Un immense défi

Michèle Lima

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Michèle Lima, « Un immense défi », Revue Quart Monde [En ligne], 194 | 2005/2, mis en ligne le , consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/875

A la recherche d’une vie conforme à ses convictions, l’auteur est menée à des choix qui impliquent indirectement sa famille.

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Engagement, Solidarité

J’ai travaillé pendant plusieurs années comme juriste dans une banque. A trente ans, j’ai choisi en accord avec mon mari d’arrêter ce travail pour me consacrer à ma famille. J’ai aussi voulu à cette époque m’engager dans une action sociale mais ma première expérience de bénévole dans une association d’alphabétisation m’a laissée avec un fort sentiment d’impuissance et n’a pas duré...

J’ai donc continué à m’investir entièrement dans mon rôle de femme au foyer, très occupée avec nos cinq enfants mais toujours préoccupée par une question : la vie peut-elle consister exclusivement à veiller sur les siens ?

Avec mon mari, nous nous interrogions de plus en plus. Quel équilibre trouver entre la vie privée et la vie professionnelle ? Comment réagir face à toutes ces réalités qui nous laissent impuissants et mal à l’aise : ces personnes à la rue, ces familles qui n’ont rien, ici à Marseille ou au loin, là où les famines et les guerres les écrasent les premières. Nous réagissions en tant que parents, je crois : nous ressentions comme intolérable que des parents qui aiment leurs enfants autant que nous, les nôtres, ne puissent pas, comme nous, leur offrir la sécurité nécessaire à l’épanouissement de leur famille.

Et il est arrivé un moment où je ne pouvais plus  dire : “ Je suis révoltée ” et rester à ne rien faire, à attendre que d’autres agissent à ma place. A ce moment de ma vie, en 2003, je me suis posé à moi-même cet ultimatum : “ Engage-toi ou tais-toi ”. Engage-toi, c’est-à-dire “ mets-toi en gage ” de tes convictions, de tes révoltes, engage-toi, suis ta voie, une voie qui peut être différente de celle de la réussite sociale et matérielle que nos sociétés posent en modèle.

Un souvenir d’école maternelle

Et j’ai repensé à un témoignage entendu quinze ans auparavant à la radio : un homme, cadre supérieur en pleine activité, avait choisi d’habiter une cité, au milieu des plus pauvres, pour mieux comprendre et vaincre la misère à leurs côtés. Il militait dans le Mouvement ATD Quart Monde.

La misère m’a semblé alors comme l’injustice la plus fondamentale, horizontalement (elle touche tous les peuples, tous les pays) et verticalement (elle nie les droits fondamentaux : quand on est dans la misère, non seulement on n’a rien mais pire encore, on n’est rien). Bien sûr, la guerre, la peine de mort ou le développement durable sont des sujets essentiels pour moi, mais la misère ressemble à un accélérateur d’injustice : toutes les catastrophes naturelles ou humaines frappent d’abord et plus fort les pauvres des pauvres. Et sans doute, avais-je en moi ce souvenir d’enfance d’une amie d’école maternelle qui rentrait chez elle, dans cette ruelle si sombre et malodorante - on disait à l’école qu’un rat lui avait grignoté l’oreille. C’était mon amie et je sentais qu’elle n’avait pas la même vie que nous et je ne comprenais pas qu’on n’en parle pas, qu’on ne fasse rien.

Une autre organisation quotidienne.

Convaincue de ma volonté de m’engager contre la misère, j’hésitais sur les modalités de mon action : l’action individuelle est séduisante parce qu’on semble plus libre (on agit quand, comme et avec qui on veut) et moins gaspilleuse de temps (pas de réunion, de compte-rendu, de courrier ; pas de gestion du collectif). Mais les écueils découlent des avantages : pas de soutien dans la durée, pas d’échanges sur les buts et les moyens. J’ai choisi l’action collective au sein d’ATD Quart Monde qui, à mon sens, permettait une action structurée, avait le souci de former ses membres, de leur donner des outils pour mieux comprendre la misère et agir contre elle. Les lectures ont d’abord donné une assise à mon engagement. Je me suis nourrie des biographies du père Joseph Wresinski, des rapports, des romans, et surtout des témoignages de familles vivant la misère et de personnes, alliés ou volontaires, qui les rejoignaient.

Mais en décidant de m’engager, j’engageais toute ma famille !

D’abord, il a fallu décider en famille de cet engagement. En effet le fait de ne pas reprendre d’activité salariée implique non seulement de vivre avec moins d’argent, mais aussi de laisser à mon mari la responsabilité de nourrir la famille : tandis que je renonce à une autonomie financière, il est, lui, indirectement porté à soutenir mon engagement !

Et puis quand j’ai décidé de passer une journée par semaine à la maison Quart Monde, j’ai dû revoir toute mon organisation quotidienne pour dégager du temps. Encore plus radicalement, j’ai repensé mon rôle de mère et de femme au foyer : mes enfants sont plus responsabilisés, mon intérieur peut-être moins bien tenu... Mais tout cela correspond finalement à mes vraies priorités, un peu comme si on m’avait demandé non pas : “ Quel livre emporteriez-vous sur une île déserte ? ” mais : “ Quelle action vous correspondrait-elle vraiment ? ”. Cette constance me permet non seulement de mieux comprendre ATD Quart Monde et donc d’y trouver ma place, mais elle m’aide aussi à convaincre mon entourage de la force de mon engagement : je ne vais pas là comme à une séance de gym, c’est une priorité pour moi. En effet, il a fallu que j’explique à tous (famille, amis, école) que je suis en pleine activité même si je ne perçois aucun salaire, que cet engagement est prioritaire au même titre qu’un métier reconnu et rémunérateur.

Un potentiel à mobiliser.

Je me suis rendu compte qu’au-delà de ce temps d’action, mon regard sur la grande pauvreté se modifiait en même temps que je prenais conscience de ma capacité à faire changer les choses autour de moi. A chaque instant, je me dis : “ Là, dans cette situation, dans cette salle d’attente, dans ce film, dans ce dialogue avec mon voisin, où est la place du plus pauvre, quel regard porte-t-on sur lui ? ” Cela m’a permis de nouer des liens avec des personnes très pauvres. Auparavant, je ne savais que faire, je savais juste ce que je ne voulais pas faire : donner de l’argent et rentrer chez moi, j’avais expérimenté ce malaise après avoir donné une pièce à quelqu’un, cette certitude que ce n’était pas la bonne solution. Désormais, j’échange de personne à personne tout simplement ( même si les choses ne sont jamais simples !), par exemple, en discutant autour de livres qu’on lit chacun de son côté, en partageant nos points de vue sur les sujets les plus divers, enfin en parlant de ces droits que nous avons tous mais qui sont déniés aux plus fragiles d’entre nous ! Cela enrichit les discussions que nous avons en famille : mon regard change, le regard de mes proches aussi !

Aujourd’hui, je m’interroge sur la meilleure façon d’agir, sur ma capacité à écouter les autres, à prendre ce temps de la réflexion si nécessaire à la qualité de l’action. J’ai peur d’être happée par ce combat, de ne plus avoir de disponibilité pour mes proches. Mais tous ces doutes, ces réajustements continuels, me rappellent que l’unité de la vie est en construction permanente !

Et ce qui prédomine au final, c’est l’enthousiasme. J’adore travailler sur un projet motivant avec des personnes motivées et avec cette liberté immense qu’autorise la définition préalable, collective et précise d’un axe d’action ; peu de personnes ont cette chance dans leur vie professionnelle ! Je m’enrichis de rencontrer des personnes si différentes, loin du cloisonnement social que l’on vit tous les jours dans sa résidence, dans son quartier, dans son travail.

J’ai découvert que lutter pour une cause mobilise toutes les aptitudes d’un individu, comme un immense défi face auquel on peut agir et donc développer son potentiel personnel. On est tellement convaincu des enjeux qu’on soulèverait des montagnes pour réussir et qu’on va chercher au fond de soi tout son potentiel pour agir mieux : par exemple, je dois m’organiser mieux, rédiger mieux, mieux écouter mes interlocuteurs, affirmer mes points de vue, etc.

Ainsi il me semble que l’engagement n’est pas un frein mais au contraire un incroyable vecteur d’épanouissement et de développement personnel.

Enfin, chaque jour, l’action et la réflexion menées dans le cadre de mon engagement contre la misère me disent des choses que je sentais déjà, mais ces choses prennent une place et un sens, une cohérence, et cette mise en cohérence est pour moi une source fantastique de sérénité et d’énergie, tout comme d’éprouver la certitude d’avoir trouvé un sens à mon existence, non pas une raison de vivre mais une direction vers laquelle avancer.

Michèle Lima

Michèle Lima, mère de cinq enfants, est alliée d’Atd Quart Monde à Marseille.

CC BY-NC-ND