Des choses étonnantes de vérité et de sagesse

Assunta Ielapi

Translated by Jean Tonglet

p. 18-22

References

Bibliographical reference

Assunta Ielapi, « Des choses étonnantes de vérité et de sagesse », Revue Quart Monde, 252 | 2019/4, 18-22.

Electronic reference

Assunta Ielapi, « Des choses étonnantes de vérité et de sagesse », Revue Quart Monde [Online], 252 | 2019/4, Online since 01 June 2020, connection on 10 November 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8338

Comment la prise de conscience précoce d’être victime de la discrimination conduit à la lutte collective, pour soi, pour sa famille, son quartier et pour tous les quartiers analogues en Europe et dans le monde.

Index de mots-clés

Militantisme

Index géographique

Italie

Propos recueillis et traduits par Jean Tonglet.

Je m’appelle Assunta Ielapi, j’ai 61 ans. Je travaille depuis plusieurs années avec des personnes handicapées. Je vis dans un quartier de la périphérie de Rome, le quartier de Tor Bella Monaca, un de ces nombreux quartiers qui, je crois, comme tous les quartiers périphériques n’est pas né par hasard, mais est le fruit d’une volonté, la volonté de tenir à l’écart, loin des yeux de tous, ceux qui sont en difficulté sociale. On préfère ne pas les voir, les éloigner des gens bien.

J’y suis arrivée en 1983 à la suite de luttes populaires pour le droit au logement. Je ne me souviens plus exactement de l’année, à la fin des années 70, 76-77, je ne sais plus exactement, a commencé un mouvement d’occupation des logements. Beaucoup de gens à Rome avaient du mal à se loger et s’étaient engagés dans ce mouvement d’occupation des logements vacants. Moi, je faisais partie de l’Unione Inquilini, l’Union des locataires. Il y avait un énorme besoin de logements et la commune de Rome ne faisait rien, n’investissait pas, ne pouvait pas répondre aux besoins des classes populaires et les gens devaient donc se débrouiller.

Une famille venue de l’Italie du sud

Ma famille était une famille de paysans, venue du sud de l’Italie, qui sont arrivés à Rome vers les années 50, quand j’étais toute petite. Quand je parle du sud de l’Italie, je parle d’un Sud très très pauvre, très en retard de développement. Nous n’avions pas l’électricité, l’eau courante, tant de choses manquaient. Quand ma maman est arrivée à Rome, elle a vraiment eu l’impression d’arriver dans un pays étranger. Elle arrivait d’une région où l’on vivait au rythme des jours et des saisons, et où elle pratiquait une agriculture très simple, sans aucune mécanisation. L’arrivée à Rome pour elle a été un énorme choc. Elle s’y sentait vraiment comme une étrangère.

Mes parents sont arrivés à Rome vers 1958, 1959. Ils ont pris une baraque, en location. Il y avait une seule salle d’eau, si l’on peut dire, une seule toilette, pour tant et tant de familles. Puis mon papa a réussi à acheter une baraque : on est passé d’une baraque où l’on payait un loyer à une baraque dont nous étions propriétaires, sans loyer à payer. Ce qui était bien dans cette nouvelle habitation, c’est qu’il y avait une salle de bains pour deux familles, et non plus pour tout un groupe de familles. Il fallait encore aller chercher l’eau assez loin, il n’y avait toujours pas l’eau courante, mais on avait au moins un lieu presqu’à nous pour nous laver.

Le combat de mon père et la prise de conscience de la pauvreté

J’avais un papa qui travaillait, et qui, quand il se retrouvait sans travail, était désespéré. Je me souviens comme hier de mon papa qui pleurait à chaudes larmes quand il avait perdu son travail. Et je me souviens aussi de sa joie et de sa fierté quand il avait retrouvé un poste de travail. Il y avait beaucoup de combats à cette époque, les gens luttaient, et mon papa luttait avant tout pour avoir et garder un travail, et il était vraiment désespéré quand le travail venait à manquer.

Toute petite, je n’étais pas consciente de notre pauvreté. Nous vivions à l’écart, dans un monde parallèle, entre nous, dans nos baraques. Mais petit à petit j’ai compris que nous étions pauvres, discriminés, exclus. Cette discrimination, c’est en allant à l’école que je l’ai ressentie. J’ai senti comment on me considérait différemment des autres enfants. Moi, je ne comprenais pas, je me sentais comme les autres, mais je me souviens encore aujourd’hui d’une maîtresse d’école qui me discriminait. J’étais toujours la dernière de la classe. C’est là, à l’école, que j’ai découvert que j’étais pauvre, que je venais d’une famille pauvre. Cela a été vraiment difficile pour moi. J’étais mal vue, jugée, mes résultats n’étaient pas bons. Mes parents ne pouvaient pas m’aider pour mes devoirs en italien car ils ne parlaient pas l’italien, mais le dialecte de leur région d’origine. Cela a été vraiment dur pour moi, je ne sais pas comment j’ai tenu si longtemps. J’ai réussi à suivre tout le cycle primaire, puis le collège. Après je me suis arrêtée, à l’adolescence, et j’ai commencé à travailler, toutes sortes de travaux, toujours précaires, comme le nettoyage de bureaux, chez des marchands de légumes… etc. Je prenais tout ce qui me tombait sous la main. Souvent, évidemment, il s’agissait de travail au noir et très mal payé. Puis j’ai eu mes deux premiers enfants, et une situation familiale compliquée et pesante.

Renaître au militantisme

Et puis est arrivé, en 1989-1990, le programme européen de lutte contre la pauvreté Pauvreté III et cela a été ma chance. Avec le soutien de ce programme, le Centre d’intégration sociale, le CIS, est né dans le quartier. J’étais désespérée à cette époque, j’étais mal au niveau économique, mal au niveau de mon couple, mal au niveau psychologique. J’attendais mon troisième enfant, et je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose, que je me secoue, ma vie ne pouvait continuer ainsi. Et ma chance a été de pouvoir prendre, grâce au CIS, ce poste de travail que j’occupe encore aujourd’hui comme assistante à des personnes ayant un handicap. C’était un travail, mais c’était plus qu’un travail, cela m’a permis de rencontrer d’autres femmes qui vivaient des situations analogues. On se racontait nos vies les unes les autres, et puis à un certain moment, on s’est demandé ensemble ce qu’on pouvait faire ensemble pour changer nos vies, changer notre quartier. C’est à ce moment-là, en 1990-1991 aussi, que j’ai rencontré des personnes spéciales comme Maria et Tilde, deux enseignantes qui, par choix, sont venues habiter dans notre quartier. Bien sûr, j’avais déjà été militante, j’avais fait partie des luttes des femmes, mais là pour moi cela a été une renaissance. Oui, cela a été ma seconde naissance ! Cela a été pour moi un chemin vers l’indépendance, l’indépendance économique bien sûr, mais aussi psychologique.

Bien sûr, je n’ai pas changé du jour au lendemain, et je ne suis pas devenu combattante du jour au lendemain. En réalité, je l’avais déjà été, bien avant, quand j’étais une enfant. Ma première occupation d’immeuble, si je peux dire, date de quand j’avais douze ans ! Avec des amies et des amis qui vivaient avec moi dans les baraques, on a occupé une maison cantonnière pour avoir un lieu où étudier ! Cela n’a pas duré longtemps ; quelques heures après, la police est arrivée et on a tous été chassés… Mais nous on voulait étudier et avoir un lieu pour le faire ! Je voyais toutes ces filles et ces garçons laissés à eux-mêmes, qui ne pouvaient pas compter sur le soutien de leurs parents pour étudier, et j’ai toujours trouvé cela injuste. D’ailleurs, à trente-quatre ans, grâce à cet emploi que j’avais trouvé au CIS, j’ai repris jusqu’au lycée en cours du soir, et plus tard encore, j’ai été jusqu’à la maturità, l’équivalent italien du baccalauréat. Je n’avais pas besoin de ce diplôme, et j’ai d’ailleurs jamais été le retirer à l’Académie, mais c’était ma fierté, l’image que je pouvais me donner de moi-même !

Après cette première occupation quand j’avais douze ans, j’ai suivi, à la fin des années 60, en 1968 en particulier, quand j’étais adolescente, toutes les luttes des quartiers populaires, les occupations des immeubles vides, et finalement cela a abouti à quelque chose : les appartements ici à Tor Bella Monaca ont été construits et nous ont été donnés en 1983 à la suite de ces occupations. Cela a été long, on a été expulsés bien des fois, la police nous jetait dehors et on rentrait à nouveau dans un autre immeuble ou dans le même. Cela a été la seule fois dans l’histoire de la ville de Rome où les vigiles urbains, la police municipale, a tiré à balles réelles sur la population. La police municipale habituellement ne tire pas, ce n’est pas la police d’État ou la gendarmerie.

Un groupe de femmes

Tout cela était en moi, et cela s’est cristallisé au moment où j’ai rencontré le CIS, où j’ai connu d’autres femmes, où nous avons commencé ce groupe de femmes avec Tilde et Maria. Avec ce groupe, on pouvait parler, se raconter nos vies, et nous battre pour le quartier, et surtout pour les enfants du quartier. Avec ce groupe de femmes, les combats ont été nombreux. Un des premiers combats a été la collecte de signatures pour obtenir une ligne d’autobus qui desserve notre quartier, parce qu’ils avaient bâti un immense quartier de 50 000 habitants mais sans penser aux liaisons avec la ville et aux services nécessaires pour autant d’habitants. On a dû se battre aussi pour que l’école ouvre. Elle avait été prévue, mais elle n’ouvrait pas parce qu’il n’y avait pas de personnel pour le nettoyage. Alors on a nettoyé l’école nous-mêmes pendant des semaines. On se réunissait, on parlait entre nous, et cela nous donnait à toutes de la force pour affronter le quotidien. On a aussi créé un ciné-forum, qui existe toujours : on regardait un film ensemble, et on en débattait après que chacune d’entre nous ait écrit quelque chose, même celles qui ne voulaient pas écrire, ou qui se pensaient incapables de le faire. Mais en fait, toutes étaient capables, même en faisant des fautes ou en se faisant aider, de dire et d’écrire des choses étonnantes de vérité et de sagesse. Et ainsi, en regardant aussi autour de nous, à la vie du quartier, on a vu qu’il fallait faire quelque chose pour les enfants, pour soutenir leur scolarité, pour qu’ils étudient, qu’ils ne décrochent pas de l’école, ne tombent pas dans le trafic de drogue ou d’autres formes de délinquance. On a donc créé un dopo-scuola, une sorte de soutien scolaire, pour les aider, leur donner le goût de continuer à apprendre.

Nous n’avons peut-être pas, nous, le moyen de changer le monde, mais nous pouvons toutes apporter notre contribution. Nous sommes dans des quartiers relégués, où souvent les enseignants envoyés ne sont pas préparés, ou pas vraiment motivés pour enseigner à nos enfants. Il n’y a pas vraiment une aide réelle pour notre quartier, il faudrait y faire des investissements importants dans tous les domaines, mais on ne les fait pas.

Maintenir le lien

Beaucoup de personnes dans ce genre de quartiers sont découragées, désespérées, et il n’est pas facile de vouloir les pousser à devenir combattantes à leur tour. Quand tu es découragée, tout ce qui vient de l’extérieur te semble dangereux, tu t’en méfies, tu fermes ta porte… Donc pousser les gens à se battre, je ne sais pas trop comment faire… Leur situation est parfois tellement pesante, tellement difficile, je ne sais pas vraiment… Si ce n’est que chacun d’entre nous peut être un exemple. Être ce que tu es, c’est tout. Les discours ne servent à rien. Si je suis préoccupée de rentrer à la maison, de ne pas savoir comment je vais donner à manger aux enfants, etc. et que tu me dises : « Allez ! Courage, ne te résigne pas… », cela ne me sert à rien, ton discours me laisse dans la mouise. La seule chose qui serve, c’est de rester aux côtés des gens, de maintenir le contact, d’être toujours à l’écoute, avec attention et sans jamais porter un jugement.

Quand je vois les jeunes de nos quartiers aujourd’hui, et en repensant à ma propre expérience, je vois des choses qui me font peur et d’autres qui me donnent de l’espérance. J’ai peur quand je vois les jeunes refermés sur eux-mêmes, enfermés chez eux, le nez collé sur leur smartphone, vivant dans un monde virtuel sans plus de relations les uns avec les autres. Mais je vois aussi des jeunes qui viennent nous rejoindre au dopo-scuola pour nous aider à aider leurs petits frères et leurs petites sœurs à faire leurs devoirs, à réviser l’italien, l’histoire, la mathématique. Cela me donne beaucoup d’espoir.

Assunta Ielapi

Assunta Ielapi vit à Rome dans le quartier périphérique de Tor Bella Monaca. Elle est mère de trois enfants et plusieurs fois grand-mère. Depuis le début des années 80, elle travaille comme assistante pour des personnes handicapées dans le cadre d’une coopérative. Elle a rencontré le Mouvement ATD Quart Monde à la fin des années 80 et depuis lors elle en est l’une des membres actifs à Rome. La Revue Quart Monde l’a interrogée sur les racines de son parcours de militante.

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