“Je ne crois pas à la fatalité de la misère”

Catherine Dolto

p. 8-12

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Catherine Dolto, « “Je ne crois pas à la fatalité de la misère” », Revue Quart Monde, 235 | 2015/3, 8-12.

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Catherine Dolto, « “Je ne crois pas à la fatalité de la misère” », Revue Quart Monde [En ligne], 235 | 2015/3, mis en ligne le 01 février 2016, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6442

Dans cette interview réalisée le 8 juin 2015, Catherine Dolto exprime les raisons pour lesquelles elle ne croit pas à la fatalité de la misère ainsi que les moyens dont nous disposons pour sortir d’un engrenage qui peut apparaître fatal, mais dont nos choix personnels et collectifs peuvent nous permettre de nous affranchir.

Revue Quart Monde : Dès le début des années 60, le père Joseph crée un jardin d’enfants à Noisy-le-Grand, part essentielle de l’action du Mouvement qu’il a suscité, afin de permettre aux mamans d’entrer en relation positive avec leurs très jeunes enfants. Que vous inspire ce fait ?

Catherine Dolto1 : C’est une initiative géniale, très en avance sur son temps. Depuis lors, on a prouvé l’importance capitale de la petite enfance, mais à l’époque c’était loin d’être évident.

Ce que je peux apporter, à la fois comme haptothérapeute et comme héritière de Françoise Dolto, en tenant compte des découvertes récentes dans les neurosciences, c’est que le processus de socialisation et de formation de la pensée commence encore beaucoup plus tôt, dès avant la naissance. L’épigénétique2 joue un rôle essentiel lors de la grossesse : le développement des capacités cérébrales se fait en interaction constante avec la mère et son entourage.

On sait aujourd’hui que le néocortex (propre à l’humain) est comme une énorme pièce pleine de placards vides, que l’enfant remplit à sa manière en fonction des expériences qu’il vit : il crée dès avant sa naissance des circuits neuronaux qu’il renouvelle sans cesse et qui le rendent plus « intelligent », au sens où intelligence et affectivité sont complètement liées. Toute notre vie nous rangeons et réorganisons ces aires corticales libres.

L’haptonomie nous apprend que la sécurité affective est un facteur majeur de développement de l’intelligence, d’où l’importance des échanges sereins qui se développent entre la mère, le père et l’enfant. Dès la grossesse, la manière dont on accueille les futurs parents est décisive. Même si l’enfant in utero « n’a besoin de rien », on s’aperçoit qu’il est en quête d’échanges : il est donc capital d’aider les parents à entrer en contact avec leur enfant. En s’adressant affectivement à lui en lui faisant sentir qu’ils le vivent comme bon, il le sortent de son statut de spécimen de l’espèce humaine pour en faire un Sujet, source autonome de désir, sujet de son histoire. La confirmation affective est la condition d’un bon apprentissage, comme le reconnaissent toutes les grandes pédagogies contemporaines.

Donald Winnicott, pédopsychiatre anglais, disait « qu’un nourrisson n’existe pas » : on ne peut le concevoir qu’au sein de son entourage. La psychanalyse nous apprend que c’est l’autre qui nous constitue comme sujet, y compris l’adulte que l’enfant contient en germe. Chaque fois que nous croisons un enfant nous sommes responsables d’une petite partie de cette construction en devenir. Les adultes n’en ont pas assez conscience. Donner sécurité à l’autre, à l’enfant en particulier, c’est lui donner la sécurité nécessaire pour s’inscrire dans un groupe en assumant tous les possibles qu’il porte en lui, en faisant valoir toutes ses valeurs d’humanité qui lui permettent de s’inscrire dans un groupe de pairs en y prenant toute sa place et rien que sa place.

RQM : Que pensez-vous de l’apparente « fatalité de la misère », qui semble liée au fait que « les jeunes mères carencées dans leur enfance ont tendance à se comporter comme leur propre mère », comme le disait le Dr Soulé dans les années 19603 ? Jean Labbens indique d’ailleurs, dans La condition sous-prolétarienne, en 1965, que les situations de misère observées à Noisy-le-Grand apparaissent comme un héritage du passé dans 90 % des cas. Comment sortir de cette fatalité apparente ; comment aider la mère et l’enfant à reconstituer un lien stable, de promotion réciproque ?

C.D. : Je ne crois pas à cette fatalité de la misère. Pour lutter contre ce qui peut apparaître comme tel, nous avons des moyens. Même si « l’héritage du passé » concerne un grand nombre de familles très pauvres, ce n’est pas automatique, ce n’est pas une fatalité d’être piégé par ses ancêtres ; il est possible d’y échapper. Mais la pente naturelle est de reproduire ce qu’on a vécu, ou de faire l’inverse, ce qui revient presque au même. En réalité, c’est tout le groupe humain qui est responsable de faire en sorte que cela ne se passe pas ainsi. Alors qu’on sait bien aujourd’hui comment on peut aider, même s’il est vrai que, parfois, on est impuissant face au « transgénérationnel ». Mais on peut faire beaucoup et à présent on sait comment : c’est à la fois un choix de société et un choix individuel pour chacun de nous.

C’est un acte politique d’accueillir un futur citoyen. Il faut ramener cela à l’échelle d’un petit bourg : est-ce qu’on accepterait cet « héritage de la misère », en le voyant sous ses yeux ? On accepte bien des choses parce qu’on ne les voit pas. Les dirigeants, le plus souvent, n’ont aucun contact avec la misère.

Alors, que faire ? Si j’avais une baguette magique, je ferais en sorte que, tous, nous sentions que nous sommes les maillons d’une chaîne, mais avec la conscience que l’on peut arrêter cet enchaînement pathologique de génération en génération. Il faut du courage pour être celui-là. Françoise Dolto parlait d’honneur et plaisir : il s’agit de faire honneur à ses parents, bien plus que de leur faire plaisir, en rétablissant la chaîne dans la direction de la droiture et de la dignité, au lieu de prolonger l’apparente « fatalité de la misère ». En tant que thérapeutes, nous n’avons pas le choix : on doit toujours faire confiance en la capacité de l’autre de changer.

Une femme enceinte a besoin de se sentir reconnue, aidée, consciente de la grande importance de porter son enfant. Il faut qu’elle ait des possibilités de repos, d’un suivi médical, qui suppose qu’on ait du temps pour écouter ce qu’elle a à dire sur cet état extraordinaire, qui la relie aux générations précédentes et en même temps un enjeu d’avenir : un seul être humain peut faire énormément de bien, ou de mal…

De même en obstétrique : que les femmes ne soient pas perdues dans d’immenses maternités, véritables « usines à naître » alors qu’on pourrait les scinder en petites unités, comme en Suède. Il faudrait aussi que les modes d’accueil et de garde soient pris en compte : des baby-sitters raisonnablement payées, des crèches de quartier ou de travail, des nounous gardant chez elles deux ou trois enfants. Quand les enfants sont trop grands pour la crèche, il faudrait des jardins d’enfants, avant l’école maternelle, par petits groupes, non pas centrés sur l’apprentissage, mais de manière à ce que les enfants arrivent à l’école primaire sans trop d’insécurité.

La solitude de la mère avec l’enfant n’est pas bonne pour elle ni pour lui : il faut réinventer un milieu où la mère et l’enfant soient accueillis ensemble, comme dans les « Maisons vertes » créées par Françoise Dolto, de manière à ce que la mère ne soit pas seule avec son enfant. La présence du père est également essentielle : il faut tout faire pour que les hommes se sentent pris en compte et prennent leur place de compagnon et de père.

On fait des économies sur la petite enfance, alors que c’est essentiel, c’est un investissement capital pour toute l’évolution sociale. Il s’agit d’engager des gens compétents, correctement payés, et qui aient le temps de faire leur travail. On aurait des bébés qui vont mieux, moins de dépressions des mères, des intelligences qui s’éveillent, moins d’échecs scolaires, moins de violence sociale, finalement moins de chômage…

Pour les mamans qui n’ont pas la capacité de donner ce qu’elles n’ont pas reçu, il faut pouvoir les aider à se vivre comme de bonnes mères, sans reproduire le schéma maternel. Cela suppose de pouvoir passer du temps avec quelqu’un, ou avec plusieurs personnes, pour donner du sens à ce qu’elles vivent. Il faut entendre sans culpabiliser l’ambivalence qui existe chez toute mère : être plein de contradictions est le signe qu’on est un être humain, dit le professeur Philippe Jeammet.

Parfois il faut aider les mères et les enfants à se rencontrer, ils peuvent alors s’entraider. Et ce, même en cas d’adoption : on peut faire en sorte que la mère qui a confié l’enfant à l’adoption et l’enfant adopté n’en sortent pas ravagés pour toujours.

Un proverbe wolof que j’aime beaucoup dit que « L’homme est le remède de l’homme » : l’homme n’est pas toujours bon, mais l’homme est toujours le gardien de son frère.

Et voici une autre expression, qui m’est venue un jour : le travail de chacun, qui en a les moyens, est de transformer les ornières en sillons. Or on le peut tous, à un moment donné. Celui qui ne croit pas à la fatalité, c’est celui qui continue à dire qu’il est possible de faire quelque chose pour sortir de l’ornière. Pour la grande pauvreté, la question essentielle est celle de la dignité : chaque fois que l’on donne à l’un d’entre nous le sentiment de sa dignité et de sa valeur, on transforme l’ornière en sillon.

En tant que société, il faut penser que chaque être humain qui arrive au monde, arrive dans un monde où il y a une masse énorme de connaissances et chacun est responsable de leur transmission. Aujourd’hui, c’est possible pour tous, en particulier grâce au bon côté d’internet : tout est là, à disposition. Certes, il faut apprendre à s’en servir, mais c’est réalisable : le labeur urgent n’est plus celui de la mémorisation, mais celui de chercher et de trier les informations : c’est le travail de la pensée, à portée de tous.

RQM : Ceci nous amène à une dernière question : comment le petit enfant est-il un être de pensée, appelé à exercer ses responsabilités, comme le pensait le père Joseph de toute personne, aussi pauvre soit-elle ?

C.D. : Toute l’intelligence est là dans l’enfant, dès avant sa naissance. Le tout-petit est déjà un être de pensée, et les manifestations de son intelligence provoquent un véritable éblouissement, quand on les remarque ! L’enfant à naître est immergé dans un bain de langage, il est poreux et guette tout ce qui fait signe. Tout fait empreinte. La grande préoccupation prénatale devrait être : quel message lui envoie-t-on ?

Avant tout, il faut un apprentissage de l’acte de penser et de réfléchir. Il est à portée de tous : il s’agit d’éduquer au discernement. Qu’est-ce qui a plus de valeur à mes yeux que… ? Il s’agit d’apprendre à choisir entre plusieurs possibilités. Car une intelligence laissée en friche se dévoie, le côté pulsionnel prend le dessus. Mais le déterminisme individuel des pulsions n’est pas plus incoercible que la fausse fatalité de la misère : on n’est pas impuissants face à ses propres pulsions. Sortir de l’infantile est un choix où le moi conscient a quelque chose à dire, bien au-delà de l’inconscient. Seulement il ne faut pas qu’il soit rigide, « sur-moi-ïque ». Le moi conscient est une belle instance éthique, il correspond à l’adulte intérieur qui accepte que l’être humain est un être fait pour vivre en groupe, ce qui implique de ne pas faire n’importe quoi, n’importe quand, n’importe comment.

Le processus de socialisation commence très tôt, entre autres par l’éducation précoce du discernement. Cela commence avec la « révolution bipédique », où l’enfant découvre le vivre-ensemble, au prix d’une intériorisation de l’interdit. Obéir, ça sert à vivre ensemble : il y a des choses auxquelles on doit renoncer, pour que la vie ensemble soit possible. Tout nous le rappelle : il y a des feux rouges, des sens interdits, des panneaux de signalisation… Le refus de tout interdit paraît lié à la société de consommation, qui nous a amenés dans une impasse : l’individu purement centré sur sa jouissance et sa consommation.

Il y a une chose qu’il ne faut pas oublier : « L’adulte propose et l’enfant dispose. » Il y a un mystère dans l’éducation, qui n’est pas une science exacte : il faut toujours faire du mieux qu’on peut mais on ne peut pas juger les parents à leurs enfants.

L’intelligence humaine n’est pas avant tout cognitive. Elle repose sur les stimulations sensorielles et les expériences affectives vécues, qui font fonctionner le cerveau, lui permettant d’organiser les acquisitions cognitives. Sinon, celles-ci ne servent à rien. Et les enfants les plus favorisés ne sont pas forcément en meilleure condition pour apprendre.

Le bébé pense et donne du sens à tout : il faut donc nourrir à la fois l’Affectif et l’intellect. Il faut aider le bébé à catégoriser, dès qu’il a quelques mois, bien avant qu’il ne parle. Nous avons mille preuves qu’ils comprennent bien plus tôt qu’on ne le pense ! Il faut du temps et des gens compétents pour faire le travail d’interprétariat adulte-enfant. Ce qui me fait souffrir, beaucoup, c’est un fort sentiment de massacre des intelligences, alors que nous avons tant de connaissances à notre disposition. Les adultes doivent songer à dire ce qu’ils pensent aux tout-petits, pour initier un véritable échange, un partage avec eux et leur faire découvrir ce que penser veut dire. Une intelligence, ça s’allume et ça s’éteint, comme une lampe. Une grande personne qui témoigne de son évolution, apprend à l’enfant à penser : ce n’est pas simplement « oui » ou « non », mais : « Voilà ce qui m’a fait changer d’avis... » Ou encore : « Je comprends que tu ne sois pas d’accord, mais voilà pourquoi je décide ainsi. » Et enfin : « Je ne suis pas sûr d’avoir raison, mais voilà ce que je crois juste. »

Mais le plus important, c’est la sécurité affective, le contact, la présence. Que l’enfant se sente reconnu comme bon, même quand il a fait une bêtise : qu’il sache que la confiance en son devenir demeure entière, au-delà d’un moment d’échec ou de perte de confiance localisée.

On ne devrait pas stigmatiser un enfant victime de colères. Après coup, ce sont des occasions de réflexion, pour apprendre à penser, à travers des choses toutes simples. Il n’y a donc pas besoin d’avoir de grandes sommes de connaissances : tout homme pense. Partager cela avec quelqu’un, c’est construire une pensée. La grande pensée se développe à partir de toutes petites choses : n’importe quoi, tout est prétexte.

En conclusion, je le répète :

« Je ne crois pas à la fatalité de la misère, mais pour lutter contre ce qui peut apparaître comme tel, nous avons les moyens. »

1 Haptopsychothérapeute : psychothérapeute qui pratique l’haptonomie, définie comme « science de l’affectivité » par son créateur, le Néerlandais

2 Ce terme signifie que la part du génome qui sera exprimée, c’est-à-dire traduite en protéines qui participeront à la construction et à la croissance

3 Le Dr Soulé fut responsable de la sectorisation psychiatrique du 14e arrondissement de Paris, instituée à la suite d’une circulaire du Ministère de

1 Haptopsychothérapeute : psychothérapeute qui pratique l’haptonomie, définie comme « science de l’affectivité » par son créateur, le Néerlandais Frans Veldman (1921-2010). Il a dégagé dans l’appareil psychique un groupe de phénomènes qui ont trait à la vie affective, qu’il a réunis sous le vocable l’Affectif : aimer, détester, s’attacher, s’émouvoir et - surtout - s’engager. Il a décrit leurs règles de fonctionnement et leurs relations avec les voies sous-corticales et le tonus musculaire et articulaire. C’est l’Affectif qui, en unissant le corps et l’esprit dans la chair, nous permet d’aborder en occidentaux la personne humaine comme une unité affective somato-psychique. L’haptonomie s’applique notamment au tout petit enfant, dans l’accompagnement prénatal et jusqu’à la marche acquise. Voir le site internet : http://www.haptonomie.org/fr/

2 Ce terme signifie que la part du génome qui sera exprimée, c’est-à-dire traduite en protéines qui participeront à la construction et à la croissance de l’enfant, dépend radicalement des interactions avec le milieu : le capital génétique originel est en ce sens « modifié » en fonction de ces interactions (NDLR).

3 Le Dr Soulé fut responsable de la sectorisation psychiatrique du 14e arrondissement de Paris, instituée à la suite d’une circulaire du Ministère de la santé publique de mars 1960 ; ses propos sont cités par Claude Liscia, Familles hors la loi, 1978.

Catherine Dolto

Catherine Dolto est médecin, haptopsychothérapeute, spécialiste de la petite enfance, fille de Françoise Dolto, auteur dans la collection « Mine de rien », chez Gallimard. Elle est intervenue à l’Université populaire Quart Monde d’Île-de-France.

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