Pierre Naves
Il existe aujourd'hui une compréhension plus grande de ce qu’est le droit de vivre en famille et une volonté de le mettre en œuvre. En témoignent la loi de lutte contre les exclusions, mais aussi, plus récemment, la circulaire du 10 janvier 2001 ou les travaux de la commission Deschamps sur l’accès au dossier des familles en assistance éducative.
Pour la rédaction de notre rapport, nous avons étudié un peu plus de 100 dossiers. Dans tous les dossiers, la décision de placement était légitime, fondée, au moment où elle a été prise. Mais nous n'avons pas pu étudier si, deux ans avant, on n’aurait pas pu éviter que la situation se dégrade. Et nous insistons en disant que, dans tous les cas, il y avait des situations de précarité, de difficultés financières. Mais à un moment, la situation était tellement dégradée sur le plan de l’éducation des enfants que la seule solution, apparemment, c’était la séparation. Nous disons deux choses : d’abord, prenons les choses plus en amont, regardons la question des conditions de vie des familles. Et ensuite, comment est-ce que la séparation, le placement se passent ? Parce que malheureusement, actuellement, ça se passe très souvent mal, c’est mal organisé, on n’écoute pas bien les gens, un avocat serait utile, etc.
Or, il faut rappeler que le droit, quand il y a une intervention judiciaire, c’est que les parents « dont l’enfant a donné lieu à une mesure d’assistance éducative, conservent sur lui l’autorité parentale et en exercent tous les attributs qui ne sont pas inconciliables avec l’application de la mesure. » C'est l'article 375-7 du Code civil. Même dans la contrainte, les parents conservent l’autorité parentale. Le juge est là pour dire où s’arrête la liberté des parents, et, dans la mesure du possible, il doit rechercher l’adhésion des familles.
Si l’on s’intéresse aux pratiques socio-éducatives, on s’aperçoit de la qualité assez médiocre des informations transmises à l’inspecteur de l’Aide Sociale à l'Enfance ou des signalements adressés à l’autorité judiciaire. (par exemple sur le milieu de vie, sur les revenus…). Souvent, dans les rapports, l’accent est mis sur les aspects négatifs et non sur les compétences de la famille. Ces rapports comportent des affirmations à caractère psychologique mais rarement étayées par des faits précis : ils ne précisent pas s'ils ont été réalisés à l’issue d’une évaluation pluridisciplinaire, et ne proposent pas d’alternatives.
On constate également que les professionnels de ce secteur travaillent sous une pression dont la source réside dans l’urgence sociale. Celle-ci « presse » le travailleur social du secteur, l’instituteur, le médecin, lesquels, à leur tour, vont « presser » leurs supérieurs hiérarchiques qui se retourneront alors vers le parquet lequel interpellera en urgence également le juge des enfants. L’urgence sociale provoque une déformation de la réalité et contraint chaque acteur du dispositif à intervenir de façon dérogatoire à son fonctionnement habituel, le laissant avec l’impression qu’il n’a pas été en mesure de conduire son intervention « dans les règles de l’art » et participant de ce fait à sa dévalorisation à ses propres yeux. Confrontés à la croissance du nombre de situations difficiles et des tâches de gestion de plus en plus nombreuses, les professionnels n’ont pas assez de temps pour travailler, au fond, avec les familles.
L’urgence sociale démultiplie les peurs : magistrats du parquet, juges des enfants, inspecteurs de l’enfance, travailleurs sociaux et éducatifs ont à la fois peur du placement, peur de mal faire, peur de la dégradation de la situation familiale, peur de la violence des parents et des mineurs, peur de leur éventuelle mise en cause pénale… Ces peurs se traduisent par une absence de prise de risque éducatif par les professionnels et un manque d’innovation dans le choix des mesures. Malgré un mouvement de diversification, les méthodes de l’action éducative demeurent en effet trop stéréotypées. Elles sont assez peu réactives et difficilement adaptables à la situation du mineur pour lequel une séparation temporaire d’avec la famille s’avère nécessaire. Nous n’avons d’ailleurs constaté, dans aucune des situations étudiées, l’existence d’un montage souple qui aurait pu faire appel à une série d’interventions graduées comme par exemple celle d'une travailleuse familiale, d'une assistante maternelle pour un accueil de journée, en les combinant au savoir-faire d’un éducateur.
De même, la dialectique mesure individuelle/mesure collective n’est pas souvent pensée comme un tout. La dialectique proximité/éloignement des lieux d’accueil n’est pas non plus travaillée en tant que telle. Au contraire, le choix de la mesure éducative est trop souvent guidé par la seule alternative : AEMO ou placement, et dépend, beaucoup plus souvent, de l’offre existante en matière de mesure éducative que des besoins, précisément évalués, de la famille et de l’enfant.
C’est pourquoi nous plaidons pour la mise en place de ce que nous appelons des « stratégies éducatives » pour chaque situation, afin qu’au lieu de dire : « Il y a un gamin qui ne va pas bien, quel est le service ou l’établissement qui peut l’accueillir ? », on dise : « Ce gamin, il ne va pas bien ; à partir de ce moment là, on va essayer de trouver la meilleure stratégie éducative à mettre en place. » Cette stratégie éducative doit être élaborée entre professionnels et parents et non pas, comme aujourd’hui, essentiellement élaborée par les professionnels, avec toute leur bonne volonté, mais de leur côté. S’il y a une vraie discussion pour l’élaboration du projet éducatif, on va avoir du « cousu main », et s’il doit y avoir placement, ce sera un placement adapté, modulé en fonction de la réalité de la famille, et qui permette le retour dans la famille. S’il n’y a pas cette discussion avec la famille, si ce lien n’est pas travaillé, il y aura un décalage encore plus important quand l’enfant reviendra à la maison.
Bruno Cathala
Entre les familles et les professionnels il y a une incompréhension importante. Je vais prendre deux exemples. Il y a des familles qui disent : « Surtout on ne veut pas voir l’assistante sociale », parce qu’on commence par voir l’assistante sociale, puis on a une aide, puis on a une AEMO, puis on a l’enfant placé. Donc, quand l’assistante sociale vient, on ferme les volets, on ne veut pas la voir, on ne répond pas, etc. Ce qui provoque de l’autre côté, du côté des professionnels, une inquiétude encore plus importante, et qui peut aboutir au placement de l’enfant. On voit bien là qu’il y a des logiques qui sont des logiques différentes et qui ont du mal à se comprendre. Par ailleurs, les familles n’ont pas accès à leur dossier si elles n’ont pas d’avocat. Certes, c’est actuellement la loi, mais cela pose un énorme problème. Quand les familles vont dans le bureau du juge, elles savent quand même un peu qu’il y a des choses qui ne vont pas bien, au sujet desquelles il y a eu, sans doute déjà, une discussion avec un travailleur social. Mais elles ne peuvent savoir précisément ce qu’il y a dans le dossier. De surcroît, certaines pratiques entretiennent le sentiment d’une connivence entre le juge des enfants et les travailleurs sociaux, comme le fait, pour le juge, de recevoir les familles après les éducateurs. Dès lors, pour les parents "tout est joué d’avance. " Et donc, à partir de ce moment là, il y a deux solutions. Soit la famille se met en colère, claque la porte et s’en va, ce qui ne règle pas vraiment le rapport avec le juge. Soit, je reprends ce qu’on nous a dit, « on fait la biche », et la famille fait semblant d’être d’accord sur tout ; et là encore, on est dans l’incompréhension. Voilà pourquoi il faut que les gens aient accès aux écrits et qu'il y ait un débat contradictoire.
Dans la rédaction des jugements, il faut accorder une attention particulière à la motivation de la décision. L’emploi de termes au sens trop hermétique n’est pas rare. Au surplus, la pratique consistant à ne motiver que, très brièvement, les ordonnances et les jugements ne facilite pas une démarche en vue du retour des enfants, les parents étant dans l’impossibilité d’indiquer les évolutions de leur situation par rapport à des objectifs qui ne sont pas fixés dans la décision. Cela entraîne d’ailleurs la tentation, pour les différents intervenants, lorsque les travailleurs sociaux estiment que les enfants évoluent bien pendant leur placement, de poser des exigences trop importantes pour le retour des enfants au foyer parental. Il faut donc rappeler aux juges des enfants l’obligation de motiver, de façon explicite et dans un langage accessible, leurs décisions. Elles doivent faire apparaître, outre les éléments constitutifs d’un danger, les objectifs qui sont posés par le juge des enfants qui ordonne cette mesure. Ces objectifs doivent être précis, de manière à permettre une évaluation du travail accompli. Et ces magistrats doivent également motiver toutes les autres mesures qu’ils ordonnent. Enfin, il faut éviter que le système judiciaire ne vienne sanctionner l'échec du travail éducatif, l’échec de la relation éducative, et là, il y a quelque chose qui est très délicat à percevoir. Quand un travailleur social ne s’entend pas avec la famille, qu’il s’est fait – au mieux – claquer la porte au nez, il peut finir par se dire : « C’est fini, avec cette famille, on ne peut pas travailler. » Mais il ne faut pas pour autant que le juge place l’enfant après : il faut retravailler, dans un cadre judiciaire, cet échec d’une relation d’appui éducatif qui n’est pas du tout évidente pour les parents.