Créer des environnements éducatifs multilingues

Zorica Trikic, Dawn Tankersley et Samanta Baranja

Traduction de Xavier Louveaux

p. 13-16

Citer cet article

Référence papier

Zorica Trikic, Dawn Tankersley et Samanta Baranja, « Créer des environnements éducatifs multilingues », Revue Quart Monde, 235 | 2015/3, 13-16.

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Zorica Trikic, Dawn Tankersley et Samanta Baranja, « Créer des environnements éducatifs multilingues », Revue Quart Monde [En ligne], 235 | 2015/3, mis en ligne le , consulté le 13 décembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6444

Des professionnels de la petite enfance d’une dizaine de pays explorent l’importance de la langue maternelle dans la création de chances de succès pour la vie et le développement des enfants Roms1.

Le réseau pour la prime enfance Rom REYN2 (Romani Early Years Network) regroupe des professionnels de la prime enfance qui travaillent avec des enfants Roms et du voyage, leurs familles et communautés dans trente-deux pays en Europe, le Caucase et les Amériques. Il défend l’anti-discrimination, le respect de la diversité et l’égalité par le biais de pratiques professionnelles.

En juin 2015, trente éducateurs, assistants en éducation Rom, spécialistes des ONG et représentants de ministères gouvernementaux se réunirent à la Maison des Droits des Enfants, à Leiden (Pays Bas), afin de participer à une formation3. L’objectif était de faire en sorte que les participants comprennent l’importance et la valeur que la langue maternelle a dans l’éducation et le bien-être des enfants et dans la création de chances de succès dans la vie. Les participants furent invités à explorer et discuter les différents moyens qui permettent de créer et d’implémenter l’usage d’environnements éducatifs multilingues dans les institutions éducatives ; cet environnement éducatif multilingue permettrait ainsi de promouvoir et de reconnaître la langue des Roms et de faire en sorte que les enfants et leurs familles se sentent accueillis et bienvenus.

Pourquoi se focaliser sur l’apprentissage de la langue ?

La formation s’intéressa spécifiquement à l’apprentissage de la langue parce que cela répond directement à la nécessité de donner aux jeunes enfants d’origine Rom l’opportunité de se développer, de réussir et de devenir des citoyens à part entière de la société contemporaine.

La situation présente n’est guère encourageante. La population Rom est un des groupes les plus discriminés en Europe. Dans un document d’orientation sur Le Droit des enfants Roms à l’éducation4, l’UNICEF déclare que dans la plupart des pays d’Europe Centrale et de l’Europe de l’Est seulement 20 % des enfants Roms sont inscrits à l’école primaire alors que leurs congénères non-Roms sont inscrits à plus de 90 %. De plus, les enfants qui sont inscrits risquent de quitter l’école avant le terme à cause du racisme dans les écoles et de la mauvaise préparation des écoles à répondre à leurs besoins ; en Europe du Sud-Est seulement 18 % d’enfants Roms sont inscrits à l’école secondaire et moins de 1 % va à l’université.

Beaucoup d’enfants Roms sont aiguillés vers des écoles « spéciales » et des classes pour enfants présentant un handicap, simplement à cause de leurs différences de langage. Il y a des écarts importants de qualité dans l’éducation reçue par des enfants Roms et des enfants non-Roms. Selon le Rapport sur la Discrimination des enfants Roms dans l’éducation dans les États membres de l’Union Européenne5 les enfants Roms sont souvent concentrés dans des établissements préscolaires de niveau inférieur et ensuite dans des écoles ou classes dont le curriculum ne correspond pas aux normes requises ; ceci équivaut clairement à la discrimination directe pure et simple.

La majorité des États Membres de l’Union Européenne prennent en général des mesures positives afin de promouvoir l’éducation des enfants Roms, mais l’éducation dans les langues parlées par les minorités Roms est rarement effective en raison d’un manque de matériel scolaire et du manque de professeurs compétents en ces langues. Des établissements préscolaires qui pourraient combler le fossé linguistique n’existent pas ou ne sont pas accessibles aux enfants Roms qui en ont le plus besoin. Beaucoup d’enfants Roms font face durant leur éducation à du harcèlement par leurs congénères, leurs professeurs et les parents non-Roms ; ces faits incitent les familles Roms à ne pas inscrire leurs enfants à l’école avec des enfants non-Roms.

En 1953 déjà, l’UNESCO6 recommandait l’éducation dans la langue maternelle dans les établissements préscolaires et primaires. Soixante ans plus tard pourtant, les politiques éducatives dénigrent les langues maternelles et les cultures qui y sont associées et exigent que les enfants entrent dans un environnement non familier où l’on pratique un langage non familier. Ceci est la cause première de la vulnérabilité éducative et de l’exclusion des enfants appartenant à la minorité.

En dépit de l’appel de l’UNESCO, les enfants Roms continuent à être perçus comme un « problème qui doit être résolu ». Cette approche négative explique sans le justifier le manque de qualité dans l’éducation primaire et de la prime enfance, ainsi que l’injustice créée par la ségrégation et la discrimination, qui menacent l’avenir d’un très grand nombre d’enfants et violent leur droits humains et leurs droits d’enfants.

Certes, des programmes bilingues existent en Europe, mais ils sont enseignés dans la langue officielle du pays et dans les langues considérées comme majeures telles que l’anglais, l’espagnol, le français et l’allemand. Il y a très peu d’exemples d’une langue parlée par une minorité ou une population de migrants qui soit incluse dans ces programmes. Il n’y a pratiquement pas, ou peu de programmes bilingues au stade de l’exploration, qui sont proposés aux populations marginalisées telles que les Roms, et qui emploient la langue Rom.

Les enfants Roms et migrants sont habituellement placés en programmes dits d’ « immersion » (aussi connus sous le vocable « tu nages ou tu te noies ») qui leur imposent d’apprendre une nouvelle langue sans bâtir sur la langue qu’ils connaissent déjà. Soit ils deviennent compétents académiquement dans la langue officielle du pays et « nagent », soit ils n’acquièrent pas un degré suffisant de compétence et « se noient » dans le système. La grande majorité se noie. Bien que de jeunes enfants soient capables d’apprendre plusieurs langues à la fois, telle que la langue parlée à la maison et la langue à l’école, les programmes dits d’« immersion » enseignent la langue de l’école d’une manière soustractive, oblitérant la première langue des enfants et du coup « gomment » leur estime de soi, leur identité et leur amour propre.

La langue maternelle est bien plus qu’un simple langage. Elle pose les fondations de tout processus de compréhension, depuis le fait de saisir des concepts jusqu’à l’habileté de les exprimer. Elle insère aussi l’individu dans la société. Une personne grandit et développe sa personnalité profonde en prenant part au langage, tout en acquérant simultanément le statut de membre de la communauté et de sa culture. Bien que cette appartenance à la communauté puisse se fissurer plus tard, la langue maternelle reste un élément fondamental de l’individualité d’une personne7.

Habiliter les professionnels

La devise de REYN est : « Plus de générations Roms et Gens du voyage perdus ». Notre conviction profonde est la suivante : en habilitant les professionnels, nous aidons les enfants Roms à acquérir de nouvelles langues tout en gardant et nourrissant la langue maternelle. Afin d’être des facteurs de changement, les éducateurs doivent mettre au défi leurs propre attitudes et approches. Les éducateurs doivent considérer le bilinguisme et le multiculturalisme des enfants Roms comme un atout et non comme un défaut ; il faut qu’ils comprennent la connexion profonde qui existe entre le langage, l’identité culturelle et l’apprentissage ; il faut qu’ils reconnaissent les avantages pédagogiques qui, en accroissant le processus d’apprentissage de l’enfant et de sa famille, découlent de l’usage de la langue maternelle. Il y a un manque crucial de matériel didactique approprié qui permettrait aux jeunes enfants Roms d’acquérir la pratique dans leur langue maternelle et dans la langue d’instruction. Le matériel didactique devrait refléter l’expérience actuelle des enfants et leur vie quotidienne dans une famille ou cité Rom. Mais surtout, il est temps de laisser derrière nous des pratiques qui consistent à rendre éprouvante l’acquisition d’une langue nouvelle par un enfant qui ne la parle pas et d’en faire une cause d’exclusion. Les recherches démontrent que plus on travaillera avec les établissements préscolaires, les familles et les communautés afin d’aider le développement de la langue maternelle, plus il sera aisé d’apprendre de nouvelles langues. Nous développons notre connaissance d’une nouvelle langue sur celles que nous parlons et connaissons déjà. La promotion du développement de la connaissance d’une langue se fait à travers des stratégies telles que le jeu qui accroissent le sentiment d’appartenance de l’enfant, la perception de son identité et le respect de soi et qui en même temps offrent de multiples raisons de communiquer et interagir avec d’autres.

Le fait qu’il y ait de nombreux dialectes Roms est souvent perçu comme un problème qui doit être résolu par la standardisation du langage. Des problèmes ont surgi dans certains pays, tels que la Roumanie et la Macédoine, par suite de tentatives de calibrer ces dialectes ; en effet, les différences entre le langage Rom standardisé et le dialecte parlé à la maison étaient si grandes que pour beaucoup c’était comme s’ils apprenaient encore une nouvelle langue. Ceci ne devrait pas cependant être utilisé comme excuse pour éviter l’usage de la langue Rom dans l’éducation - il est toujours possible de démarrer avec la langue que les enfants apprennent à la maison et d’ensuite passer à un langage standardisé.

Une des prises de conscience les plus pénibles est que beaucoup de parents Roms ne veulent pas que leurs enfants apprennent la langue Rom. Ils croient que leurs enfants doivent apprendre la langue dominante du pays pour avoir plus de succès à l’école et dans la vie. Parallèlement, beaucoup de personnes non-Roms sont de l’opinion encore aujourd’hui que les enfants Roms ne peuvent réussir qu’à condition d’abandonner leur langue et par voie de conséquence leur identité, leur culture et leur tradition. Il est grand temps de défier cette conception erronée et de faire des efforts substantiels pour changer l’état des choses sur un plan personnel, institutionnel et politique.

C’est ce que les membres REYN (Roms et non-Roms) qui participaient à la formation ont fait. Ils ont eu le courage de déballer les sujets qui représentent un défi, de faire face à leurs propres préjugés, et de créer par leur démarche collective une meilleure connaissance et de meilleures méthodes. Ils ont maintenant le courage de retourner à leur lieu de travail (dans plus de dix pays), de partager leur connaissance et de créer des opportunités de succès pour les enfants Roms.

1 Article traduit de l’anglais par Xavier Louveaux.

2 REYN est géré par ISSA (International Step by Step Association) en partenariat avec l’organisation dénommée Open Society Foundations Roma Kopaci

3 Creating opportunities for success. Multilingual learning environments for Romani children, du 8 au 10 juin 2015.

4 http://www.unicef.org/ceecis/UNICEF_ROE_Roma_Position_Paper_Web.pdf

5 http://ec.europa.eu/justice/discrimination/files/roma_childdiscrimination_en.pdf

6 http://unesdoc.unesco.org/images/0000/000028/002897eb.pdf

7 Johannes Weiss / Thomas Schwietring, The Power of Language. A philosophical-sociological reflection.Voir : http://www.goethe.de/lhr/prj/mac/msp/

1 Article traduit de l’anglais par Xavier Louveaux.

2 REYN est géré par ISSA (International Step by Step Association) en partenariat avec l’organisation dénommée Open Society Foundations Roma Kopaci Initiatives au sein même du Programme de la Prime Enfance, Londres. Voir le site http://www.issa.nl/reyn.

3 Creating opportunities for success. Multilingual learning environments for Romani children, du 8 au 10 juin 2015.

4 http://www.unicef.org/ceecis/UNICEF_ROE_Roma_Position_Paper_Web.pdf

5 http://ec.europa.eu/justice/discrimination/files/roma_childdiscrimination_en.pdf

6 http://unesdoc.unesco.org/images/0000/000028/002897eb.pdf

7 Johannes Weiss / Thomas Schwietring, The Power of Language. A philosophical-sociological reflection. Voir : http://www.goethe.de/lhr/prj/mac/msp/en1253450.htm

Zorica Trikic

Zorica Trikic est gestionnaire principal de projets à l’association ISSA (International Step by Step Association) et coordinateur du réseau REYN.

Dawn Tankersley

Dawn Tankersley est spécialiste de projets à ISSA.

Samanta Baranja

Samanta Baranja est coordinatrice du réseau REYN en Slovénie.

CC BY-NC-ND