J’ai eu l’immense bonheur d’être l’invitée de l’Université populaire Quart Monde intitulée Le corps en mouvement, qui a eu lieu le 10 décembre 2022, en tant que danseuse-pédagogue engagée et animatrice de bals participatifs et festifs. J’avais déjà pu intervenir à plusieurs reprises à des activités et événements organisés par ATD Quart Monde – entre autres les Semaines du savoir partagé et la Journée mondiale du refus de la misère – pour faire danser tout un chacun et ainsi semer quelques petites graines joyeuses. Mais cette participation à l’UPQM a vraiment été une expérience marquante, parce que source précieuse de découvertes, de prises de conscience, de compréhensions et de surprises de toute sorte.
Une chance
Tout d’abord, j’ai eu la chance d’aider à la préparation de cette UPQM en conseillant les membres de l’équipe en charge de l’activité – Martine, Amélie et Alain – et en assistant à une réunion de travail avec les responsables de quelques groupes de Paris et d’Île-de-France. Une chance, parce que j’ai pu me rendre compte qu’une UPQM à ATD, c’est bien plus qu’une matinée d’échanges ; c’est un cheminement des uns et des autres, des uns avec les autres, au sein des différents groupes, qui passe par plusieurs étapes et mène à cette grande réunion finale où la parole et le savoir circulent. Cela a été, pour moi aussi, un vrai cheminement, ce qui m’a permis de trouver plus facilement ma place dans cette assemblée vivante et bigarrée le jour de l’UPQM.
L’un des enjeux majeurs était pour moi celui de trouver une juste place : être présente avec ma longue expérience du corps en mouvement et partager quelques-unes de mes réflexions, tout en acceptant que la parole vienne d’abord des participants. Je n’étais pas là pour transmettre un enseignement, mais pour entendre et accueillir les témoignages, les questions et les idées des uns et des autres afin de pouvoir mieux comprendre et répondre. Il fallait à la fois que je ne prenne pas trop de place et que j’offre mon regard de danseuse, que j’accorde ma parole à celle des autres. Pour cela, il était nécessaire d’accepter de recevoir avec humilité, de manière à installer un véritable échange.
Ce qui m’a finalement le plus touchée, c’est de faire partie de cet espace de rencontre et de dialogue où chacun peut faire entendre sa voix, tel qu’il est, avec ses forces et ses fragilités, et peut témoigner de son expérience avec ses mots à lui ; c’est le fait de donner toute son importance et sa valeur à la parole de ceux qui habituellement ne l’ont pas, de ceux que la société fait taire car l’on croit qu’ils n’ont rien à dire, de ceux qui ne croient plus avoir le droit ni la capacité de s’exprimer à force d’avoir été malmenés par la vie. Alors que ce sont eux les mieux placés pour raconter au plus juste les difficultés et les luttes d’une vie passée dans la précarité et la pauvreté, en faisant montre souvent de courage, de détermination et d’imagination. Je sais que c’est là l’un des principes fondateurs d’ATD Quart Monde et c’est aussi l’une de mes grandes préoccupations. Grâce à l’UPQM, j’ai pu rencontrer des personnes que je n’aurais pu rencontrer autrement, recueillir des histoires dont je n’aurais eu connaissance. Et j’ai beaucoup appris…
Une prise de conscience
J’ai pris conscience grâce aux interventions des participants, d’une manière beaucoup plus concrète, des problématiques liées au « mouvement forcé, difficile à supporter »1. Il y a ceux qui manipulent des machines très lourdes au travail. Ceux qui sont employés dans des cantines scolaires et enchaînent des gestes fatigants. Celles qui font le ménage chez les particuliers et répètent les mêmes mouvements à longueur de journée. Ceux qui, en plus d’avoir un emploi éreintant, se retrouvent en sous-effectif, avec une charge physique et mentale supplémentaire. Il y a les femmes qui s’occupent de la famille et du foyer du matin au soir, dont le mouvement incessant est dicté par les multiples tâches quotidiennes. J’ai entendu de quelle manière et avec quelle intensité le corps peut être contraint, exploité, peut s’abîmer, s’épuiser, souffrir… Et cela a renforcé ma conviction dans le fait que la danse peut aider à trouver un autre rapport au corps et au mouvement, qu’elle peut être une voie de réparation et de soin. Danser apporte la possibilité de passer d’un geste répétitif qui fait mal à un mouvement plus libre, plus vivant et plus expressif. Danser, c’est prendre le temps et le plaisir de revisiter son corps, c’est retrouver confiance en ses possibles, respirer une bouffée de légèreté et de joie libératrice. Cela a d’ailleurs résonné dans les récits de certains. J’ai été très admirative de la justesse de leurs propos et de leur compréhension existentielle de la danse.
Voici quelques témoignages en exemple. Il y en a qui coupent la monotonie du ménage en dansant avec leurs balais. Il y en a qui s’octroient quelques moments de bonne humeur avec leurs collègues en dansant pendant qu’ils mettent les tables à la cantine. Il y en a qui dansent pour se calmer et se détendre. Certains dansent avec leurs enfants pour se libérer de ce qu’ils ont subi durant la semaine, à l’école ou au travail. D’autres dansent pour oublier leurs soucis et voyager par l’esprit, sans besoin de se déplacer. Pour certains, danser est une façon d’exister et de savourer la liberté du mouvement sans se soucier de savoir danser. Pour d’autres, on peut danser pour passer des messages politiques, à l’image de ces femmes qui dansent pour clamer leur émancipation et leur indépendance. Ou danser pour créer des liens, partager, se sentir accepté par le groupe.
La question des freins à la danse a été abordée. J’ai apprécié la simplicité avec laquelle chacun s’est exprimé et surtout la franchise de ceux qui ont osé dire qu’ils n’aimaient pas danser. J’ai senti que l’on pouvait s’autoriser à parler de ses peurs, de sa timidité et de ses blocages, sans crainte d’être mal jugé. La peur du regard de l’autre et d’éventuelles moqueries, le manque de confiance en soi, les empêchements causés par la vieillesse ou le handicap ont été exposés et mis en commun. Exercice sain et bienfaisant que celui d’apprendre à déposer quelques-uns de ses fardeaux en groupe, grâce à l’écoute de tous et à la force du collectif. Chacun peut en partie s’y reconnaître et ainsi se sentir moins seul…
Une vibrante énergie
Ce qui m’a enchantée est également l’extrême variété des idées proposées et des moyens d’expression mis en œuvre. Mille facettes du mouvement ont été révélées, bien au-delà de ce que j’aurais pu imaginer, grâce au travail en groupe, qui réveille et éveille, incite, motive et nourrit. La parole a été à l’honneur. Mais il y a eu aussi des photos, des affiches dessinées, des saynètes et des mises en mouvement. En somme, c’était une UPQM particulièrement animée et mouvementée, en consonance avec le thème abordé !
Avec l’équipe d’organisation, nous avions prévu de clore la matinée sur une note enjouée, conviviale et dansante, ce qui nous paraissait cohérent et même évident. Sinon quel sens cela aurait-il de parler du corps en mouvement et des bienfaits de la danse, sans pratiquer, sans laisser parler nos corps ensemble ? Nous ne l’avions pas annoncé, nous souhaitions que la surprise produise son effet magique. Nous ne voulions pas en effrayer certains et chacun devait rester libre de se joindre à la danse ou non. Ces personnes qui étaient restées assises pour débattre accepteraient-elles de se lever pour entrer dans la danse ? Certains avaient un handicap moteur ou étaient en fauteuil roulant. Pour commencer, j’ai fait danser tout le monde assis sur des chaises, mettant chacun au même niveau. J’ai proposé ensuite, sur différents styles de musique, des danses variées en cercle, à deux, en solo, en groupe, en alternant des initiations simples et des moments où l’on pouvait se lâcher et s’amuser. On a twisté, on a valsé, on s’est déhanché, on s’est pris dans les bras, on a tapé dans les mains, on s’est souri, on a ri… Quelle vibrante énergie ! Quelle allégresse de pouvoir goûter ensemble au présent de la danse ! Quel moment fort en émotion et en communion ! Le pari était gagné. J’avais réussi, avec l’aide des alliés et des bénévoles, à faire participer tout un chacun, à montrer que tous pouvaient danser, à susciter le désir de continuer à danser. À la fin de la séance, tout le monde a été chaleureusement invité à participer à un vrai bal, plus long et plus riche : le Bal d’Ilaria à ATD. Celui-ci s’est déroulé quelques mois plus tard et a rassemblé les personnes d’ATD Quart Monde et les personnes de mon association CESAME. Et depuis, l’aventure se poursuit au moins une fois par an. Le bal est devenu un rendez-vous attendu.
Un laboratoire du vivre-ensemble
Que puis-je apporter aux personnes d’ATD avec mes bals ? Je crois profondément que tout le monde peut danser, que chacun recèle en lui une graine dansante qui ne demande qu’à germer. Mais parfois, cette graine est bien enfouie, pour mille raisons, et mon rôle est celui d’ouvrir, faire découvrir, accompagner, tendre la main, dédramatiser, réveiller une petite flamme. J’essaie d’être une étincelle qui allume le feu des corps et des cœurs pour que chacun ose se mettre en mouvement, danse ce qu’il est et soit mis en valeur. Mon engagement artistique et citoyen est bien celui de rendre accessible la danse au plus grand nombre et le bal, en tant qu’occasion festive et populaire, me permet d’amener le bonheur de danser dans la vie des gens, quels qu’ils soient. Avec et grâce à ATD, j’ouvre l’accès au bal à ceux qui ne s’y sont jamais rendus, à ceux qui ne peuvent pas prendre des cours de danse, à ceux qui en sont exclus faute d’argent, à ceux qui pensent que ce genre de réjouissances n’est pas fait pour eux. Cela a du sens dans ma vie. Voir ces silhouettes cabossées par la vie se dégourdir, se redresser, se délier, prendre leur place et se relier aux autres, cela m’émerveille, m’émeut et me paraît essentiel dans une société. Je m’investis corps et âme depuis vingt-sept ans pour que le bal que j’anime soit un véritable espace démocratique où personne ne se sente exclu, marginalisé ou méprisé. Pour rendre cela possible, je m’appuie sur un riche savoir-faire pédagogique et sur un savoir-être d’accueil et de générosité porté par ma passion de transmettre.
Voici quelques-uns des principes qui me guident et font écho, me semble-t-il, à la vision d’ATD Quart Monde. J’incite les participants à s’inviter et à s’entraider, ce qui appelle chacun à sortir de soi et de l’entre-soi. La piste de danse n’étant pas réservée exclusivement aux danseuses et danseurs expérimentés, elle devient un lieu de brassage et de mixité. Quand les niveaux dansants, les âges, les cultures et les conditions sociales se mélangent, cela crée des possibilités de rencontre, d’échange et de partage qui sont particulièrement salutaires dans une société individualiste comme la nôtre. Je conçois le bal comme un parcours original et créatif ponctué d’animations dansantes variées ; ce que j’ai appelé un « Bal-Atelier ». L’esprit festif du bal se mêle au plaisir de l’apprentissage pour que chacun puisse apprendre en se divertissant et se divertir en apprenant. Je présente un large éventail de danses et de musiques afin d’ouvrir chacun à la diversité du monde et à la pluralité de ses expressions. Je profite du langage universel qu’est le corps en mouvement pour faire traverser les frontières, pour que les uns fassent un pas vers les autres, pour mettre en contact les cultures. Je pense que le bal peut être un laboratoire privilégié de l’être-en-relation et du vivre-ensemble, à condition qu’il soit placé sous le signe de l’écoute, de la tolérance, du respect des différences et de la coopération. La danse peut alors devenir une très belle voie pour nous éduquer au savoir-être avec l’autre, tout en permettant à notre singularité de s’incarner.
Je rappelle enfin la dimension sociale et politique de la danse qui est parfois oubliée, mais qui à mes yeux la fait briller de toute sa puissance et peut nous inspirer. Je pense aux danses jazz, nées au cœur des plantations, qui ont permis aux esclaves de conserver leur conscience d’êtres humains et leur volonté de vivre face à un système qui les traitaient comme des choses. Je pense ensuite à la tumultueuse histoire du bal : d’une pratique rattachée à la noblesse et à l’élite, il est devenu un loisir populaire par excellence, en étant le miroir des transformations historiques, des révolutions et des conquêtes sociales. Je pense enfin aux danses qui expriment l’âme d’un peuple – flamenco, danses tsiganes, tango, danses traditionnelles de différents pays – et qui lui offrent des appuis solides pour rester debout et assurer sa place dans le monde. Les exemples à travers l’histoire et les pays ne manquent pas.
L’UPQM m’a habillée de ce chaleureux tissu humain tressé d’engagement et de solidarité qu’est ATD. Je lui ai apporté mon fil dansant avec sa couleur. Il ne nous reste plus qu’à continuer de célébrer ensemble le droit de danser, tel une manière d’exprimer sa dignité et de tisser les multiples fils de la fraternité !