J’ai rendez-vous avec moi

Céline Truong

p. 14-16

References

Bibliographical reference

Céline Truong, « J’ai rendez-vous avec moi », Revue Quart Monde, 257 | 2021/1, 14-16.

Electronic reference

Céline Truong, « J’ai rendez-vous avec moi », Revue Quart Monde [Online], 257 | 2021/1, Online since 01 September 2021, connection on 18 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10148

Aucune femme n’est réductible à une seule identité, et surtout pas celles qui subissent la pauvreté et l’exclusion. À Lille, une expérience menée au sein du projet de Promotion familiale, socialeet culturelle d’ATD Quart Monde en est la preuve.

Le projet de promotion familiale, sociale et culturelle dans le quartier de Fives à Lille est porté originellement par une volonté nationale du Mouvement ATD Quart Monde, fort de son expérience en matière de promotion familiale, notamment par ses actions dans le centre de promotion familiale de Noisy-le-Grand (93). Il s’est terminé au bout de dix ans, à l’été 2018. Ce projet était conçu comme une action-recherche-formation dont les finalités étaient triples :

  • mener une expérience novatrice d’une action de « promotion familiale, sociale et culturelle » à l’échelle d’un quartier, dans le cadre du développement local, à partir de familles en grande pauvreté. Faciliter la mise en lien de ces familles dans le quartier avec les acteurs associatifs, avec les autres habitants et avec les professionnels, mais aussi entre les familles elles-mêmes, dans une intervention globale et collective ;

  • s’inscrire dans le réseau de partenaires du quartier, dans une dynamique participative qui se construit dans la durée, dynamique réfléchie et bâtie avec les familles les plus fragiles et le reste du quartier ;

  • agir et chercher entre partenaires les conditions indispensables pour que toute famille en grande difficulté puisse se sortir de la misère et participer à la vie du quartier.

Au fil des ans, nous avons sous-titré notre projet « bien vivre dans un quartier qui n’oublie personne », c’est un peu plus descriptif ! Notre quotidien était fait d’actions classiques dans le Mouvement (bibliothèques de rue, festivals des Savoirs et des Arts) et d’autres que nous avons inventées, avec des habitants et des partenaires professionnels et associatifs, comme la Campagne des Droits de l’enfant dans les écoles, le Groupe de Concertation permanente, J’ai RDV avec moi, la Form’action (formation à l’action de rue), École-Familles-Quartier, etc.1

Encore présentées comme des pauvres !

L’appartenance au Mouvement ATD Quart Monde, pour chacun de nous, allié, militant, volontaire permanent, se traduit concrètement par un combat que nous menons ensemble pour changer cette société qui se satisfait de fabriquer du malheur. Au-delà de ses effets sur les autres, ce chemin d’engagement partagé a déjà des effets sur nous-mêmes, et en particulier sur les plus maltraités par la vie que sont les militants Quart Monde ; on entend, au gré des formations et des discussions, les mots : « fierté », « je me sens utile », « revivre ».

Mais nous avons aussi entendu des militantes Quart Monde dire : « Encore !... Toujours ils veulent des gens au RSA, en précarité ! », lorsque nous leur présentions la possibilité d’intervenir auprès de professionnels, qui s’adressaient à ATD Quart Monde pour rencontrer des personnes en difficulté sociale, dans l’intention, certes louable, de tirer de cette rencontre des éléments d’amélioration de leurs pratiques.

Il nous est soudain apparu combien cette identité, même positive, de maman et militante Quart Monde, est elle aussi restrictive : une femme ne se définit jamais uniquement comme une maman militante, c’est-à-dire une femme en précarité qui se bat pour ses enfants et en est fière. Elle est aussi… amoureuse peut-être, fille de ses parents, elle rêve de passer son bac ou de se former à autre chose…, elle est amie, marraine, voisine… Chacun de nous est fait de multiples facettes ! Et tout à coup nous nous sommes rendu compte que nous ne proposions à ces femmes que des actions en lien avec leur statut de « mamans-précaires-battantes ».

Inventer quelque chose de nouveau

Il fallait inventer quelque chose. Ou mieux : s’allier avec des personnes qui savent proposer à des femmes d’autres chemins que ceux que nous défrichons à ATD Quart Monde. Et nous nous sommes tournés vers Axelle et l’association 2d4b. Axelle, c’est aussi une femme, une maman, une battante, qui a la chance de ne pas connaître la précarité elle-même mais qui est très sensible à la question de l’injustice. Elle est venue nous rencontrer un jour à ATD Quart Monde, juste pour faire connaissance, sans bien savoir ce qu’on pourrait faire ensemble. En attendant, elle a rejoint le réseau École-Familles-Quartier, elle a goûté à la relation de respect, de travail et d’affection qu’on tisse entre nous à la Maison Quart Monde, au-delà des différences. Un jour, au cours d’un repas, elle nous a parlé de cette association, 2d4b, dans laquelle elle anime des sessions de réflexion personnelle, de prise de recul, de pause, pour des groupes de femmes. Ça s’appelle : J’ai rendez-vous avec moi.

Vaste projet : adapter le format initial de quatre jours en session loin de tout, conçu par et pour des femmes habituées aux codes du développement personnel, coûtant plusieurs centaines d’euros par personne, pour qu’il se passe ici à Lille, en quatre jours non consécutifs, avec un premier jour de « découverte », avant de s’engager pour les trois jours suivants, et qu’on paie selon ses moyens, et qu’on accepte les absences de dernière minute parce que la vie difficile ça vous retombe dessus sans prévenir… Et avec un gros accompagnement sur place, parce que l’aventure n’a rien de simple quand même.

Se demander : « Est-ce que je suis la femme que j’ai rêvé d’être ? »… ça peut mener à des constats douloureux, qu’on ait la vie difficile ou pas, mais surtout quand on a la vie difficile…

Alors on a mis ensemble nos connaissances des familles en galère et nos compétences d’accompagnement, à nous les volontaires permanents, avec l’expérience d’animation, la sensibilité et la finesse d’Axelle, Laure, Hélène et Oum de 2d4b. On a bossé fort pour choisir chaque mot, chaque exercice. Pour trouver de l’argent puisque ce n’est pas les participantes qui allaient financer entièrement le travail fourni. Et pour réunir un groupe de femmes à la vie fort différente, certaines connaissant la galère au quotidien, d’autres pas. Parce que, à ATD Quart Monde, on ne fait rien de spécial « pour les pauvres », parce qu’ils ont droit à la même chose que les autres et qu’on croit au pouvoir transformateur de la rencontre.

Et voilà… On l’a fait. En novembre-décembre 2017.

C’était fort !

Bien sûr, il est interdit de raconter précisément ce qui s’est dit, pleuré, vécu, pendant ces quatre jours. Ce que je peux dire, c’est que toutes les femmes ont joué le jeu à la mesure de ce qui était possible pour elles. En venant le premier jour seulement, ou les quatre. En disant des choses qui n’avaient jamais été dites jusque-là, ou pas. En écoutant la vie des autres, racontée en confiance, qui nous montre encore et toujours, comme à chaque vraie rencontre, notre humanité commune. Avec les forces et les fragilités de chacune.

Que de fragilités chez chacune, même chez celles qui donnaient l’impression d’être plus favorisées par la vie… Et que de force, que de force, enfin reconnue sous le regard des autres.

C’était fort, c’était dur, c’était bien !

1 Pour en savoir plus, un gros travail d’évaluation a abouti au document suivant : https://cutt.ly/evalPFFives1_1 et au petit livre Croiser les

1 Pour en savoir plus, un gros travail d’évaluation a abouti au document suivant : https://cutt.ly/evalPFFives1_1 et au petit livre Croiser les Regards, aux Éd. Quart Monde, dont est issu ce texte.

Céline Truong

Professeure dans le secondaire, Céline Truong devient alliée d’ATD Quart Monde pendant plusieurs années, puis volontaire permanente en 2013, et rejoint l’équipe du projet pilote de Promotion familiale à Lille. Elle est aujourd’hui responsable du département Petite enfance Famille d’ATD Quart Monde France.

CC BY-NC-ND