Âmes désemparées : la violence faite aux Roms

Annachiara Perraro

Traduit de :
Anime smarrite : la violenza fatta ai Rom

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Annachiara Perraro, « Âmes désemparées : la violence faite aux Roms », Revue Quart Monde [En ligne], 226 | 2013/2, mis en ligne le 27 octobre 2019, consulté le 13 décembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5595

Rencontrer aujourd’hui à Rome les familles Roms expulsées du site Casilino 900, c’est rencontrer des personnes « arrachées » à leurs maisons. Des hommes et femmes déracinés de leur territoire, de leurs biens, de leurs réseaux de relations, arrachés à leur mode de vie habituel. Pour comprendre les conséquences de la déchirure provoquée par le Plan Nomades de la ville de Rome, non seulement sur le lieu mais surtout sur les corps mêmes des Roms exilés de ce qu’ils considéraient comme leur maison, il faut s’interroger sur le sens même de l’habitat pour l’homme.

Habiter, c’est endosser un habit

L’homme, en langue romanì, se traduit par Rom. Dans la plupart des langues, les mots « vivre » et « habiter » sont synonymes. Vivre souligne l’aspect temporel, et habiter l’aspect spatial. Chaque personne a ou devrait avoir un lieu où puissent se révéler son identité, sa nature et son appartenance. Habiter veut dire endosser un habit et s’habiller d’un endroit suppose s’identifier à ce lieu. Pour affirmer son identité, un homme doit pouvoir s’identifier à un lieu, qui doit être choisi et non subi. Orientation et identification sont des éléments primordiaux de l’être au monde et ils ne peuvent être niés à personne. Parler de sa maison veut dire parler de son histoire. Dans tel endroit précis, dans telle période précise, et avec telles personnes, on se sent « à la maison ».

Mais que signifie « maison » ? L’interprétation que chacun donne au mot « maison » révèle sa vision du monde et nous permet d’accéder, même partiellement, à une lecture culturelle de l’espace et du temps. En romani chi, il y a de multiples façons de nommer la maison.

« La maison est l’endroit où j’habite. C’est ce qu’il y a de plus important. Il y a beaucoup de types de maison »1.

Selon l’usage qu’on en fait, le type de construction, les habitants qui y demeurent ou l’endroit en lequel elle est située, le mot maison prend des significations diverses. Raconter sa propre maison signifie se raconter. Kher est la maison à laquelle on « appartient ». C’est une sorte de « nid humain », un point fixe dans les mouvements de celui qui l’occupe, un lieu où revenir. Nommer la maison nous contraint à parler de la manière dont nous sommes présents au monde, dont on choisit ou selon laquelle on est contraint de vivre, la manière dont se construisent nos relations. Ce que nous appelons « maison » nous dit en réalité qui nous sommes et d’où nous venons.

« ‘Zara’, si je dois la traduire en italien, ce serait ‘tente’ mais dans ma tête, c’est ma maison »2.

« ‘Amaro kher’, notre maison ou ‘mo ker’, ma maison. On utilise principalement ‘amaro kher’ parce que d’habitude, chez nous, de nombreuses personnes y vivent. C’est toujours comme cela chez nous. On peut aussi l’appeler ‘zara’ parce qu’il y a des Roms qui vivent encore sous la tente aujourd’hui aussi »3.

L’idée de maison n’est pas quelque chose de statique. Elle change dans le temps, dans l’espace, elle se modifie en même temps que nous-mêmes. La maison, tel un miroir pour celui qui l’habite, évolue avec lui.

Le kher prend nos odeurs, se modèle avec les matériaux que nous choisissons, se teint des couleurs qui nous représentent, se peuple des gens que nous décidons d’accueillir. Il est nous. Chaque homme, chaque femme devrait avoir le droit d’habiter un espace et de le transformer en maison selon sa propre vision de monde. Reconnaître la subjectivité du mode d’habiter de chacun et le choix de son mode d’habiter est fondamental.

La maison, lieu des affections

La dimension communautaire de l’habitat revêt encore aujourd’hui pour la communauté Rom une valeur fondamentale. Habiter, avoir une maison est pour les Roms indissolublement lié à la famille. Maison et famille se confondent dans une entité unique : c’est l’endroit des affections, avant d’être une construction. La maison se déplace où se déplace le cœur, où la famille reste, où la famille grandit, meurt et se recrée.

« ‘Kher’, c’est moi et ma famille, peu importe comment est faite la maison : en bois, en ciment, en plastic »4.

Camping, zara, conteneur, roulotte, kher…, sont des manières de nommer des constructions de différents types parce que la maison, la vraie maison, n’est pas tant identifiée par le type de matériel avec laquelle elle est construite que par les personnes qui y habitent.

« Tu peux être quelqu’un qui voyage, un jour en Espagne, un autre en Angleterre mais après tu dois toujours revenir chez toi. Revenir chez toi, c’est retrouver la paix, dans ta maison »5.

Ainsi, Casilino 900 a été une « maison » pour tous : lieu de la famille, des affections, des naissances, des vies adultes, des morts. Casilino 900 fait partie de la mémoire et est évoqué avec douleur par toutes les personnes rencontrées. « Amaro kher », notre maison : la maison de la communauté, du vivre ensemble, la maison où au prix de beaucoup d’efforts s’étaient construites des alliances solides entre les résidents et les institutions du territoire.

La violence de l’expulsion

Le choc brutal. Une expulsion violente, sacrilège, qui a emporté non seulement des tables de bois et des vieilles tôles mais aussi bien d’autres choses, les souvenirs, les espoirs, les mémoires, les vies...

Les personnes interviewées racontent avec une extrême lucidité chaque instant qui a précédé l’expulsion comme si ce moment était gravé dans la mémoire de chacun d’eux de manière indélébile.

« Et puis tu te rappelles comment ils voulaient nous diviser au moment de l’expulsion ? Un tel à Salone, un autre par ici, un troisième par là »6.

La chronique d’une véritable déportation, instant par instant, avant, pendant et après. Nombreux sont ceux qui n’ont pas réussi à regarder la destruction en cours.

« Non, par pitié, je ne pouvais pas voir ce qu’ils détruisaient, non ! Nous sommes partis deux ou trois heures avant. J’ai chargé toutes nos affaires dans la voiture »7.

D’autres étaient au travail quand les bulldozers et les forces de police ont commencé les opérations.

« J’étais au travail, ma femme m’a appelé et m’a dit : ‘Ils sont en train de démolir la baraque, notre baraque et ils veulent nous porter à Salone !’ J’ai reçu cela comme un coup, j’ai laissé le travail, j’ai lâché tout, j’ai couru vers la maison, afin de voir si au moins ils ne détruisaient pas les objets les plus précieux que nous possédions »8.

Beaucoup d’enfants sont rentrés de l’école au camp avec l’autobus scolaire et ils ont assisté à la destruction du monde qu’ils habitaient jusque là.

Une vraie violence. La violence faite à cet espace de vie est aussi une violence sur les corps, sur les histoires des Roms expulsés des territoires urbains et relégués dans des lieux lointains et malsains. Pour conserver leur romanipè, (leur identité Rom), et résister à un pays qui depuis toujours les traite comme des « hôtes importuns », les Roms maintiennent des formes de séparation nette entre Roms et non Roms. Cette séparation devient une forme de résistance, qui se transforme en enfermement. Une résistance qui devient une stratégie de survie.

Résister et survivre ne signifie pas se porter bien. Vivre dans le « village » aménagé de Via di Salone ou dans le centre d’accueil de Via Amarilli, signifie « déshabiter ».

« Ma maison, c’est là où je me sens bien, je ne sais pas où elle est ! »9

L’espace imposé à ces familles n’évoque que des politiques génératrices de ghettos, de grillages et de portails, de murs et de barrières pour se protéger des gitans « ennemis ».

Les camps : un espace malade qui rend les corps malades

Dans ces lieux de survie se nichent des malaises, des privations, et aussi des tentatives de maintenir sa propre identité et appartenance dans un espace qui ne les reconnaît pas et les refuse. L. Piasere, un des anthropologues qui s’est le plus occupé de la communauté Rom et Sinti en Italie, a défini les Roms comme « peuple de la résistance », se référant à la définition de l’historienne française H. Hasseo. Les peuples-résistance sont ceux « dont la conscience historique de soi réside dans la capacité à reformuler en permanence tout élément de contact entre [lui] et autrui pour une politique de survie »10.

Les personnes concernées paient d’un prix élevé ce combat permanent pour rester en équilibre, pour surnager dans des circonstances où tout avenir leur semble fermé et dans un contexte où rien ne favorise leur accueil et leur intégration. L’expulsion subie par les ex-résidents de Casalino 900 à Rome illustre de manière exemplaire la violence corporelle et spatiale subie par la communauté Rom.

Une des formes de mal-être, commune à toutes les personnes interviewées dans le cadre de cette recherche, est la perte de leur maison. La kher entendue comme foyer où la famille se retrouve n’a pas été détruite, mais l’expulsion a provoqué dans chaque famille des blessures profondes. Les ex-habitants de Casilino 900 expriment une grande nostalgie. En grec classique, nostos signifie « retourner chez soi, retourner à la maison » et la nostalgie accompagne ce mouvement intérieur. Cherchant à comprendre la signification profonde que représente la perte de sa maison, Papadopoulos11, se basant sur les études qu’il a menées sur la situation des réfugiés, utilise une définition que nous pouvons reprendre dans notre propre analyse. Il parle de « désorientation psychologique ». Cet état de mal-être inclut toutes les dimensions que la maison contient. L’expulsion provoque, chez ceux qui la subissent, un mal-être multidimensionnel. Le dépaysement provoque la confusion. La perte de ses références spatiales et symboliques met en crise l’identité même de la communauté Rom. Chaque culture et chaque personne utilise un langage propre pour manifester ce mal-être et lui donner un nom.

Pour comprendre la spécificité du mal-être raconté par les familles expulsées de Casilino 900, une réflexion préliminaire s’impose. Pour la communauté Rom que nous avons rencontrée, il n’y a pas de distinction entre l’esprit et le corps, entre le mal « intérieur » et celui « du dehors » : tout est unifié. La langue maternelle illustre cette impossibilité de distinguer l’esprit et le corps, ainsi que l’âme et le corps. Dans le romano chib, Gi, l’âme est considérée comme cette partie du corps qui rend manifeste la souffrance provoquée par la perte de ses racines territoriales, de sa maison.

Gi est, dans un certain sens, la maison, et quand son intégrité est violée, tout l’être s’en ressent et souffre.

L’âme se sent bien quand on est dans sa maison, quand on est libre, et, en conséquence, le corps aussi trouve le bien-être.

« Tant de souvenirs de nos morts sont restés au Casilino. Toute notre famille est restée là. La mémoire de notre famille est là. Toutes les âmes, les ‘gi’, des membres de notre famille sont restées là ».

L’âme est la maison comprise comme lieu de la mémoire, de l’histoire qui nous précède. Le déracinement subi par les résidents du Casilino 900 a représenté un éloignement des âmes des ancêtres qui y sont morts et qui y ont vécu. Pour les Roms, l’âme des morts demeure sur place : elle est propriété de la terre habitée. Le territoire conserve la mémoire de ce qui s’y est vécu et acquiert ainsi une dimension sacrée.

« Ma grand-mère est morte là. Son âme, ainsi que celle du cousin de mon père sont là et j’y pense souvent »12.

L’âme a donc subi un déracinement multiple : de la terre, des ancêtres, de la liberté, de la mémoire, des objets, des traditions.

« Comment se sent-on ? C’est un évènement qui m’a fait trop de mal, tu sais. Moi, je n’aurais jamais quitté le Casilino 900. Mes parents vivaient là, j’étais un petit garçon. Je me suis marié là, j’y ai eu mes enfants, huit enfants qui sont tous nés là et qui y ont grandi »13.

De nombreux habitants, suite à cette diaspora, ont présenté des souffrances qui se sont manifestées dans le corps. La violence symbolique qu’a provoquée l’expulsion a eu des effets inattendus et douloureux. Non seulement les corps ont été déplacés brutalement d’un lieu vers un autre, mais à cette violence s’est ajoutée une agression contre la représentation de l’habiter de toute une communauté.

L’expulsion de Casilino 900 a représenté une expérience traumatisante tant au niveau individuel qu’au niveau collectif. Cette rupture dans le mode de vie des personnes qui y habitaient a provoqué pour beaucoup un sentiment d’être étranger à son propre monde. La santé des enfants et de leurs familles est fortement corrélée à la santé de l’espace qu’ils habitent. Les récits des personnes que nous avons rencontrées mettent en évidence l’apparition de « maladies du ghetto ». Elles se manifestent par un mal-être physique évident mais aussi par des symptômes psycho-sociaux qui s’enracinent lentement dans le ghetto et deviennent chroniques.

La sécurité, la paix et la dignité sont des droits niés aux Roms expulsés de Casilino 900. Et dans ce « déshabiter » qui leur a été imposé, leur droit à la santé a lui aussi été mis en péril. Des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants ont été et sont victimes d’une ségrégation déshumanisante, leur histoire a été balayée et ils ont été expulsés de l’espace du droit. Face à une telle situation, on ne peut se taire.

Le texte intégral de cette recherche est disponible en italien ci-dessous..

1 Interview au camp aménagé de Via Salone, juin 2011.

2 Ibidem.

3 Ibidem.

4 Ibidem.

5 Ibidem.

6 Ibidem.

7 Ibidem.

8 Ibidem.

9 Ibidem.

10 Henriette Hasseo, « Pour une histoire des peuples-résistance », in : Tziganes : Identité, Évolution, coordonné par Patrick Williams, Éd. Syros

11 Renos Papadopoulos, professeur à l’Université d’Essex, psychologue clinique.

12 Ibidem.

13 Ibidem.

1 Interview au camp aménagé de Via Salone, juin 2011.

2 Ibidem.

3 Ibidem.

4 Ibidem.

5 Ibidem.

6 Ibidem.

7 Ibidem.

8 Ibidem.

9 Ibidem.

10 Henriette Hasseo, « Pour une histoire des peuples-résistance », in : Tziganes : Identité, Évolution, coordonné par Patrick Williams, Éd. Syros, Paris, 1989, pp. 121-127.

11 Renos Papadopoulos, professeur à l’Université d’Essex, psychologue clinique.

12 Ibidem.

13 Ibidem.

Annachiara Perraro

Annachiara Perraro, née en 1980, a étudié les Sciences de l’éducation et s’est spécialisée en anthropologie des migrations. Elle vit à Bergamo (Italie).

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