Paix et reconnaissance mutuelle

Pierre Saglio

Citer cet article

Référence électronique

Pierre Saglio, « Paix et reconnaissance mutuelle », Revue Quart Monde [En ligne], 222 | 2012/2, mis en ligne le 05 novembre 2012, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5334

Au colloque à l’Unesco, le 26 janvier 2012, l’auteur livre ce qu’il a appris du père Joseph Wresinski en vivant à ses côtés pendant dix ans (1976 – 1986), et sur la base de ses écrits.

Le père Joseph ne supportait pas l’humiliation, jamais.

Il l’avait vécue dans son enfance et il en était resté un écorché vif tellement il en avait souffert. C’était d’être méprisé par d’autres hommes, de dépendre du bon vouloir d’autres hommes. Pour lui, c’était la pire des violences.

Il n’a jamais cessé de dire qu’on ne pourrait pas vivre en paix tant qu’un seul homme serait maintenu dans l’humiliation et la dépendance d’autrui. Il se mettait dans des colères incroyables pour nous le rappeler avec force.

Il savait le courage individuel et collectif qu’il faut avoir pour faire face à la honte et, du coup, il avait un profond respect pour tous ces gens qui se révoltaient contre l’humiliation. Il nous a toujours dit le profond respect que nous devions avoir pour chacune de ces résistances.

Il savait aussi que ces résistances n’aboutiraient pas, tant qu’on ne saurait pas les comprendre, en tirer des enseignements sur la paix à construire. Il nous a toujours demandé d’apprendre, de retrouver l’homme et de comprendre le peuple qui pose ces actes de résistance pour nous mettre à ses côtés et à son école.

Il était exigeant pour qu’on se questionne face à cette violence de l’humiliation des pauvres  : qui sommes-nous face à cette violence  ?... Et en même temps, il savait aussi nous soutenir lorsqu’il sentait que l’un de nous allait caler face à la souffrance qu’impose le mépris.

Il distinguait quatre façons de résister face au malheur (il utilisait souvent ce mot).

La résistance désespérée et «  furieuse  » de l’homme seul

Face à la violence sournoise qui vous écrase, qui fait que vous êtes sans cesse à la merci des autres, l’homme risque de se révolter d’une façon terrible et incohérente si on le laisse seul. «   Ce n’est pas un violent, c’est un furieux  ».1 Dans sa révolte, parfois l’homme met dehors sa femme et ses gosses, ou il s’en va comme l’a fait son propre père  ; la femme s’engueule avec l’assistante sociale et la met à la porte ou bien elle s’enferme chez elle et n’ouvre plus à personne. Parfois même elle part en laissant ses enfants sans rien.

Quand l’homme pauvre devient furieux, sa révolte se retourne contre lui et l’isole encore plus. Les autres, tous les autres, disent que, vraiment, on ne peut rien faire avec cet homme, qu’il vaut mieux prendre ses distances, qu’il est malade, fou furieux et doit être enfermé et c’est un cercle vicieux.

Le père Joseph a toujours exigé de chacun de nous de ne jamais condamner de telles révoltes, de tenter envers et contre tout de nous mettre aux côtés de ceux qui la portent pour qu’ils ne restent pas seuls, enfermés dans leur désespoir face à la violence de l’humiliation. Il a aussi toujours été très exigeant, chaque fois qu’il sentait l’homme capable d’une autre forme de révolte pour éviter qu’il s’enferme dans une violence qui risquait de le détruire.

L’esquive individuelle de la violence

Tous les jours et partout dans le monde, les pauvres sont obligés d’esquiver la violence, de pactiser avec elle. Tous les jours également, ils s’efforcent, envers et contre tout, de créer l’accord, de s’entendre entre eux et avec les autres.

En 1984, dans deux conférences où il parle de la non-violence, le père Joseph rappelle que l’homme soumis à la violence sournoise de la dépendance et de l’humiliation fait tout pour «  éviter tout ce qui pourrait provoquer l’affrontement et l’empêcher de vivre dans un état qui aura au moins un semblant de paix.  ». «  L’homme pauvre et sans défense, que peut-il faire sinon s’esquiver  ?  »2

Il s’esquive face à ceux qui l’accusent ou accusent les siens.

 «  Des parents ne diront rien quand l’instituteur leur dira que leur fils ne fera jamais rien de bon…Ils enferment leur rancœur lorsqu’un éducateur leur fait la leçon, lorsqu’ils restent sans parole devant le juge.  » Au fond, l’homme pauvre sait - parce qu’il a vu faire ses parents, ses voisins, tous ceux qui vivent la même humiliation - il sait s’adapter à ce que l’autre attend  ; il sait se taire, éviter de dire son désaccord.

La «  soif insensée d’être reconnu comme un frère  »

Le père Joseph insiste également fortement là-dessus. Combien de fois l’ai-je entendu nous rappeler comment les pauvres savaient se réconcilier avec leurs voisins, avec leurs familles, faire la paix.

Ainsi celui qui va se réconcilier avec son voisin  qui sort de prison après avoir été condamné pour avoir volé sa famille ou agressé ses enfants. Il va se réconcilier avec lui car il sait qu’il n’a pas d’autre choix, d’autre alternative que de vivre à ses côtés.

De même quand la vie trop dure a abouti à des drames au sein même des familles. Combien de fois va-t-on se réconcilier pour préserver la famille  ?

De même lorsque certains renoncent à demander justice quand ils savent qu’ensuite ils seront seuls pour assumer les conséquences dans les relations avec le propriétaire qui le vole, l’employeur qui ne le paie pas, etc.

Mais bien souvent, comble de l’humiliation, ses efforts pour se réconcilier avec son voisin avec qui il s’est battu la veille ne sont même pas reconnus comme des efforts, comme un véritable savoir-faire de réconciliation et de paix, mais comme de l’inconstance.

Le père Joseph n’a cessé de nous mettre en garde lorsque les pauvres n’ont pas d’autre issue que ces esquives individuelles. Il disait même que cette issue est dangereuse pour le pauvre.

Elle est dangereuse car elle ne mobilise pas contre l’injustice que vit le pauvre, elle risque toujours de le maintenir dans la dépendance. «  Elle provoque chez nous les gestes d’une pitié qui ne va jamais jusqu’à la fraternité… Elle maintient le statu quo des faux rapports entre les riches et les pauvres.  »

Au fond, elle ne casse pas l’humiliation et la dépendance.

La résistance collective fondée sur l’égale dignité entre tous

Le père Joseph n’a cessé de se battre pour nous unir, pour rassembler son peuple d’abord et aussi ceux qui ont fait le choix de se mettre à ses côtés. Il savait qu’on ne peut faire face seul à la misère, à la faim, à l’humiliation et à la dépendance. Il nous faut impérativement nous mettre ensemble3, mais pas n’importe comment.

- Il faut nous mettre ensemble pour réfléchir, apprendre, s’instruire ensemble. Les Universités populaires Quart Monde, dans le monde entier, sont ces lieux d’une pensée nouvelle «  où la parole est au service d’un nouveau savoir, élaboré ensemble, fondant l’unité, fondant la paix.  ». On se met ensemble dans une connaissance nouvelle, renouvelée par toute la réflexion sur la résistance opiniâtre des pauvres  ; on se met ensemble dans une reconnaissance de la connaissance des pauvres.

- Il faut nous mettre ensemble pour se serrer les coudes, pour faire face ensemble à la violence. On se met ensemble en étant tous engagés dans le combat pour qu’enfin les droits de l’homme soient respectés pour tous, on se met ensemble pour que personne ne soit plus abandonné. «  La démocratie se désavoue elle-même lorsqu’elle considère l’abandon des plus faibles comme inéluctable…  »4

- Il faut nous mettre ensemble d’une façon qui renouvelle profondément les relations entre les hommes, individuellement et collectivement parce que chacun est dans une égale dignité avec les autres.

Le père Joseph aurait presque cent ans aujourd’hui. Cela veut dire qu’il est de la génération de ceux qui ont connu la terrible guerre de 39-45 en Europe, pendant laquelle on a voulu totalement nier l’humanité d’une partie des hommes. Il savait où cela nous avait mené et se souvenait qu’on ne construit pas la paix sur la négation de l’humanité de certains.

Il savait aussi que c’est en se mettant face à cette violence extrême, en tentant de la comprendre pour l’éradiquer que les hommes ont voulu et su créer les meilleures initiatives pour la paix de tous. Je pense à la création de l’ONU, je pense à la Déclaration universelle de 1948. Il savait que c’est par cette réflexion et ce combat que les hommes ont découvert les droits de l’homme et il savait que les hommes qui ont porté cela (les Cassin et autres) ont toujours lié «  la terreur et la misère  ».

C’est dans cette lignée, dans ce prolongement qu’il situe sa réflexion et son combat. Il était convaincu qu’en se mettant sérieusement face à la violence extrême qui détruit les plus pauvres et nie leur humanité, on avance tous vers la paix.

1 La violence faite aux pauvres, revue Igloos n°39, janvier 1968.
2 Conférence publique de Joseph Wresinski, en 1984 sur «  L’histoire du Quart Monde et la non-violence  ».
3 Cfr. «  S’unir est un devoir sacré  », et le texte inscrit sur la dalle commémorative des victimes de la misère, Place du Trocadéro à Paris
4 Cfr. note 2.
1 La violence faite aux pauvres, revue Igloos n°39, janvier 1968.
2 Conférence publique de Joseph Wresinski, en 1984 sur «  L’histoire du Quart Monde et la non-violence  ».
3 Cfr. «  S’unir est un devoir sacré  », et le texte inscrit sur la dalle commémorative des victimes de la misère, Place du Trocadéro à Paris, inaugurée le 17 octobre 1987.
4 Cfr. note 2.

Pierre Saglio

Membre actif du Mouvement ATD Quart Monde dont il a été le président pour la France de 2002 à 2010, Pierre Saglio est cadre au sein du journal Ouest-France.

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND