Dans l’univers multiple des actions visant à lutter contre la pauvreté – des minima sociaux aux œuvres caritatives en passant par le travail des associations –, la place première des personnes qui la combattent dans leur quotidien est souvent oubliée. Qu’elles deviennent « cas », « bénéficiaires », « clientèle » ou « participantes aux activités », c’est leur contribution à leur propre libération qu’on oublie trop souvent de connaître et reconnaître. Et même dans le théâtre, aussi engagé soit-il, les personnes qui luttent contre la pauvreté dans leur quotidien sont assignées soit au rôle de spectatrices soit de sources dont le témoignage servira à la construction d’une pièce que joueront d’autres, des professionnels.
Le théâtre de l’opprimé : passer du rôle d’objet à celui d’acteur
Augusto Boal, fondateur du théâtre de l’opprimé, reconnaissait ainsi dans Théâtre de l’Opprimé1 que pour que le théâtre soit « une arme de libération » (p. 11), il fallait créer des formes qui permettraient de « remettre au peuple les moyens de production théâtrale pour qu’il les utilise lui‑même » (p. 19).
Au cœur des formes du théâtre de l’opprimé se trouve ainsi cette quête de « la destruction des barrières créées par les classes dominantes. On détruit d’abord les barrières entre acteurs et spectateurs : tous doivent jouer, tous doivent être des protagonistes des transformations nécessaires de la société » (p. 12). Cette mise en action repose sur un renversement simple :
« le spectateur ne délègue aucun pouvoir au personnage, ni pour qu’il joue, ni pour qu’il pense à sa place : au contraire, il assume lui-même son rôle d’acteur principal, transforme l’action dramatique, tente des solutions, envisage des changements – bref, s’entraîne pour l’action réelle. […] Le spectateur libéré, retrouvant son intégralité humaine, se lance dans l’action » (p. 19).
La campagne contre les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté au Québec
Au Québec, les préjugés envers la pauvreté et les personnes qui la vivent sont depuis longtemps identifiés comme un obstacle à des politiques publiques permettant l’élimination de la grande pauvreté comme le rappelait un avis récent du Comité d’études sur la pauvreté et l’exclusion du Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale (CEPE, 2021)2. Dès 1991, le Front Commun des Personnes Assistées Sociales du Québec, principal regroupement des associations de défense des droits sociaux, réalise une recherche sur les mythes et préjugés envers les personnes à l’aide sociale qui deviendra le document Le BS3 : mythes et réalités, Guide de Conscientisation4. Depuis 2002, la troisième revendication principale du Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté est ainsi que « les élu.e.s et les gouvernements agissent pour transformer les politiques publiques et en adopter de nouvelles afin de contrer les préjugés envers les personnes en situation de pauvreté »5.
Cette préoccupation était aussi présente depuis longtemps chez les membres d’ATD Quart Monde engagés au sein de ces différents regroupements. Lorsque le Mouvement ATD Quart Monde a commencé en 2013 la diffusion en France de la campagne En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté6, autant les membres du comité politique que du comité porteur des Universités populaires Quart Monde ont souhaité saisir cette occasion pour en travailler une version québécoise. Au printemps 2014, l’Université populaire Quart Monde portait ainsi sur ce thème, et une campagne nationale7 a été organisée pour concevoir et diffuser fiches, affiches, quiz et vidéos qui déboulonnaient les principaux préjugés envers les personnes en situation de pauvreté : « On vit bien sur le BS », « Les pauvres ne veulent pas travailler », « Y’a pas plus fraudeur qu’un BS »,…
Lors de l’Université populaire du printemps 2014, le comité porteur avait fait le choix d’une animation basée sur la mise en scène d’une rencontre avec une personne pleine de préjugés et invitant les participants à contrer à tour de rôle son argumentaire. Cette animation ayant reçu un très grand succès, nous avons saisi l’occasion d’avoir deux alliées et un jeune en découverte du volontariat (auteur de cet article) engagés dans un collectif d’expérimentation des outils du théâtre de l’opprimé (aujourd’hui La Collective, Théâtre de l’Opprimé8) pour ajouter à notre campagne nationale le recours à un théâtre forum. En effet, si les autres outils de la campagne étaient surtout sous la forme d’images et de textes, il y manquait cette dimension qu’Augusto Boal donne au théâtre forum : « que le spectateur se prépare à intervenir dans l’action, sortant de sa condition d’objet pour assumer pleinement son rôle de sujet »9.
Le théâtre forum : un dispositif de prise en charge de l’action par les personnes qui la vivent
Boal décrit ainsi les trois étapes d’un théâtre forum :
« On demande d’abord à quelqu’un de raconter une histoire avec un problème politique ou social difficile à résoudre ; ensuite on répète ou on improvise directement pour donner un spectacle qui dure de dix à quinze minutes et comporte la solution au problème posé ; à la fin du spectacle on ouvre le débat et on demande aux participants s’ils sont d’accord avec la solution proposée. Ils diront évidemment non. On leur explique alors qu’on va recommencer la scène une deuxième fois, exactement comme la première, mais que cette fois ceux qui ne sont pas d’accord peuvent venir remplacer l’acteur et mener l’action dans le sens qui leur semble le plus adéquat. L’acteur remplacé quitte le plateau et regarde, reprenant sa place dès que le joueur a terminé son intervention. Les autres acteurs doivent s’adapter à la nouvelle situation et envisager ‘à chaud’ toutes les possibilités offertes par la nouvelle proposition » (p. 38).
Le recours au théâtre forum possède trois dimensions principales qui rendent son usage pertinent en particulier dans une perspective de libération et de lutte sociale. D’abord, on n’impose aucune idée mais, selon Boal, « on donne au public (au peuple) la possibilité d’expérimenter toutes ses idées, d’essayer toutes les solutions et de les vérifier à l’épreuve de la pratique, de la pratique théâtrale » (p. 41). Ensuite on évite les discours héroïques creux où « on est très souvent révolutionnaire en parole : on prêche alors héroïsme et révolution ; mais, quand on doit mettre soi-même en actes ce que l’on prône, on s’aperçoit souvent que les choses ne sont pas si faciles » (p. 39). Enfin, à travers la participation à un théâtre forum, « les spectateurs sentent qu’ils peuvent intervenir dans l’action. Celle-ci n’est plus animée d’aucun déterminisme, comme une fatalité, ou le Destin » (p. 33). Et cette participation correspond aussi à une préparation à l’action :
« L’essai encourage à pratiquer l’acte dans la réalité. Au lieu d’ôter quelque chose au spectateur, le théâtre forum lui donne l’envie de mettre en acte dans la réalité ce qu’il répète au théâtre. La pratique de ces formes théâtrales suscite une sorte d’insatisfaction qui a besoin d’être complétée par l’action réelle » (p. 41).
Construire un théâtre forum dans le cadre d’une campagne contre les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté
Accompagné de deux alliées et d’un jeune en découverte du volontariat, un petit groupe de militant.e.s d’ATD Quart Monde a décidé de s’approprier cet outil et de construire une courte saynète qui pourrait être jouée dans d’autres groupes de défense des droits sociaux comme point de départ d’une discussion, d’une action ou d’un travail de lutte à la pauvreté. Se formant et expérimentant ensemble différents éléments du théâtre forum, autant à travers des exercices d’Augusto Boal présentés dans Jeux pour acteurs et non acteurs : pratique du théâtre de l’opprimé10, qu’à travers la mise en scène de situations vécues par les membres du groupe, nous avons construit en l’espace de quelques mois la saynète suivante :
Trois personnages : l’opprimée qui reçoit les minima sociaux, son cousin qui lui rend visite, l’oppresseur plein de préjugés qui l’accompagne.
Au seuil de la porte
Cousin : J’ai oublié de te dire, ma cousine est sur le BS [bien-être social = minima sociaux]
Oppresseur : Pourquoi, ta cousine, elle aime pas ça, travailler ? Bon, t’inquiète pas, je vais faire attention.
Le cousin frappe à la porte
Opprimée : Bonjour cousin, comment ça va ?
Cousin : Bonjour, ça va très bien et toi ? Je te présente ma conseillère.
Opprimée : Enchantée de vous connaître, entrez, entrez, s’il vous plaît.
Oppresseur : Eh ben, ouah vous avez un beau grand appartement, beau quartier, belle vue, vous êtes chanceuse, mademoiselle !
Opprimée : Merci, je vous en prie, asseyez-vous !
Les personnes s’assoient
Oppresseur : Ouah, ça a dû vous prendre du temps de préparer tout ça !
Opprimée : Oui, je me suis levée tôt pour faire la cuisine. Mon cousin ne vient pas souvent alors je voulais bien vous accueillir.
Oppresseur : Vous savez, moi, avec ma carrière, j’ai pas vraiment le temps de faire la cuisine. La vie est difficile, il faut se donner les moyens de réussir !
L’opprimée part dans la cuisine
Oppresseur au cousin : Coudonc !11 Tu m’as menti. Elle vit pas si mal que ça ta cousine !
Cousin : C’est pas comme ça tous les jours. Elle a sans doute demandé de l’aide à des organismes.
Oppresseur : Ouais ! Avec toutes les aides qu’on leur donne ces gens-là, on vit bien hein !
L’opprimée revient
Opprimée : Voilà le repas.
Oppresseur : Oh ouah ! Je mange ça qu’au restaurant ! Puis ça coûte une fortune ! Puis j’ai pas toujours les moyens de me payer ça ! (au cousin) Finalement, ils vivent bien sur le BS !
L’opprimée retourne dans la cuisine
Cousin : S’il te plaît, arrête tes commentaires, ça me met très mal à l’aise !
Oppresseur : Ben quoi, j’ai pas raison ? Regarde son appart, la bouffe ! Elle a plus d’argent que nous autres ta cousine ! Finalement ils vivent tous bien sur le BS !
L’opprimée revient et s’assoit. Silence gêné. FIN.
Représentations et suites
Cette saynète, qui a aussi été filmée et est disponible en ligne12, a été présentée, par les membres du groupe qui l’ont conçue, à différentes reprises et en particulier lors d’une célébration du 17 octobre à Sherbrooke ainsi que lors d’une assemblée générale du Collectif pour un Québec sans pauvreté.
Associée aux outils de la campagne, elle permettait autant de pratiquer son argumentaire que de faire l’expérience, pour des personnes qui n’étaient pas confrontées au quotidien, à ce type de préjugés, de la difficulté d’y répondre. Surtout, elle a permis à des dizaines de personnes en situation de pauvreté de prendre la parole sur les agressions quotidiennes que causaient ces préjugés.
Sept ans plus tard, les idées fausses et préjugés envers les plus pauvres ont peu évolué et plusieurs membres et groupes partenaires d’ATD Quart Monde au Québec demandent quand aura lieu la prochaine représentation. En septembre 2022, nous poursuivrons donc cette expérimentation-formation avec le soutien des membres de La Collective, Théâtre de l’opprimé13. Nous chercherons ensemble comment adapter, dans la lutte aux préjugés et à la pauvreté, les processus de libération de ces formes de théâtre dans lequel « le spectateur ne délègue aucun pouvoir pour qu’on agisse ou pense à sa place. Il se libère, agit et pense pour lui-même. Le théâtre est action » (p. 56).