Véronique Reboul-Salze : Qu’est-ce qui t’a conduit à t’engager dans le Mouvement ATD Quart Monde ?
Céline Jolette : Quand j’ai appris à mieux le connaître, j’ai réalisé qu’on est quelqu’un, qu’il faut avoir confiance en soi et aussi croire qu’il faut travailler ensemble, trouver des lois et des solutions pour améliorer la situation des personnes dans la pauvreté. Ça m’intéresse parce que c’est quelque chose que je vis tous les jours. Avec beaucoup de monde, je vis la pauvreté et puis des fois, la misère parce que je reçois beaucoup de gens pauvres chez moi. Ils se cassent la tête tout le temps pour savoir comment trouver à manger, où trouver de l’argent dans des situations d’imprévu. On n’a pas toujours les réponses.
V. R. S. : Où puises-tu la force de soutenir toutes ces personnes qui passent chez toi ?
C. J. : C’est que j’ai vécu pauvre toute ma vie. J’aurais aimé que ma mère ait plus de support, plus d’entraide. Il y avait une période où les familles n’avaient que cinquante dollars par mois (trente euros) pour vivre. Ma mère a été obligée de travailler comme une folle pour payer le loyer et subvenir aux besoins de sa famille. C’est pourquoi j’ai commencé, moi aussi, à travailler à douze ans pour essayer d’aider ma mère à s’en sortir parce que c’était dur. Aujourd’hui, il y a des lois qui peuvent changer les choses. Ça peut aller loin, ces lois-là, parce qu’on a d’autres partenaires internationaux avec nous qui nous aident à réfléchir et à trouver des réponses. C’est bien de rencontrer des gens différents de nous autres.
Aussi, j’y crois beaucoup. Les gens ont surtout besoin d’être écoutés. Ils ont tant de choses à dire. Ils n’ont plus confiance en eux, ils n’ont plus d’espoir, ils ont besoin de lieu et d’espace pour pouvoir s’exprimer.
Je ne m’arrête jamais sur l’habillement de quelqu’un et je ne m’arrête pas non plus sur sa vie. Je m’arrête sur une chose, par exemple, s’il est triste ou malheureux, je cherche à savoir pourquoi. C’est là que je vais parler du Mouvement ATD Quart Monde, pour montrer qu’il existe des possibilités afin d’améliorer les choses. Je fais cela en sachant que rien ne se fait seul. Je sais bien que si j’étais toute seule dans ATD Quart Monde, je n’irais pas loin. Mais avec un groupe de personnes en arrière, tu te dis que tu es soutenue. Les autres membres du groupe sont là parce qu’ils ont confiance, ils y croient aussi. On a besoin de la parole des autres, car ils ont des bonnes idées et des choses à dire.
V. R. S. : Qu’est-ce qui t’enthousiasme ainsi ?
C. J. : Je remarque que les gens, à force de venir à ATD Quart Monde, prennent plus de force et plus d’intérêt. Cela les aide à réfléchir et à chercher des solutions pour s’en sortir, à se poser des questions comme : “ Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour améliorer ça ; qu’est-ce qu’on pourrait faire pour aider quelqu’un dans la misère ? ” Et moi, je sais que ce n’est pas seulement avec la nourriture mais avec des lois et des solutions. Le ministre ne comprend rien à ce qu’on essaie de lui faire comprendre. Pour lui, les familles, c’est de leur donner de l’argent et puis c’est tout. Mais ce n’est pas seulement ça que les gens cherchent.
V. R. S : Que cherchent-ils ?
C. J. : Je crois que dans la famille, s’il n’y a pas d’amour, s’il n’y a rien qui tient les uns et les autres, ça ne va pas loin. La misère amène l’agressivité, la rage, bien des affaires... Quand tes parents sont dans la misère, ils ont tellement de souffrances en eux qu’ils se disent : “ Comment on va faire pour s’en sortir ? Quand je me coucherai ce soir, le problème ne sera pas encore réglé. ” C’est vraiment un casse-tête. S’il arrive un imprévu, ils ont de la misère à y faire face parce qu’ils n’ont pas d’argent. Je le sais, car ça fait quinze ans que je n’ai pas de téléphone chez moi ! J’aimerais en avoir un, c’est certain, mais où prendre l’argent pour avoir ce téléphone-là ? Alors je m’en passe plutôt que de me retrouver avec des dettes de plus chez moi car je ne serai pas capable de payer les factures.
V. R. S. : Concrètement, que fais-tu ?
C. J. : J’essaie le plus possible d’encourager la personne qui veut bien avec le Mouvement mettre le meilleur d’elle-même. Et quand une question mérite d’être étudiée, je vais en parler avec d’autres gens pour savoir ce qu’ils en pensent vraiment. Avec eux, des fois, j’ai des bons commentaires. Alors, je me lève la nuit et je me mets à écrire seule, et j’écris vraiment ce qu’ils m’ont apporté, le mieux que je peux. Je réfléchis comment le dire pour qu’on comprenne de quoi on parle.
J’aime les rencontres. ATD Quart Monde m’a donné une très grande confiance, on découvre qu’on est vraiment quelqu’un. Même quand on s’absente des rencontres, on est toujours bienvenu quand on y retourne : on n’est pas un petit pion. On est cru. On ne se sent pas rejeté, on est écouté. Et comme je suis une personne qui parle beaucoup, j’ai souvent des choses à dire. Et puis on connaît le Mouvement d’autres endroits. Par exemple, quand quelque chose arrive à Montréal, à Sherbrooke ou n’importe où, on est souvent invité à y aller participer et cela fait connaître des choses d’autres pays, les gens de New York, de la Nouvelle-Orléans...
V. R. S. : Que retiens-tu de ces rencontres ?
C. J. : J’ai appris qu’on vit des choses un peu différentes, mais on se bat tous pour la même chose : améliorer la situation des personnes qui sont dans la misère. C’est sûr que ce n’est pas facile, il se peut que ça arrivera seulement au temps de nos jeunes, pour nos petits-enfants aussi. D’ici plusieurs années, il va y avoir beaucoup de changement. Je ne sais pas si je vais connaître ça, mais je sais que nos enfants vont voir comment on s’est battu, battu pour eux autres, pour qu’ils ne connaissent pas ce qu’on a connu. En tout cas, c’est comme ça que je vois les choses. On fait ça pour nos jeunes. Mes petits-enfants, ils sont tout jeunes aujourd’hui. Si on ne fait rien aujourd’hui, ça va être quoi plus tard pour ces enfants-là ? La misère est moins dure car il y a de l’espoir.
V. R. S. : Des nouvelles personnes rejoignent le Carrefour ATD Quart Monde. Comment cela se passe-t-il ?
C. J. : Bien des gens qui ont embarqué dans ATD Quart Monde, ils l’ont fait grâce à la marche du 17 octobre (Journée mondiale du refus de la misère) Là, tu ne parles pas, tu es en silence parce que tu es écœuré de crier et que tous ceux qui pourraient faire quelque chose ne t’écoutent pas, ne comprennent pas. Le silence questionne.
La première fois que j’étais dans la marche, je ne savais pas trop ce que je faisais là. Mais à la longue, j’ai appris que cette journée-là était notre journée et qu’il fallait s’en occuper. Le 17 octobre, c’est la seule journée dans l’année où on peut dire : “ c’est notre journée ” et personne ne peut nous ôter cette journée.
V. R. S. : Quelquefois as-tu des doutes ?
C. J. : Non, plus à cette heure mais j’ai pris du temps à comprendre ce qu’était ATD Quart Monde, parce que c’est assez dur à comprendre. Trouve-moi un mouvement qui va accepter les personnes telles qu’elles sont, où tout le monde est quelqu’un, qui fait connaître ces personnes à d’autres d’autres pays, qui etc, etc. Eh ! bien, je vais te dire franchement, il n’y en a pas bien bien.
V. R. S. : Que voudrais-tu dire pour conclure ?
C. J. : Sans les témoignages, le Mouvement n’existerait pas. Les témoignages, c’est bon de les garder le plus possible intacts comme les gens les ont écrits. Les témoignages sont importants, selon moi, c’est la principale chose. Je dis que c’est grâce à eux qu’on arrive à travailler sur certaines lois jusqu’au bout. Dans les témoignages, on apprend beaucoup, on peut en être surpris.
Je veux finir en disant que j’ai été bien chanceuse d’aller avec les pauvres. Franchement, tu en apprends beaucoup avec eux parce que chaque situation n’est pas pareille. Moi-même, j’étais pauvre et les autres m’en ont appris beaucoup. On apprend toujours. Apprendre, c’est être capable de parler et être capable d’écouter aussi.