Aujourd'hui, pour défendre certaines idées, des associations se montent, dont le combat est purement médiatique, sans autre forme d'action dans la société. Ce n'est pas le cas d'ATD Quart Monde qui se fonde sur un combat de terrain avec les plus pauvres. Mais Joseph Wresinski avait bien senti l'importance des médias dans la construction de notre société, lui qui a travaillé avec une attachée de presse dès les années soixante-dix, quand peu d'associations misaient sur la professionnalisation pour faire passer le message. Cependant, la médiatisation est une œuvre délicate : faire progresser les idées sans se mettre en péril, provoquer la rencontre sans exposer inutilement, favoriser les débats demande un savoir-faire à partager avec les journalistes… Ainsi l'information respecte à la fois les contraintes journalistiques et la dignité des personnes.
La force de frappe des médias est telle qu'elle angoisse les équipes proches des familles très pauvres. Si l'on accepte cette interview, quelles conséquences ? Cela va-t-il mettre cette famille dans la ligne de mire des travailleurs sociaux ? Significative de cette inquiétude, une histoire circule parmi nous. Celle d'une famille qui accueillait une équipe de télévision, en présence d'un autre militant. On cherchait à illustrer le mal-logement. Un rat traverse la pièce aussitôt suivi par la caméra. Quelle chance pour le reporter : une telle image ne pourra que renforcer le propos. S'ensuit une longue discussion entre le journaliste et la militante qui accompagnait l'équipe à propos du risque qu'ils auraient fait courir à cette famille en montrant ces images : déclaration d'insalubrité, retrait des enfants, les conséquences peuvent être énormes.
Cet exemple est tout de même positif : il a suffi d'une discussion avec le journaliste pour que le pire soit évité. Une interface nécessaire pour ne pas imposer aux équipes ou aux familles une rencontre qui se révèlerait néfaste.
Informer ou illustrer ?
Les écueils sont nombreux. Et notamment cette recherche permanente de l'identification du public. Comme si l'homme ne pouvait être ému que par son semblable. Certains journalistes prennent leurs spectateurs, lecteurs, auditeurs pour des idiots égoïstes, incapables d'empathie pour une cause trop éloignée de leur vie. Le mal-logement est ainsi beaucoup plus traité dans les médias depuis que la Fondation Abbé Pierre a montré combien les Français craignaient, pour eux-mêmes ou leurs proches, de tomber un jour à la rue… Et le degré de similitude demandé va assez loin. Les journalistes recherchent souvent un pauvre français, qui vit en appartement ou maison, mais pas en caravane, ou en tout cas pas issu des gens du voyage - même sédentarisés depuis trente ans, ceux-ci ont toujours aussi mauvaise presse -, si possible un couple dont l'un des deux travaille. Le souci du détail va parfois jusqu'au nombre d'enfants. On s'aperçoit ainsi à quel point l'information est « spectaculaire ». Il s'agit à proprement parler d'un casting. Dans ces conditions, bien souvent, nous leur demandons de passer leur chemin. La force des militants Quart Monde ne passe pas quand l'objectif est de les utiliser et non de les écouter. Le respect des droits, la dignité des personnes sont ignorés quand le journaliste vient non pas chercher une information mais illustrer un propos pré écrit.
Or ces demandes précises sont fréquentes. Elles arrivent par vague, on pourrait dire par mode. Depuis 2006, se sont succédé les bidonvilles, les familles monoparentales, le travailleur pauvre - vivant si possible dans sa voiture - et depuis quelques temps la famille avec enfants, en errance d'hôtels en centre d'hébergement. On peut y voir l'impact de la communication des associations ou des rapports statistiques… Mais la réalité est plus crue, il s'agit avant tout de la fameuse « circulation circulaire de l'information » décrite par Bourdieu. Les associations peuvent souhaiter à tout prix porter un sujet dans le débat public, il ne « prendra » pas tant qu'un grand journal ne s'en sera pas fait le fer de lance. Lors de la dernière Journée mondiale du refus de la misère, nous souhaitions médiatiser impacts du mal-logement sur les enfants. Sans grand succès jusqu'à ce très bel article de Doan Bui, dans le Nouvel Observateur le jeudi 15 octobre 20091, sur une jeune fille du Val d'Oise. Elle y raconte avec tellement de force les années d'errance qu'elle a connues avec sa famille que nous avons ensuite été sollicités par tous les plus grands médias, les uns après les autres.
Permettre la rencontre
Nos relations avec les journalistes ne peuvent être celles de « fournisseurs » de témoins pauvres qui sauront mettre en mots une réalité fantasmée. Il s'agit avant tout d'un échange. Ce journaliste qui vient aujourd'hui rencontrer cette personne afin qu'elle témoigne, nous lui rendons un service : il va pouvoir illustrer un problème d'actualité. Mais nous y gagnerons également parce qu'il va parler de nous et de la problématique qui nous intéresse. Cette rencontre ne fructifiera que si elle se vit pleinement. Ainsi, il y a peu, nous avons pu travailler avec une journaliste d'Enfants Magazine, sur la question de la pertinence des placements liés à la pauvreté. Un sujet dont les journalistes peinent à se saisir tant il est complexe. Tant de fois suggéré et tant de fois abandonné par des médias qui pensent que le sujet sera mal reçu par l'opinion. Or ce sujet habitait cette jeune femme journaliste depuis un article écrit l'année dernière sur une famille du Val d'Oise. Elle avait vécu une vraie rencontre avec ce jeune couple et la volontaire qui l'accompagnait. Un moment de partage où la famille s'est ouverte des difficultés qu'elle venait de connaître à travers le placement de ses enfants. Un moment de vérité, hors micro. Qui l'a hanté une année entière avant de pouvoir revenir sur ce sujet si difficile.
Une belle victoire, indispensable pour faire bouger les choses.
Le pouvoir des médias
Comment faire comprendre au grand public ce que vivent les personnes très pauvres sans travailler avec les médias ? Comment comprendre l'avilissement des distributions alimentaires si nul ne raconte les astuces pour avoir moins honte quand on y va, comme cette personne qui dit emmener ses propres sacs Carrefour pour y mettre les dons et ainsi oser rentrer dans le quartier la tête haute ?
Il faut, dès qu'on le peut, saisir l'opportunité du dialogue avec le journaliste qui cherche une illustration pour aller plus loin. Pour réfléchir ensemble au sujet et lui proposer une intervention plus large que celle pour laquelle il nous a sollicités. Récemment, France 3 cherchait quelqu'un qui puisse témoigner de la précarité énergétique. Ce terme en passe de devenir à la mode et qui désigne le fait qu'aujourd'hui, de plus en plus de personnes sont contraintes à des choix budgétaires ubuesques : avoir chaud ou manger sain, par exemple, voire s'endetter pour se chauffer… Il est important que le plus grand nombre soit conscient de ces situations, il faut que certains témoignent pour permettre cette prise de conscience. Cependant, si le sujet du journaliste s'arrête à l'exposition des faits, pour nous, militants des droits de l'homme, il est incomplet. Dans ce cas précis de France 3, le dialogue noué avec le journaliste au cours de la recherche d'un témoin a permis de cheminer petit à petit vers un sujet qui ferait cohabiter le récit d'une situation innommable et les propositions d'ATD Quart Monde pour changer les choses. De même, l'année passée, au moment de la mise en place du RSA, le dialogue avec une journaliste de France Info cherchant quelqu'un qui bénéficierait pour la première fois de cette allocation a permis d'orienter le sujet vers l'avis des premiers concernés sur ce changement. Ainsi, des militants du Val d'Oise ont pu exprimer leurs craintes, leurs appréhensions face à ce nouveau dispositif qui les laissait encore et toujours sur le côté de la route, sans promesse de changement. Elle a été très marquée de la puissance de la réflexion de ces militants et était vraiment ravie d'avoir pu dépasser son idée première.
Répercussions positives et inattendues
Bien souvent, l'exposition médiatique a des répercussions positives. Parfois inattendues. Ainsi, récemment, une volontaire du Val d'Oise me parlait de ce couple, vivant en caravane sur un terrain occupé illégalement, qui s'était entendu dire par les policiers passant régulièrement que, maintenant qu'il y avait eu un article sur eux dans un magazine, on ne pourrait plus les déloger. De même, toujours dans le Val d'Oise, la dénonciation dans le journal local des conditions de vie d'autres familles logées dans des caravanes sans eau ni électricité, avait permis dans les semaines qui suivirent d'améliorer sensiblement leur confort.
La pression médiatique peut se révéler un véritable pouvoir lors de bras de fer avec les autorités. Les exemples sont nombreux, comme ce père de famille du 20ème arrondissement, sans-papier, arrêté sur son lieu de travail et qui, malgré une présence massive de parents d'élèves et d'enseignants à ses côtés, restait retenu en centre de rétention. Les recours juridiques épuisés, ses soutiens en sont arrivés à solliciter les médias. Interviewé sur RTL qui devait ensuite contacter la préfecture, l'un des parents d'élèves a eu la surprise d'apprendre l'élargissement du père retenu, immédiatement après l'appel des journalistes... sous condition de faire annuler le sujet par la radio !
Les militants Quart Monde sont souvent les premiers convaincus de l'importance des médias. Ainsi à la fin de la dernière trêve hivernale, nous avons reçu l'appel d'un couple de militants. Le centre où ils étaient hébergés depuis deux mois devait fermer quelques jours plus tard, faute de subventions. La parution d'une pleine page dans Libération, associée au combat des citoyens sur place, a permis de repousser la fermeture d'un mois et demi, le temps de trouver une solution pour tous les hébergés.
Même dans le débat politique, la presse peut avoir pour effet d'inverser les priorités. Ainsi, début 2009, nous avons appris qu'un texte de loi sur l'adoption, particulièrement inquiétant pour les familles très pauvres dont les enfants sont placés, devait passer en Conseil des ministres, puis devant le Parlement avant l'été. Inquiets, nous avons organisé une rencontre avec les journalistes de l'AFP spécialisés dans le social, afin d'expliquer nos craintes. Nos propos, assez bien relayés dans la presse, associés au travail auprès des parlementaires ont permis de repousser cette réforme (en janvier 2010, elle n'a toujours pas été présentée devant le Parlement) et probablement de l'amender des parties les plus inquiétantes.
Nous qui cherchons en permanence à provoquer la rencontre entre des personnes de différents milieux, devons être bien conscients de la chance que provoque tout nouveau reportage. La rencontre avec les militants Quart Monde est toujours forte. Combien de fois après un papier ai-je eu droit au « Merci », du journaliste. La rencontre, la vraie, celle pendant laquelle il se passe quelque chose, avait eu lieu. Celle qui fait qu'on ne pense plus jamais aux gens de la même façon. Celle qui change la vision du journaliste. Et quels meilleurs défenseurs que ces nouveaux alliés qui savent utiliser les codes d'aujourd'hui ?
Au-delà des journalistes touchés par notre action, combien d'alliés, de volontaires sont arrivés à ATD Quart Monde suite à une émission de télévision, de radio ? Grâce à un article qui a particulièrement su mettre en valeur l'action d'ATD Quart Monde ? A chaque intervention dans les médias, nous semons une petite graine. Elle peut mettre plusieurs années à germer. La première instille le doute dans un esprit parfois fermé. La deuxième suscite l'intérêt. La troisième provoquera l'engagement pour cette cause qui a su nous toucher. Chaque rencontre avec un journaliste est une étape qui fait grandir nos idées. Cela ne signifie pas qu'il faut y aller les yeux fermés, il faut se préparer, réfléchir... mais ne pas hésiter.