Si on associe généralement la grande pauvreté à ses dimensions économiques et sociales – insécurité alimentaire, mal-logement, emplois précaires, exclusion sociale,… –, on en oublie souvent ses dimensions politiques, ce qui peut conduire à un « cadrage erroné des enjeux de justice sociale qui impactent les personnes qui la vivent. »1
Les Principes Directeurs Extrême Pauvreté et Droits de l’Homme2 adoptés par le Conseil des Droits Humains des Nations Unies, affirment pourtant que, pour éliminer la pauvreté dans le monde partout et sous toutes ses formes, il est nécessaire d’assurer « la participation active, libre, informée et significative des personnes vivant la pauvreté à chaque étape de la conception, la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation des décisions et politiques publiques qui les concernent » (p. 9).
Au Québec, cette participation directe des personnes ayant l’expérience de la pauvreté pour mieux comprendre et identifier les solutions les plus durables, équitables et efficaces contre la pauvreté3 a marqué l’histoire de la lutte contre la pauvreté. Des groupes populaires au mouvement communautaire, des carrefours de savoirs au projet de loi citoyenne qui a mené à la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale4, différentes pratiques ont été expérimentées pour assurer cette participation, notamment inspirées de l’éducation populaire.
Reconnues au Québec depuis près de 60 ans5, les pratiques de l’éducation populaire sont « des démarches d’apprentissage et de réflexion critique par lesquelles des citoyennes et citoyens mènent collectivement des actions qui amènent une prise de conscience individuelle et collective au sujet de leurs conditions de vie ou de travail, et qui visent à court, moyen ou long terme, une transformation sociale, économique, culturelle et politique de leur milieu. »6
Ces pratiques se retrouvent aujourd’hui autant dans des initiatives visant à améliorer l’accès aux droits et aux services sociaux au niveau national avec le comité AVEC du Collectif pour un Québec sans pauvreté7 ou le Comité consultatif de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale8 du ministère de l’Emploi et de la Solidarité Sociale que dans la conception de dispositifs locaux et régionaux de lutte contre la pauvreté – démarches d’approches territoriales intégrées9, organisation de systèmes alimentaires locaux10, formation d’intervenant·es de santé11 ou de travailleuses sociales.12
Certaines recherches constatent cependant la présence de plusieurs obstacles à cette participation, notamment parce qu’elle nécessite des investissements importants en ressources et en temps et demande aux organisations d’adapter leur fonctionnement et de modifier leurs rythmes et qu’elles doivent aussi être outillées pour répondre aux enjeux de littératie, d’accessibilité des langages et de vulgarisation des résultats de recherche, procédures ou éléments techniques pour permettre les échanges13. À ces obstacles s’ajoute aussi la difficulté que peuvent représenter l’accueil, la reconnaissance et la mise en valeur de ces savoirs issus de l’expérience de la pauvreté qui sont exposés, lorsque comparés à ceux issus de la recherche universitaire ou des pratiques professionnelles, à différentes formes de résistances qui tendent à les discréditer comme anecdotiques, pas assez systématiques ou irrationnels14 et qui « réduisent la crédibilité des personnes à faire preuve de connaissances en raison de leurs attributs sociaux. »15
De plus, René, Champagne et Mongeau (2013) remarquent que, bien que l’étiquette « participatif » soit désormais associée à de nombreux projets, cela « ne présume en rien du niveau de participation recherché et réel », et qu’« on ne peut nier que le risque d’instrumentalisation de la participation dans le processus existe. » (p. 28).
Si plusieurs recherches se penchent aujourd’hui au Québec sur les types de participation des personnes confrontées à des situations de pauvreté1617, un flou persiste sur ses buts : la participation en elle-même, parce qu’elle permet la reconnaissance et la valorisation des personnes qui y sont présentes, suffit-elle pour être une action de lutte contre la pauvreté ou devrait-elle aussi avoir une visée et un impact plus large que le seul processus ?
Cette question a été creusée par le mouvement ATD Quart Monde au Québec entre 2020 et 2023 à travers l’expérimentation de nouvelles modalités pour que les Universités populaires Quart Monde, dispositif visant initialement à la prise de parole et la mise en commun d’analyses sur la pauvreté avec des personnes qui la vivent18, servent aussi à nourrir les dimensions de plaidoyer et d’action politique du mouvement au Québec.
Les Universités populaires Quart Monde au Québec
Les universités populaires Quart Monde au Québec sont « un lieu d’enseignement où les personnes en situation de pauvreté peuvent développer leurs capacités d’analyse et leurs connaissances, bâtir et transmettre leur savoir » qui permettent aussi « à toute personne qui ne vit pas dans la grande pauvreté d’apprendre à lutter contre cette pauvreté, avec ceux et celles qui la vivent, devenant ainsi un outil pertinent à la lutte à la pauvreté. »19
Au Québec, le mouvement ATD Quart Monde organise depuis 2008 entre 3 et 4 fois par an une Université populaire Quart monde autour de sujets variés en lien avec l’expérience de la pauvreté, tels que les préjugés envers les personnes en situation de pauvreté, l’accès aux soins, le bonheur, la télévision, le logement, ou la réussite scolaire.
Trois étapes se succèdent permettant la progression de la pensée des personnes participantes en partant de leur expérience personnelle lors de la réception d’une lettre d’invitation et de quelques questions pour guider leurs réflexions, puis leurs réflexions seront ensuite travaillées et approfondies à travers une mise en commun au sein de leur groupe local, menant quelques semaines plus tard à la soirée d’Université populaire Quart Monde qui rassemble à Montréal la plupart de ces groupes pour construire ensemble une analyse collective et la confronter à celle d’une personne invitée pour apporter d’autres types de savoirs issus soit du monde universitaire soit des pratiques professionnelles.20
Un comité porteur, composé de personnes ayant l’expérience de la pauvreté, de membres de l’équipe permanente salariée d’ATD Quart Monde et de personnes alliées du Mouvement, coordonne le déroulement de chacune des Universités populaires Quart Monde en définissant ensemble les questions posées dans les groupes locaux de préparation, décidant ensemble l’animation des rencontres d’universités populaires, et analysant ensemble les échanges pour en produire un compte rendu et les orientations de l’UPQM suivante.
Lier recherche populaire et action politique : les expériences de 2020‑2023
Entre 2020 et 2023, en même temps que les membres du Mouvement ATD Quart Monde au Québec identifiaient comme première priorité de « Développer la participation des personnes situations de pauvreté et faire rayonner le savoir produit »21, le mouvement était mobilisé dans plusieurs actions de plaidoyer et d’action politique dans le cadre de la commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (2020-2021), dans le développement de la campagne contre les idées fausses sur la pauvreté (2022-2023) et pour la rédaction d’un mémoire dans le cadre de la consultation en vue d’un quatrième plan gouvernemental de lutte contre la pauvreté au Québec (2023).
Pour que le plus grand nombre de membres du Mouvement ATD Quart Monde au Québec puisse s’approprier, comprendre, participer et contribuer à ces actions, le comité porteur des Universités populaires Quart Monde chercha les modalités pour que les richesses d’expériences, d’analyses, de connaissances et de savoirs populaires construites pendant les Universités populaires Quart Monde participent aussi aux réflexions et orientations de l’action politique du mouvement. Nous présentons dans les trois sections suivantes comment cela s’est concrétisé dans chacun des trois contextes d’action politique différent.
Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse
En 2019, pour répondre aux interrogations de la population québécoise envers le système de protection de la jeunesse et le soutien aux familles en situation de vulnérabilité, le gouvernement du Québec a mis en place la commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse à laquelle le mouvement ATD Quart Monde a souhaité contribuer en apportant « la vie et la réflexion de personnes en situation de pauvreté directement concernées par la Protection de la Jeunesse. »22 Ce travail avec des parents qui avaient été confrontés à des mesures de placement judiciaire de la DPJa mené à l’écriture du mémoire Réussir la protection de la jeunesse avec les familles vulnérables23 et à l’audience accordée le 5 février 2020 au sein de la Commission Laurent.
Suite aux éléments identifiés lors de ce travail et à l’audience obtenue dans le cadre de la commission, les membres du mouvement ATD Quart Monde au Québec ont souhaité étendre et poursuivre leur analyse collective des obstacles que la pauvreté mettait en travers de la vie en famille en organisant un cycle de trois universités populaires Quart Monde : la première entre octobre et novembre 2020 sous le thème Ruptures et grande pauvreté, la seconde entre janvier et février 2021 sous le thème Enfants, parents, famille et pauvreté, et la troisième entre avril et mail 2021 sous le thème Famille, levier contre la misère.
En plus de nourrir le travail de plaidoyer mené par le mouvement dans les suites de la commission Laurent, ce cycle d’UPQM nous a aussi amenés à imaginer avec une professeure de l’École de Travail Social de l’Université du Québec à Rimouski, un professeur de l’École de Travail Social de l’Université de Sherbrooke et des membres du réseau de professeures-chercheures de l’Association Québec/Canada pour la formation, la recherche et l’intervention sociale24 et des parents ayant l’expérience de la pauvreté et de mesures de placement judiciaire du Mouvement ATD Quart Monde, une démarche de co-formation autour des enjeux de protection de la jeunesse avec des étudiantes en travail social et leurs professeures que nous avons présentée dans un article de la revue Nouvelles pratiques sociales.25
Campagne contre les idées fausses sur la pauvreté
Au Québec, les préjugés envers la pauvreté et les personnes qui la vivent sont depuis longtemps identifiés comme un obstacle à des politiques publiques permettant l’élimination de la grande pauvreté26. Une première campagne menée en 2014 par ATD Quart Monde au Québec avait cherché à déboulonner les principaux préjugés envers les personnes en situation de pauvreté27.
Dix ans plus tard, constatant la persistance des préjugés et idées fausses sur la pauvreté, les membres d’ATD Quart Monde au Québec se sont penchés, lors des rencontres de l’Université populaire Quart Monde entre septembre et décembre 2023, sur les raisons qui pouvaient expliquer la persistance des représentations négatives envers les personnes les plus pauvres dans nos sociétés, en particulier chez les décideurs politiques.
En prenant conscience que les préjugés envers les personnes en situation de pauvreté n’étaient pas seulement des raccourcis de pensée ou des insultes parmi d’autres mais des outils de légitimation et d’organisation de la violence institutionnelle de politiques publiques visant à lutter contre la pauvreté, les membres du Mouvement ATD Quart Monde au Québec ont décidé de faire campagne contre ces préjugés non plus seulement auprès de la population en général comme ils l’avaient fait en 2014 mais en adaptant l’argumentaire et le message pour cibler en particulier les décideurs politiques à partir des travaux issus du processus d’Université populaire Quart Monde ayant eu lieu entre septembre et décembre 202328.
Consultation en vue d’un quatrième plan gouvernemental de lutte contre la pauvreté au Québec
Entre avril et juin 2023, le gouvernement du Québec a mené une consultation publique en vue du 4e plan de lutte contre la pauvreté qui devait être déposé en 2024. Plus de 130 mémoires de groupes engagés dans la lutte contre la pauvreté au Québec ont été écrits et transmis aux personnes responsables de la rédaction de ce plan.29
Pour contribuer à cette démarche en apportant aussi la voix, la pensée et l’analyse des personnes confrontées à des situations de pauvreté, un cycle de quatre Universités populaires Quart Monde a été organisé entre 2021 et 2022 pour penser ensemble différentes dimensions de l’action gouvernementale visant à lutter contre la pauvreté : Aides alimentaires et pauvreté (décembre 2021), Programmes d’emploi, fausse solution à la sortie de pauvreté ? (mars 2022), Avancées et obstacles dans la lutte à la pauvreté au Québec (mai 2022), Implication citoyenne et pauvreté (décembre 2022). Plusieurs des constats et analyses ayant émergé de ce cycle ont été compilés dans le mémoire soumis par le Mouvement ATD Quart Monde au gouvernement du Québec : Ces richesses dont on se prive.30
Vers une transformation sociale collective
En affirmant la nécessité, pour éliminer la pauvreté dans le monde partout et sous toutes ses formes, d’assurer « la participation active, libre, informée et significative des personnes vivant la pauvreté à chaque étape de la conception, la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation des décisions et politiques publiques qui les concernent »31 (p. 9), le Conseil des Droits Humains des Nations Unies donne une piste d’action claire aux personnes et organisations engagées pour mettre fin à la pauvreté. Cependant, la mise en œuvre de cette participation, pas seulement comme processus participatif individuel mais aussi comme contribution véritable à une transformation sociale collective, représente un défi permanent et exigeant.
Les trois expériences présentées ici ont suivi cette piste en cherchant à associer le dispositif des Universités populaires Quart Monde, lieux de prise de parole et de recherche populaire, aux réflexions et orientations des dimensions de plaidoyer et d’action politique du mouvement.