[…] Je disais que les familles totalement déshéritées sont aussi les plus difficiles à rencontrer. Elles habitent des zones inhabitables, des maisons derrière les maisons, des ruelles derrière les rues, des cahutes minuscules cachées derrière les autres ou enfouies au-delà des sentiers connus. Et nous ne les rencontrons pas, parce que leurs propres gouvernements et concitoyens hésitent à nous conduire jusqu’à elles. Parce que sans y prendre garde, nous avons fait des plus pauvres des populations que la communauté internationale peut ignorer, des populations dont les États n’ont pas de raisons d’être fiers. Ce fut une erreur historique.
Comme fut une erreur l’idée que, dans telle ou telle partie du monde, on avait réussi à venir à bout de la misère. Tel pays, tel système serait en avance sur les autres. C’est inexact. Mais il est vrai qu’on le pense. Et que tous les États montrent une grande réserve à parler de l’exclusion qui perdure dans leurs frontières de peur d’être accusés d’une insuffisance de leur sens de l’homme et de la justice. Ainsi, les États demeurent désemparés, hésitant à investir des moyens précieux dans des familles apparemment non-rentables. Leurs propres citoyens pourraient leur reprocher une gestion inefficace au profit d’une population inefficace. Et qu’en diraient la communauté internationale, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international ?
Une accumulation de méprises
Méprise fatale provoquée par cette autre méprise, consistant à penser que les communautés nationales et internationales savent ce qu’il faut au développement et au bien-être des familles. Il est vrai que nous en savons beaucoup sur les moyens, les finances et les connaissances techniques à investir dans grand nombre de domaines. Mais en quarante ans de Nations Unies, nous avons ignoré que « le remède de l’homme, c’est l’homme » et que, quand il est depuis trop longtemps torturé de misère, il a besoin de fraternité pour croire encore en lui-même. « La pauvreté, dit M. Pérez de Cuéllar à l’occasion de la Journée des Droits de l’Homme en décembre 1984, la pauvreté consume des vies humaines en répandant le désespoir et le malheur ». Et les femmes réunies pour la Décennie de la Femme, en juillet 1985 à Nairobi, ont affirmé : « La misère endommage la personne des femmes et des jeunes filles ». N’est-ce pas aussi ce que nous signifiait le Pape Jean Paul II dans son discours à l’Unesco en 1980 ? Il affirmait que l’avoir de l’homme est secondaire, relatif à son être. J’ajouterai, pour ma part, que l’homme ou la femme consumés de malheur, la personne endommagée ont un besoin vital de fraternité pour recommencer à croire dans l’humanité et en Dieu. Un être humain qui, par l’absence totale et durable d’avoir, est atteint dans son être, a besoin d’autres êtres humains pour redevenir « davantage homme », comme disait le Saint Père.
C’est de l’avoir oublié qui nous a d’ailleurs fait dire que dans certaines régions industrialisées du monde, tout avait été fait pour mettre fin à la misère. Tout comme il arrive à telle ou telle instance de l’ONU de penser avoir tout fait pour le développement de telle zone rurale. Ce sont alors les habitants qui n’ont pas fait bon usage des puits, des véhicules, des semences, dira-t-on. C’est à cause d’eux que le développement s’est enrayé.
Sans doute, les États, les instances internationales ont-ils tout essayé de ce qui était en leur pouvoir. Mais ils n’ont pas songé que des familles, une couche de population trop longtemps accablée de toutes les privations en tous domaines se mettraient debout pour saisir les chances offertes, uniquement si d’autres venaient vivre avec elles et les convaincre qu’elles sont capables de changement. Si d’autres viennent, non pas en experts mais en hommes et femmes solidaires, prêts à prendre tous les risques du changement avec elles.
Non seulement les États n’y ont pas songé. Plus grave : pour l’opinion dans les pays industriels, aller partager sa vie avec les plus démunis devint une idée paternaliste, à l’opposé de la justice sociale. C’était la chose à ne pas faire. Seul, affirmait-on, partager les moyens matériels et le savoir technique était digne de l’homme. Pour les plus pauvres, cela n’a pas suffi. Mais la découverte est encore bien récente.
Une prise de conscience tardive
Hier encore, on nous faisait comprendre à l’Unicef et au PNUD1, que subventionner le volontariat ATD Quart Monde au cœur de la misère ne pouvait pas être un objectif de développement en soi. C’est seulement aujourd’hui que, dans le système des Nations Unies, on découvre la misère comme une blessure faite à l’homme et qui mine sa foi en lui-même, en ses proches et dans les autres hommes. On découvre que des familles ainsi minées dans leur confiance sont dans l’impossibilité de transmettre à leurs enfants la foi dans la vie. Et que, pour reprendre rapidement le dessus, des populations entières ont aujourd’hui besoin que d’autres viennent partager leur confiance et leur vie.
Découverte encore une fois tardive : depuis trente ans, les familles elles-mêmes le disaient aux équipes ATD Quart Monde sur le terrain. Mais découverte heureuse : l’heure de l’homme a enfin sonné. De cela je suis aujourd’hui profondément convaincu.
Il est vrai que la prise de conscience demeure timide et doit s’accélérer. C’est là que les fonctionnaires de l’ONU, comme les ONG et tous les hommes de bonne volonté, ont un rôle à jouer. Ils ont des possibilités de mettre la misère à l’ordre du jour, non pas comme une urgence périodique, mais comme une priorité permanente. Comme une priorité sur laquelle il reste beaucoup à apprendre, mais dont nous savons pour le moins ceci : qu’elle va exiger l’investissement d’hommes et de femmes, de fraternité, de solidarité, de vies de femmes et d’hommes.
Des Secrétaires généraux précédents s’étaient faits des ambassadeurs de la Paix. M. Pérez de Cuéllar s’est fait, en plus, ambassadeur des pauvres et des exclus. Je proposerai volontiers à tous ses collaborateurs de suivre son exemple et, par leur façon d’aborder sans arrêt la question, de créer le climat dans lequel la misère puisse être discutée sans polémique ni réserve. Je leur proposerai de faire avancer la conviction que dans les zones de pauvreté excessive, nous ne pouvons plus nous abstenir d’investir le meilleur de nous-mêmes, à savoir des hommes et des femmes qui n’abandonnent pas une population au bout d’un ou deux ans de coopération technique, mais qui offrent leur personne pour de nombreuses années.
LE DROIT D’ÊTRE VOLONTAIRE
Le génie français a toujours eu des trouvailles étonnantes pour désigner les familles les plus défavorisées. Quand l’administration ne savait pas quoi faire avec elles parce qu’elles disaient une souffrance au delà de toute norme et qu’elles avaient plus besoin d’honneur, de respect que de mesures éducatives et financières, le génie français les a appelées « familles lourdes ».
Aujourd’hui, il a trouvé le nom de « volontaires lourds » pour désigner des hommes et des femmes qui ne croyant pas à la fatalité de la misère et voulant l’anéantir, se sont unis aux familles les plus défavorisées.
Ces hommes et ces femmes ont pensé que la misère était l’œuvre des hommes et que seuls ceux-ci pourraient la détruire. C’est pourquoi, ils se sont mis à l’école du Quart Monde, et se sont engagés à plein temps à mettre à la disposition des familles les plus défavorisées, ce qu’ils avaient reçu d’instruction, de formation, de foi et d’amour de la justice et de la liberté. Ils ont cru, et ils avaient raison, qu’un engagement aussi radical serait contestation face à la consommation, au profit, à l’idéologie et à la recherche des privilèges et des pouvoirs. Ils ont cru qu’un engagement de cet ordre amènerait les hommes à se poser des questions sur la fiabilité de leurs idéaux, sur la vanité de leur recherche, s’ils en écartaient les plus démunis. Ils étaient conscients que leur choix serait mal compris et même combattu, mais nombreux seraient ceux qui, grâce à celui-ci, se rassembleraient autour des familles pour proposer un autre type de société plus juste et plus fraternelle où la priorité serait donnée aux plus démunis. Les familles ne s’y trompèrent pas. Elles crurent en eux parce qu’ils partageaient leurs espérances et leur rendaient l’honneur et la fierté de combattre elles aussi pour la justice et la paix.
Ce journal relate la vie et l’engagement de ces volontaires, leurs difficultés, leurs échecs et leurs réussites mais surtout le témoignage qu’un autre monde est possible. À ceux qui cherchent, elle propose peut-être un projet de vie inédit.
Éditorial de « Feuille de route », Juillet/août 1983, N° 130.