Au début des années 1970, Marie Louise Carels et moi-même, alors jeunes chercheuses, participions à une vaste recherche-action interuniversitaire belge, recherche visant l’intégration ainsi que a réussite scolaire des enfants de milieu défavorisé. L’équipe de l’Université de Liège choisissait de se consacrer aux enfants d’âge préscolaire et, au sein de cette équipe, nous avions privilégié le travail concernant les plus petits, les enfants de moins de trois ans, convaincues de l’efficacité d’un travail préventif. En collaboration avec des équipes de terrain, nous avons cherché à assurer aux enfants accueillis les meilleures conditions de vie bonne et de développement harmonieux. C’est le fil qui a guidé tout notre travail de chercheuses, impliquées au fil des années dans plusieurs projets qui nous appelaient à intervenir dans les divers milieux d’accueil des tout-petits : crèches, pouponnières, halte-accueil, accueil parents-enfants.
Des observations qui questionnent
La tâche s’est avérée rude, même si nous rencontrions des équipes bienveillantes sinon enthousiastes. Quelle « pédagogie » utiliser pour les tout-petits ? Stimulation, adaptation pour les plus petits de certaines activités dirigées « comme à l’école », adaptation sous forme de jeux d’épreuves de test, références à des psychologues et des pédagogues : Piaget, Wallon, Anna Freud, Freinet ?
Si nos observations dans les groupes d’enfants et certaines expériences étrangères (italiennes, françaises, nordiques) ouvraient un regard neuf et optimiste sur les capacités des tout jeunes enfants à vivre ensemble - échanges amicaux, réalisation de projets communs, capacité à résoudre des conflits sans intervention des adultes - nous restions perplexes et éprouvions un malaise certain. Les pleurs étaient fréquents, les petits recevaient avec peine une attention personnelle. Interrogation et malaise quant aux activités à proposer aux tout petits,… Ils déambulaient souvent sans but, s’arrachaient des jeux attractifs existant en un seul exemplaire, s’accrochaient aux bras des adultes… Les personnels étaient débordés au moment des repas, des changes, des mises au lit ; les soins étaient exécutés à la chaine et de manière discontinue, les petits ne pouvaient prévoir les événements de leur quotidien ; les changements de personnes, de lieux, multiples, étaient plus souvent dictés par des contraintes institutionnelles que guidés par le bien-être des enfants. Et ils étaient tout aussi imprévisibles pour les adultes que pour les bambins. C’est alors que, conseillées par Mira Stambak3, nous avons lu un livre au titre étrange : Loczy ou le maternage insolite4. Nous n’avons eu de cesse « d’aller voir » ce lieu Loczy - où des enfants, bien que séparés de leurs parents et élevés en pouponnière, étaient décrits par Myriam David et Geneviève Appel comme joyeux, bronzés, en excellente santé, confiants et heureux en la compagnie de leurs nurses bien connues, actifs et jouant en toute indépendance, curieux, aux mouvements harmonieux. En 1981 nous étions un groupe belge, multidisciplinaire (puéricultrices, pédiatre, psychopédagogues) à partir à Budapest. Une semaine de stage, fait d’observations dans les groupes d’enfants, visionnage de films, discussions quotidiennes stimulantes avec les membres de l’équipe de Loczy - Judith Falk, Anna Tardos, Katelin Hevesi, Eva Huvos -, de débats animés au sein de notre groupe. Nous étions bien face à une « révolution copernicienne » de la puériculture, une puériculture mettant au centre de ses préoccupations le respect et le bien-être des enfants. Cette rencontre fut et reste pour chacun de notre groupe une ressource pratique, humaine, éthique, théorique riche et fructueuse pour repenser et changer tant les pratiques d’accueil des petits que le fonctionnement des milieux d’accueil.
Loczy : une histoire longue de plus de 65 ans
Mais on ne peut parler de « Loczy » sans un détour historique. Au lendemain de la guerre, en 1946, l’État hongrois confie à la pédiatre Emmi Pikler l’organisation d’une pouponnière. Elle investit une villa entourée d’un vaste parc dans laquelle elle accueille plus de 70 enfants âgés de 0 à 3 ans. Maria Vincze écrit à propos d’Emmi Pikler à cette époque :
« Elle ne peut avoir connaissance des travaux de Bowlby et de Spitz sur l’hospitalisme et la carence maternelle. Mais en tant que pédiatre de familles, elle connaît très bien les enfants sains bien développés, et a une vision claire des conditions nécessaires à leur progression. Ce sont ces conditions qu’elle a voulu créer à la pouponnière. »
Une visée : permettre à des enfants qui étaient privés, certains temporairement, de leur famille de grandir et de se développer comme des enfants élevés dans des familles suffisamment bonnes. Elle ajoute :
« Elle veut proposer aux enfants de la pouponnière ce qu’elle a offert aux enfants des familles qu’elle accompagnait : une vie sereine, active, joyeuse. Une vie joyeuse pour un petit enfant n’est pas concevable pour elle sans une relation continue, intime, chaleureuse, sécurisante ».
L’enjeu : instaurer les conditions d’une sécurité affective qui permette à chacun des enfants de construire ce que d’aucuns appellent « une colonne vertébrale psychique ». Dès lors deux axes fondent l’organisation de la vie autour des bébés aussi bien dans la famille que dans la pouponnière : d’une part garantir aux petits les conditions d’activité, de jeu libre, autonome, indépendant, et d’autre part assurer des moments de soin où puisse se nouer une relation adulte-enfant proche, amicale, chaleureuse. Elle restructure les lieux, conçoit l’organisation des espaces de vie (tous ouverts vers des terrasses ou jardins), les meubles, les vêtements, le matériel de jeu. Elle conçoit la structure institutionnelle : des groupes stables d’enfants pris en charge par trois nurses (au départ jeunes filles sans formation professionnelle préalable) stables elles aussi, soutenues par une équipe de médecins, pédagogues, psychologues qu’elle forme tous et à qui elle transmet ce que Maria Vincze nomme « son credo pédagogique » à savoir « grandir en liberté dès son plus jeune âge ». Elle invente ce « maternage insolite » proposé au monde francophone par Myriam David et Geneviève Appel en 1973 par le livre éponyme. En créant l’Association Pikler Loczy de France (1985), ces auteurs sont à l’origine d’un vaste champ de formation, de réflexion et d’approfondissement de l’approche piklérienne. Les publications5 et les films se multiplient, dévoilant de plus en plus finement les ressorts et les effets de cette approche, de ce mode d’éducation des tout petits. La pouponnière a été définitivement fermée en 2011 ; elle a accueilli plus de 2 000 enfants. Plusieurs études ont été consacrées à leur devenir : aucun de ces enfants - devenus des adultes stables affectivement et intégrés socialement - n’a reproduit le cercle infernal bien connu : enfant placé en pouponnière, futur parent d’enfant placé ! Depuis 2006, au n° 3 de la rue Loczy, vit désormais une crèche. Mais si Loczy demeure un lieu de vie pour les enfants accueillis, c’est aussi un important centre de recherche et de formation reconnu par la communauté scientifique internationale. En témoignent les publications et colloques qui lui sont consacrés6.
Quels apports de l’approche piklerienne pour les enfants issus de familles démunies, pour les parents ?
Loczy est avant tout une expérience qui alimente, inspire le travail et la conception de l’accueil dans bon nombre de pouponnières et milieux d’accueil des tout petits, principalement dans le monde francophone.
Les familles les plus pauvres sont souvent stigmatisées, objet de méfiance, non reconnues dans leur compétence à être parents. Les enfants peuvent dès leur plus jeune âge être « repérés » : on met en exergue leur retard, leurs faiblesses, leurs manques, sinon leurs handicaps ; avec comme conséquence la séparation de la famille, le placement en pouponnière. Pour pallier le placement des enfants, dans les situations les plus favorables, les services sociaux proposent de confier les petits, en journée, à une crèche ou autre structure d’accueil de jour. Et bien entendu, en amont, le travail en PMI peut également assumer un rôle de soutien aux parents, tel que des mesures extrêmes et douloureuses puissent être évitées. Dans chacun de ces scénarios je donnerai quelques exemples pour situer le sens du travail d’inspiration loczienne tant pour les petits que pour leurs parents.
En PMI
Le bel article d’Isabelle Deligne7 expose avec nuance et délicatesse les fondements et les enjeux de son travail de pédiatre auprès de ces familles précarisées ainsi que les détails de sa mise en œuvre. À partir de son expérience fondatrice d’alliance avec les parents pour ensemble regarder leurs bébés et accompagner leur développement, elle montre combien le travail de Loczy et celui de l’Association Pikler Loczy de France nourrissent sa pratique : assurer une permanence du cadre de la consultation, avoir le souci des détails témoignant de l’accueil ( au sens d’« aller vers ») des parents et de leurs enfants, temps suffisant consacré à la consultation, corps de l’enfant au centre du dialogue et des échanges avec la maman, attention portée aux émotions du bébé et à ses compétences, observations partagées afin « de veiller ensemble à l’éclosion de cette vie, de cette personnalité, de cet être dont le corps est le moyen d’expression ». L’intérêt des regards partagés entre la pédiatre et les parents suscite l’intérêt neuf, non seulement des parents pour leur petit, mais aussi pour les parents eux-mêmes ainsi que pour les liens qui les unissent à leur enfant. Ainsi peut s’enclencher un cercle vertueux : le bébé sensible à cette sollicitude progresse grâce à un meilleur ajustement mutuel, ce qui renforce le narcissisme parental.
En crèche
La crèche, dans certains cas, peut constituer une alternative au placement. Ce sont les services médicaux ou de la protection de l’enfance, conscients de la souffrance que représente une séparation tant pour les enfants que pour les parents qui font la demande.
La crèche de Herstal, en région liégeoise, s’est vu confier à la demande du pédiatre de la consultation des nourrissons (PMI) une petite fille de plus de deux ans qui ne marche pas encore, est nourrie de chips, biscuits sucrés, et boit du coca dans son biberon. Sa maman, considérée comme « débile », vit en couple avec le papa, violent, dans un logement rudimentaire et non adapté à la vie d’un enfant. Cette maman, non adéquate, est cependant attachée à sa petite et la protège des intrusions paternelles. La crèche représente une alternative au placement.
Les premiers jours en crèche, Elise est accueillie seule dans un local alors destiné aux enfants malades. Ses longs cheveux roux - fierté de la maman - sont poisseux et emmêlés. C’est avec délicatesse et force démêlant que les puéricultrices font briller sa magnifique chevelure. Les premiers jours on lui laisse chips et coca… mais on introduit progressivement des mets plus adaptés, mais qu’elle accepte, quitte à ajouter sucre ou sel…
Puis, accueillie dans un groupe d’enfants, commence sa lente éclosion : à elle-même, au monde de la crèche et des autres.
Une des puéricultrices, responsable du groupe de vie qui l’accueille, revient du stage à Loczy et c’est pour Elise que seront initiés des changements qui seront irréversibles et signifiants pour la crèche. Les enfants de ce groupe de « moyens » devaient passer dans un groupe de « grands » ; à l’époque cela signifiait changer et de lieu et même d’étage (du premier étage au rez-de-chaussée) avec changement de puéricultrices. Pour Elise (pour maintenir sa confiance si fragile encore) a commencé une petite révolution : le suivi du groupe d’enfants par la même équipe de puéricultrices (de l’entrée à la sortie de la crèche). Pour ne pas désorienter la maman, le local choisi au rez-de-chaussée avait la même localisation et la même disposition que celui de l’étage.
L’équipe n’a pas « forcé l’exercice » de la marche d’Elise, mais en observant ses déplacements, lui a proposé des supports où par elle-même, en équilibre, elle s’est peu à peu dressée puis s’est déplacée, debout,… à son rythme. Et ainsi pour tous les aspects de sa vie à la crèche, jeux, repas, relations aux autres : suivre sa curiosité, ses modes d’approche et lui proposer les supports qui répondent à ses avancées.
Depuis, la crèche a élaboré, consolidé et mis en œuvre au quotidien son projet psycho-éducatif en se référant aux principes directeurs de Loczy : valoriser l’activité autonome, permettre une relation affective chaleureuse avec les personnes accueillantes, favoriser chez l’enfant la prise de conscience de lui-même et de son environnement, veiller à son bon état de santé. La crèche a réfléchi et réalisé des modalités de premier accueil et de familiarisation des enfants et de leurs parents permettant une rencontre progressive, une écoute des inquiétudes, des questions et des difficultés de chacun et un échange quotidien coloré des émotions à propos des avancées des petits. Ainsi, dans cette crèche il est possible d’instaurer une alternative au placement et cela arrive souvent.
La pré-école ATD Quart Monde à Liège
Le travail de Marie-Hélène Dacos-Burgues dans sa Maison des mamans et des petits à Liège montrait toutes les potentialités d’un accueil régulier de jour pour des enfants vivant dans un milieu précaire, un lieu passerelle préparant en quelque sorte des enfants de deux ans à leur future entrée à l’école maternelle. Si on résume rapidement : partage de la vie quotidienne dans le quartier, participation volontaire des parents, prise en compte des difficultés matérielles des mamans et moyens effectifs d’y faire face (mise à disposition d’une machine à laver le linge, préparation accompagnée des repas des enfants,…), lieux aménagés pour favoriser le jeu des petits et un repos calme, un accueil des enfants par des adultes disponibles et respectueux des mères. Un lieu protecteur et bienfaisant.8 Et là aussi la fierté des mamans de retrouver leur enfant soigné et apprécié ! Mais sans cette belle militance, cette proximité empathique avec des mamans du Quart Monde, comment élaborer un accueil de cette qualité dans une institution « tout venant », en particulier avec des nourrissons ?
Les politiques
Il est certain que des décisions politiques sont nécessaires. L’État belge a, de 1991 à 1995, par l’intermédiaire du Fonds Houtman (ONE), soutenu une recherche-action Grandir malgré tout, impliquant l’ensemble des pouponnières et centres d’accueil de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Elle proposait à un certain nombre d’institutions volontaires d’envisager et de mettre en œuvre des changements organisationnels et pratiques d’accueil des tout-petits se référant explicitement aux principes et à l’expérience de Loczy.
Dans tous les lieux où se trouvent des petits enfants, l’approche de Loczy constitue donc une ressource riche et adaptée :
« Il s’agit d’un savoir ouvert sur l’avenir et qui ne peut manquer de nous guider de manière fructueuse dans notre pratique auprès des bébés. »9