Qui nourrit qui ?

Achille Tagliaferri

Translated by Jean Tonglet

Translated from:
Chi nutre chi ?

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Achille Tagliaferri, « Qui nourrit qui ? », Revue Quart Monde [Online], 234 | 2015/2, Online since 21 October 2019, connection on 13 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6197

Ce matin, dans le quartier de San Lorenzo, à Rome. Une matinée sous un soleil voilé. Une dame et deux enfants, d’environ sept et neuf ans, se pressent devant les containers à ordures aux portes d’un supermarché. La dame fouille le container et en extrait des quantités de fruits et légumes jetés parce qu’ils n’étaient plus appétissants. Elle en remplit trois sacs de plastique. Mais le container s’avère être une mine : alors elle soulève un des enfants, léger et agile, elle le dépose à l’intérieur du container, en le poussant à fouiller, à chercher. Puis elle soulève aussi sa fille, une magnifique enfant aux yeux verts et avec de très longs cheveux. Celle-ci semble plus entreprenante : elle retire des poubelles une vieille poupée un peu désarticulée, un cadre et des panini vieux d’au moins une semaine ... Les gens passent, regardent, secouent la tête et s’en éloignent rapidement. Je suis tenté de parler avec la dame, mais je n’en ai pas le courage, je voudrais prendre une photo mais cela me semble injurieux et de mauvais goût. J’observe cette scène que nos yeux croisent peut-être souvent. Et j’éprouve une immense tristesse. Je sais que je ne peux pas faire grand-chose ... (L’idée, la conviction ou la prétention de vouloir sauver le monde est proche de la pathologie quotidienne !) Je donne quelques pièces à la maman, en la priant de faire sortir ses enfants du container.

Une communauté qui peut tolérer une telle scène peut-elle prétendre au titre de communauté humaine ? Ne sommes-nous pas dans le blasphème : nos estomacs sont malades de bien être, malades de trop de nourriture, au point d’en jeter les surplus à la poubelle. « Nourrir la planète » : nous sommes bombardés quotidiennement par ce slogan1, avec son logo insipide et sa communication douteuse. Nourrir la planète : mais si vraiment, de manière beaucoup plus simple, nous commencions à nous rendre compte que les premiers non nourris sont ces enfants en grand nombre qui plongent dans nos poubelles, que les premiers non ou mal nourris sont ces nombreuses personnes âgées, ces pensionnés, ces chômeurs sans indemnités... Et si au moins nous pensions à organiser une distribution « consommation rapide » de nos cantines scolaires, de nos frigos toujours trop pleins de plats préparés … Nourrir la planète : j’y sens comme le parfum d’une grande foire de l’opulence, où les puissants nous imposeront la nourriture de demain ... qui ensuite finira en bonne part dans les poubelles ... Il y aura toujours une maman désespérée disposée à soulever son propre fils pour recueillir ce que nous aurons laissé tomber de nos tables remplies de nourriture, mais toujours plus en manque d’un sourire, incapables que nous sommes de nous rendre compte de l’existence de l’autre qui est là, à attendre. Nous sommes même prêts à laisser une chaise vide. Nous sommes disposés à faire une collecte sélective, mais n’avons-nous pas déjà trop fait le tri et sélectionné au moment des semailles, de la récolte, de la distribution, et des courses faites au riche supermarché que nous fréquentons ?

1 Slogan de l’Exposition universelle de Milan 2015.

1 Slogan de l’Exposition universelle de Milan 2015.

CC BY-NC-ND