« Le poids des mots »

Martine Le Corre

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Martine Le Corre, « « Le poids des mots » », Revue Quart Monde [En ligne], 225 | 2013/1, mis en ligne le 05 août 2013, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5540

Index de mots-clés

Joseph Wresinski, Militantisme, Jeunesse

[…] Il y a des mots qui t’honorent, te grandissent, t'élèvent et d'autres qui te réduisent, t'anéantissent, te détruisent et c'est avec ces derniers que je me suis forgée.

Les mots qui cassent

Je suis née en milieu de pauvreté, j’ai grandi de bidonvilles en cités dortoirs et c’est à l'école que je me suis rendue compte que nous n'étions pas tous les mêmes et que l'on pouvait n’être considéré qu'à partir de sa position sociale. La mienne portait l'étiquette « pauvre », je dirais même « mauvais pauvre ».

De ce fait, avec ma famille, avec les familles avec qui nous partagions le quotidien dans ma cité d'urgence, j'ai vécu la relégation, l'humiliation, les séparations, les expulsions, l'exclusion, la mise à l'écart, l'isolement, le jugement, le rejet, la honte, la peur, le mépris.

Tous ces mots, chacun de ces mots ont eu des effets sur ma vie, mon histoire.

C'est avec le poids de chacun de ces mots que j'ai tenté de grandir.

Une chose était devenue certaine : je n'étais pas comme les autres. Ma famille, les familles du quartier, nous n'étions pas traités, considérés comme les autres.

J’avais une totale conscience de cela mais je me sentais impuissante.

Certains parmi nous ont essayé de mille et une façons de casser tous ces préjugés, souvent de manières maladroites, parfois inappropriées.

Tous ceux à qui j'en voulais de m'avoir ainsi maltraitée avec des mots qui me cassaient ont fini par avoir raison de moi, je me suis pliée aux jugements des autres, j'ai fini par intérioriser ces mots, par croire que ma vie ne valait pas grand chose, que je ne valais pas grand-chose, que j'étais une idiote, une « pas comme les autres », une « asociale », une inutile, un « cas soc », une incapable, une ratée, une pauvre et rien qu'une pauvre, quoi !

Je me suis résignée, me disant que j'étais née du mauvais côté de la barrière ; je n'avais pas les codes de l'autre monde.

Je n'avais pas les mots pour dire l'injustice, les mots pour dénoncer, les mots pour me défendre.

Au plus profond de moi, malgré tout, j'ai pu préserver une révolte encore sourde… Je la sentais présente au creux de moi.

Les mots qui honorent

C'est à cette période - j’avais dix-huit ans - que j'ai rencontré le Mouvement ATD Quart Monde, un Mouvement de lutte contre la misère, fondé par le père Joseph Wresinski au cœur du bidonville de Noisy-le-Grand en 1957. Cet homme avait lui-même vécu la grande pauvreté.  Par expérience, il savait ce que les familles vivaient. Alors avec les plus pauvres d'entres elles, en partant toujours de ceux qui étaient les plus maltraités par la vie,  il a fondé le Mouvement et il a commencé à se faire connaître, à se faire entendre.

Suite à un de ses appels, des jeunes venus de partout se sont engagés à ses côtés et ont fait le choix de partager la vie, le quotidien des familles les plus pauvres. D'abord dans de nombreuses villes en France et puis plus tard le Mouvement est devenu mondial. C’est ainsi que sont nés le Volontariat et l’Alliance du Mouvement.

J’ai vécu cette rencontre avec le Mouvement comme  une véritable chance. ENFIN on me proposait un défi de taille, un combat, une lutte… AVEC D’AUTRES ! Ce n’était pas quelque chose de personnel, non ! Père Joseph me proposait un combat pour mon milieu, un combat pour me libérer avec ce Mouvement, un combat ambitieux, exigeant avec comme boussole le plus pauvre d’entre nous.

C’est alors que j'ai osé, parlé, écouté, dénoncé, revendiqué, exprimé, contrôlé mes propos, réfléchi, appris à croire que je n’étais pas une nulle, que mon milieu était porteur de valeurs.

Voilà de nouveaux mots qui prenaient sens dans ma vie et pouvaient aussi se transformer en actions.

Je me suis découverte intelligente (enfin un peu quoi!), entreprenante, battante, et j'ai découvert cette notion de milieu, de mon milieu et combien il était important de ne pas profiter seule de mes découvertes ; j’avais compris que la misère n'est pas fatale, j'ai appris avec ce Mouvement  à découvrir notre intelligence commune, notre solidarité, notre sagesse et à mettre des mots sur tout cela.

J'ai compris combien nous, les pauvres, étions considérés comme des sous-hommes, que nous n'étions vus qu'au travers de nos manques, manques de logement, de  travail, d'hygiène, de ressources, de discernement,  avec en plus des « trop », trop de défauts, de vices, de tares, d’addictions, trop violents, trop démissionnaires, trop de carences.

J'ai compris que nous étions des hommes debout, que nous avions du courage, une expérience, une endurance, une résistance, une intelligence, un savoir, du bon sens, une espérance. Tous ces mots que, jusque là, je ne m’autorisais pas à m’approprier.

Libération

Alors, parce que le Mouvement m'a permis de cheminer au travers de différentes actions,  j'ai trouvé mon chemin, ma voie, j'ai épousé ce chemin de militante, j’en ai fait le combat de ma vie et aujourd'hui ce sont les plus pauvres avec qui je suis engagée au quotidien, dans ma région, mais aussi ceux avec qui je suis engagée au travers du monde qui me donnent la force, l'énergie, le sens, le soutien, la tendresse, le pouvoir de vivre, ce que j'ai mis si longtemps a gagner : la liberté, ma liberté.

C’est avec ce mot que je veux terminer : LIBERTÉ.

La liberté de ne plus dépendre du bon vouloir de l’autre, la liberté de dire et d'être qui je suis vraiment, la liberté d'être fière de mon histoire, de mon milieu, la liberté de mon engagement, la liberté de faire des choix,  la liberté d'oser, cette liberté, ces libertés que l'on supprime, que l'on nie trop souvent à celui que l'on considère comme moins que soi même. Aujourd’hui je veux cette liberté pour chacun des miens où qu’ils soient et cela nous concerne tous.

1 Texte extrait de son intervention.

1 Texte extrait de son intervention.

Martine Le Corre

Militante permanente d'ATD Quart Monde, Martine Le Corre a été l'invitée d'honneur au 8ème Festival du Mot, à La Charité sur Loire, en juin 2012.1

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