n'est pas assez de rendre témoignage des vertus et des belles actions de la classe des infortunés, du Quatrième Ordre ; il faut encore lui

Vers la moitié du mois de janvier dernier, dans la Paroisse d'Orville, près de Grasset-en-Berry, le nommé Leblanc, âgé de 90 ans, chef de plusieurs

1 Touché par le malheur, j'apprends à secourir les malheureux (NDLR)

2 Ce n'est pas assez de rendre témoignage des vertus et des belles actions de la classe des infortunés, du Quatrième Ordre ; il faut encore lui obtenir l'hommage d'admiration qui est due à tant de traits héroïques, dont le recueil formerait les véritables fastes d'une Nation vertueuse. C'est donc acquitter le plus délicieux des devoirs que de publier le trait suivant :

Vers la moitié du mois de janvier dernier, dans la Paroisse d'Orville, près de Grasset-en-Berry, le nommé Leblanc, âgé de 90 ans, chef de plusieurs générations, voyant que les glaces empêchaient de moudre le peu de grain qu'il avait envoyé au moulin, et que, faute d'argent, sa famille allait mourir de faim, refusa de prendre sa part d'un peu de pain que la charité de quelques personnes avait accordé ; il déclara fermement que son temps étant fait, il regarderait comme un vol de diminuer la part de ceux qui avaient droit à une longue vie, pour prolonger quelques jours inutiles ; qu'il espérait que la miséricorde de Dieu lui serait favorable, puisqu'il le faisait pour soulager sa famille. Cet homme extraordinaire, qui abandonnait les restes d'une vie que les vieillards défendent plus que les jeunes gens, persista dans cette résolution pendant deux jours : enfin, le moulin tourna ; le Meunier apporta la farine, et les petits enfants qui l'aperçurent les premiers, courant avec les transports d'une sensibilité digne de cette race, et s'élançant vers son lit, crièrent : Papa, voilà le Meunier ! Papa, voilà le Meunier ! et ce ne fut qu'après leurs prières les plus vives, qu'après s'être assuré qu'il ne retrancherait rien du nécessaire de ses enfants, qu'il se détermina à prendre sa part, et à conserver un homme aussi riche au moral, que pauvre au physique.

Louis Dufourny de Villiers

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