Du 9 au 11 septembre 2022, soixante membres du Mouvement ATD Quart Monde venant des sept Universités populaires Quart Monde France1 et de six pays européens2 se sont retrouvés à Pierrelaye (France) pour un séminaire européen Maltraitance institutionnelle et discrimination.
L’objectif était d’approfondir ensemble notre compréhension de la maltraitance institutionnelle et de la discrimination, de leurs causes, de leurs conséquences. Nous voulions formuler des propositions pour lutter contre.
En amont de ce séminaire, tout un travail préalable avait été mené dans les Universités populaires et les différents groupes des autres pays européens. Cela a donné une base solide de constats et d’analyses pour démarrer les travaux, qui se sont déroulés alternativement en groupes ou en plénières, avec à chaque fois les traductions nécessaires.
Formes de la maltraitance et ses conséquences
Lors de la première plénière, chacun a pu dire succinctement ce qu’évoque pour lui la maltraitance institutionnelle. Chacun s’est exprimé sur les mots : Humiliation, Violence, Rejet, Peur…
Et puis on a fait la même chose pour la discrimination et d’autres mots : Chantage, Manque de contrôle, Mal connaître, Ignorance…
Tous ces mots ont été écrits sur des feuilles de couleur qui ont été affichées dans la grande salle. L’équipe d’animation a proposé une définition de la maltraitance institutionnelle, élaborée à partir de la lecture de plusieurs définitions de la maltraitance et en s’appuyant sur celle issue de la recherche sur les dimensions cachées de la pauvreté3.
« La maltraitance est un mauvais traitement occasionnel ou répété infligé à une personne ou à un groupe que l’on traite avec violence, mépris ou indignité. On parle de maltraitance institutionnelle quand une institution, par son action ou son inaction, ne répond pas de manière appropriée aux besoins des personnes qui font appel à elle et ne respecte pas leur dignité, ce qui conduit à les ignorer, les humilier ou à leur nuire. »
Dans un deuxième temps, utilisant des exemples apportés par les participants et ceux qui étaient remontés des différentes Universités populaires, chaque groupe a approfondi une forme de maltraitance institutionnelle parmi celles identifiées :
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Mauvais fonctionnement des administrations
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Décisions et démarches imposées
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Contrôles et sanctions
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Manque de respect des personnes par des professionnels
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Besoins fondamentaux non reconnus
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Violences physiques ou psychologiques
Le lendemain, tous ensemble, nous avons cherché à identifier les conséquences des maltraitances institutionnelles et des discriminations pour la personne elle-même, pour son entourage, sa famille et pour toute la société. Cela a permis de se rendre compte de la gravité de la situation à tous les niveaux.
Nous avons mesuré combien les personnes subissent la honte/ l’épuisement/la peur permanente/la violence sur l’âme. Certains ont dit combien ça démolit le corps, le psychique/on ne sait plus qui on est/on se sent comme un déchet/comme une personne de seconde classe, on a l’impression d’être en cage/d’être sous l’eau/de ne plus respirer/on ne demande plus d’aide. Et d’autres ajoutent c’est un combat pour se reconstruire.
Pour le ressenti de la famille, nous avons évoqué : l’humiliation/le manque de confiance/la dévalorisation de la famille et la destruction des liens familiaux avec les répercussions sur les enfants. À l’extrême, ça peut arriver jusqu’au suicide, que ce soit de manière brutale ou à petit feu, avec l’alcool par exemple. Et au final la société se retrouve privée de personnes qui ont beaucoup de valeur.
Enfin pour les relations avec la société nous avons identifié beaucoup d’incompréhension/méfiance/violence/stigmatisation suivant le quartier qu’on habite/la confiance est rompue avec la société.
Causes de la maltraitance
En petits groupes nous nous sommes interrogés sur les causes de ces maltraitances institutionnelles et discriminations et nous en avons identifiés 6 principales :
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Le manque de moyens donnés aux services publics, aux professionnels, lié à des choix politiques.
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Les normes : il faut rentrer dans le moule !
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La méconnaissance de la pauvreté par les professionnels, les institutions, les politiques…
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Le déséquilibre des pouvoirs, les abus de pouvoir.
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La perte d’estime de soi quand on a été maltraité, qui fait qu’on n’arrive plus à se défendre.
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Le recrutement et la formation des professionnels et des bénévoles.
Pistes d’actions
Ce séminaire s’est terminé par une plénière où nous avons transmis aux nombreux invités un aperçu du travail des deux jours. Nous avons partagé des propositions dans lesquelles nous serions prêts à nous engager nous-mêmes, ou qu’on serait prêts à aller défendre auprès d’autres personnes pour qu’elles le fassent elles aussi. Nous en avons fait la liste suivante :
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Pour lutter contre la méconnaissance de la pauvreté qui explique une partie des maltraitances institutionnelles et des discriminations, il faudrait transmettre aux futurs professionnels une connaissance de la pauvreté en s’appuyant sur la recherche internationale réalisée par ATD Quart Monde avec l’Université d’Oxford sur les dimensions cachées de la pauvreté4.
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Pour faire face aux abus de pouvoir, il faut s’appuyer sur le droit. Seul on ne peut rien faire.
Il faut s’appuyer sur les autres, dans nos groupes. Par exemple, on a le droit d’être accompagné dans nos démarches, il faut défendre ce droit et être prêt à accompagner ceux qui le demandent. On peut aussi s’appuyer sur les Défenseurs des droits, présents dans tous les départements. Et il faut aussi s’allier avec d’autres, comme la Ligue des droits de l’homme. Il faut qu’on se forme ensemble aux droits.
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Pour que les professionnels comprennent mieux les souffrances, il faut aller vers eux et aller avec eux vers des personnes qui sont en souffrance, comme les personnes à la rue. Aller rencontrer les professionnels dans les services pour échanger avec eux. Et développer la « pair-aidance5 », c’est-à-dire embaucher des personnes qui ont vécu la pauvreté dans les institutions pour qu’elles facilitent la compréhension mutuelle entre les professionnels / institutions et les personnes.
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Pour avoir des services publics au service du public, il faut former les décideurs, les politiques. Former les futurs professionnels : journalistes, enseignants, travailleurs sociaux. Continuer à se former nous-mêmes pour pouvoir former les autres.
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Pour faire évoluer les normes, comme les gens ne sont pas écoutés dans les institutions et que leur situation particulière n’est pas prise en compte, il faudrait créer un droit à la convocation d’une réunion dans laquelle la situation particulière de la personne puisse être prise en compte par les professionnels.
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Pour construire ou reconstruire de la confiance en soi, il faut mettre en place des actions pour recréer de la confiance. Une action serait de créer des espaces sociaux, des espaces où on prend le temps, des endroits sans jugement et où les gens s’encouragent.
Ce séminaire s’est déroulé dans une belle ambiance conviviale de rencontres et d’échanges en plusieurs langues !
La réflexion continue…
Des suites du séminaire sont travaillées au niveau européen.
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Une délégation de quinze représentants des différents pays a rencontré l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne à Vienne en Autriche le 22 février 2023 pour présenter les constats, analyses et propositions issus du séminaire.
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En France, le combat contre la maltraitance institutionnelle est devenu une des quatre priorités de la programmation nationale d’ATD Quart Monde, et le Manifeste qui sort en septembre6 s’appuie en grande partie sur tout le travail réalisé dans les Universités populaires.
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Trois Universités populaires Quart Monde ont continué à travailler sur le sujet pendant l’année 2023-2024. Elles ont apporté de nouveaux éléments de connaissance, à partir de l’expression des participants.
Voici les enseignements de deux d’entre elles.
À l’UPQM de Nouvelle-Aquitaine
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Le groupe de militants de Limoges a présenté la définition de la maltraitance reprise dans le rapport national d’ATD Quart Monde France (définition tirée du Code de l’action sociale et des familles, suite à la loi du 7 février 2022) :
« Il y a maltraitance d’une personne en situation de vulnérabilité lorsqu’un geste, une parole, une action ou un défaut d’action, compromet ou porte atteinte à son développement, à ses droits, à ses besoins fondamentaux et/ou à sa santé et que cette atteinte intervient dans une relation de confiance, de dépendance, de soin ou d’accompagnement. »
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Le groupe a expliqué que la Commission nationale de lutte contre la maltraitance et de promotion de la bientraitance a défini la maltraitance institutionnelle :
« Lorsque des situations de maltraitance résultent, au moins en partie, de pratiques managériales, de l’organisation et/ou du mode de gestion d’une institution ou d’un organisme gestionnaire, voire de restrictions ou dysfonctionnements au niveau des autorités de tutelle sur un territoire, on parle de maltraitance institutionnelle. »
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Puis le groupe a proposé à tous les participants d’essayer de mettre un peu « des choses du vécu », pour mieux s’approprier ces définitions, et aussi pour mieux repérer quand peut survenir la maltraitance institutionnelle, comment la repérer pour pouvoir plus facilement la combattre.
Par exemple, repérer dans quelles institutions, on peut être en butte à cette maltraitance ? Ont été citées les institutions suivantes : la préfecture, la gendarmerie, la mairie, la CAF, France Travail, l’hôpital, l’éducation nationale, les EHPAD, l’UDAF (service de tutelles), l’ASE…7
Puis nous nous sommes demandé : dans quelles situations est-on plus vulnérable ?
… « Quand on est sans travail. Quand on est précaire. Quand on est en situation de demande. Quand on ne sait pas lire et écrire. Quand on est isolé. Quand on n’a pas beaucoup d’assurance. Quand on a un handicap. Quand on ne connaît pas bien ses droits. »
Mais nous avons voulu également mettre en évidence les signes de la maltraitance institutionnelle. On a relevé notamment :
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La suspicion. Quand on met en doute nos paroles.
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L’absence d’écoute. Quand on arrive et qu’on dit bonjour et qu’on ne vous répond pas.
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Le ton condescendant, le ton supérieur. Le tutoiement. L’énervement de la personne qui est en face.
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Le fait de regarder la personne de la tête aux pieds. Des professionnels qui se parlent entre eux avec la personne à côté, comme si on n’était pas là.
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Quand on reçoit un courrier et qu’on n’a pas d’interlocuteur, qu’on ne sait pas à qui s’adresser.
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Quand on téléphone et on nous dit de taper sur un, taper sur deux, taper sur trois, et que la touche pour la question qu’on veut poser n’est pas forcément prévue.
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Quand on se retrouve seul face à un groupe…
Le groupe concluait : ce sont des signes qui doivent nous mettre en alerte parce qu’on risque d’être en butte à des situations de maltraitance.
Et effectivement, toute cette réflexion ensemble, qui s’est poursuivie par la recherche de réactions possibles pour faire face, a permis à tous de commencer à « se mettre en position combat » pour vaincre ensemble la maltraitance institutionnelle.
À l’UPQM de Bourgogne‑Franche‑Comté
Des participants ont redit que la maltraitance touche tout le monde, mais les personnes ne vivent pas les choses de la même façon et n’ont pas la même force pour se relever.
Le silence des institutions est violent.
« On se trouve devant un anonymat, une absence de lien social, une perte d’humanité ; on est arrivé à un vertige, on est en situation d’isolement. Alors, soit tu rassembles ton énergie pour garder ton exigence et aller à ton objectif, soit tu capitules. Il faut avoir du caractère pour se défendre face à la maltraitance institutionnelle. »
Les participants ont insisté sur les conséquences des situations de maltraitance :
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Perte de confiance en soi : le fait que ce soit répété, au bout d’un moment on baisse les bras. Et justement le but ce serait de garder la tête haute. Les jeunes en particulier nous ont dit qu’ils ont une souffrance qui ne part jamais ; ils apprennent à vivre avec.
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L’énergie vitale est affectée :
« La dépression crée beaucoup de choses en nous qui ne sont pas positives ; ça nous fait penser à des choses négatives et on n’a plus confiance ; on n’a plus d’énergie, plus d’envies. »
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Perte des défenses naturelles :
« Un homme, c’est comme une tortue avec sa carapace. Certains ont leur carapace cassée et c’est la dépression, c’est comme si on n’avait plus notre coquille. À chaque coup : se faire exclure, avoir la honte, être humilié, c’est comme si on donnait des coups sur la carapace et au bout d’un moment la carapace casse et elle n’existe plus. Et ça c’est une cause de la dépression. »
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Impossibilité de comprendre : face à une personne qui ne vous répond pas, vous n’avez pas d’explication, vous êtes devant un mur.
Bonnes pratiques
Pour finir, les participants ont aussi relevé des choses qui marchent, des solutions, des bonnes pratiques :
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C’est important de connaître ses droits parce qu’on ne les connaît pas toujours, et de savoir où il faut aller chercher pour connaître ses droits.
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Il pourrait y avoir une notation de l’institution par rapport à l’accueil et à la bienveillance qu’elle a par rapport aux personnes en précarité.
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Il faudrait aussi un accompagnement, c’est-à-dire avoir quelqu’un avec soi, une tierce personne, lors de l’entretien. En principe, la personne qui accompagne n’a pas le droit de s’exprimer ou d’expliquer à la place de l’autre mais sa présence change tout.
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Avoir préparé avec cet accompagnant change beaucoup l’entretien : « Ça donne plus de force. Ça peut aider à libérer la parole, à se sentir plus à l’aise pour s’exprimer. »
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Parfois, l’accompagnement peut ne pas être accepté par l’institution mais il faut être persévérant et insister pour qu’une tierce personne puisse être présente au rendez-vous, car cette tierce personne peut aider à mieux comprendre ce qui est demandé.
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Souvent les professionnels comprennent qu’il y a de la souffrance, mais ils ne comprennent pas bien, car c’est difficile à comprendre de l’extérieur. Ils ne savent pas que cette souffrance envahit et que ça paralyse, comme si on n’était plus tout à fait soi-même. C’est pour ça que c’est sans doute si important d’avoir quelqu’un à nos côtés en qui on a confiance, même s’il ne dit rien. En effet comme vous lui avez déjà expliqué auparavant la situation – et puisque cette tierce personne a bien compris –, sa présence vous rassure. « On se sent davantage capable avec cette tierce personne à nos côtés. »