Antigone au camp de Noisy‑le‑Grand

Catherine de Seynes

p. 31-33

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Catherine de Seynes, « Antigone au camp de Noisy‑le‑Grand », Revue Quart Monde, 262 | 2022/2, 31-33.

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Catherine de Seynes, « Antigone au camp de Noisy‑le‑Grand », Revue Quart Monde [En ligne], 262 | 2022/2, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10679

Le 5 avril 2008, la comédienne Catherine de Seynes était l’invitée d’une rencontre au Centre Joseph Wresinski à Baillet-en-France pour évoquer l’Antigone de Sophocle qu’elle avait monté en 1964 avec les jeunes du camp de Noisy-le-Grand. L’article qui suit reprend de larges extraits de son intervention orale.

« Lorsque l’on est continuellement confronté à la négation de toute identité et de toute grandeur, comme le sont ces jeunes, il est normal de se retrouver dans des textes qui expriment des sentiments fondamentaux. Catherine de Seynes s’apercevra très vite que la moitié des acteurs savent à peine lire et écrire. Néanmoins, ils entrent dans leurs rôles comme des professionnels »1.

Jean Bazaine, mon mari avait fait des vitraux pour le camp de Noisy-le-Grand. Il était peintre, il faisait du vitrail en même temps ; il a connu le père Joseph qui lui a dit : « Monsieur Bazaine, est-ce que vous pourriez nous faire des vitraux ? » Jean s’est lancé là-dedans. Nous sommes devenus très amis avec le père Joseph, il venait très souvent manger à la maison, et puis un jour à déjeuner, il s’est tourné vers moi et il m’a dit : « Mais vous aussi Catherine, vous devriez nous rejoindre ! » Je lui ai répondu : « Mais mon père, je ne sais faire que du théâtre ! » ; « Et bien venez faire du théâtre ! », m’a-t-il répondu. Et pouf, on était lancé. Avec le père Joseph, c’était comme cela, cela allait à toute allure, il fallait faire, tout de suite.

Arrivée au camp de Noisy‑le‑Grand

Donc j’ai été une fois par semaine – je ne me rappelle plus si c’était le lundi ou le mardi –, à Noisy avec ma petite 2CV ; j’avais rendez-vous avec les petits entre 8 et 12 ans, à six heures du soir et on a monté des pièces. Je leur avais raconté Le roi Lear et on l’a monté. Pas le texte de Shakespeare, mais en chansons. C’était une sorte de comédie musicale, parce que les textes en chansons sont plus faciles à retenir quand c’est chanté. Et ensuite, de 20 à 22 heures, j’avais les adolescentes de 12 à 16 ans, dont Éléonore Aparicio.

La première fois que je suis arrivé au camp de Noisy, on l’appelait « le camp », parce que c’était comme un camp de prisonniers entouré de barbelés, avec des igloos en tôle ondulée, les uns à côté des autres, c’était une vision d’enfer si vous voulez. Et puis il y avait une espèce de gros animal, entre la chèvre et le mouton, qui avait l’air d’un lama, qui était énorme, ou qui me semblait énorme dans mon souvenir, et le père Joseph en soutane, avec ses charentaises, ses pantoufles qui traînaient dans la boue,… Enfin tout cela était hallucinant. Je suis arrivée devant un bâtiment un peu plus grand que les autres igloos. Les enfants se disputaient devant, et ils se disputaient pour avoir un bout de corde. Alors moi qui n’avais jamais enseigné de ma vie, je me suis dit comment est-ce que je vais faire pour entrer là-dedans ? Je suis entrée dans ce hangar et je leur ai dit : « Maintenant vous allez faire la même chose, mais sans la corde ». Nous inventions le mime, ils tiraient à un bout et à l’autre bout et je n’ai jamais vu une expression aussi forte que les enfants faisant cela, comme après je n’ai jamais vu d’expression aussi bouleversante d’Antigone qu’avec ces enfants‑là.

Le choix d’Antigone

Alors comment on en est arrivé à Antigone ? Je leur avais lu beaucoup de pièces de tous les pays, de tous les siècles, et ce qu’ils ont choisi après avoir entendu cela, j’en pleurais d’émotion, c’était la tragédie grecque et Antigone en particulier. Et pourquoi Antigone ? Parce que c’était la révolte d’une jeune fille contre un tyran. Ils se retrouvaient là-dedans. Ils étaient peu acceptés dans les écoles, mal considérés, ils avaient senti cela. Je leur avais lu une autre Antigone, celle de Jean Anouilh, que j’ai joué moi-même en 1967 en tournée, et je leur ai demandé : « Qu’est-ce que vous préférez, Sophocle ou Anouilh ? » ; « Sophocle ! » ; « Comment ? À cause de quoi ? » ; « Parce que c’est plus…, c’est plus carré quoi ! » Et j’ai trouvé cela extraordinaire. Donc on s’est lancé, il a fallu un an pour monter cette Antigone ; c’est vrai que c’était difficile de réunir tout le monde en même temps, on n’avait pas des beaux costumes de gala, on a pris des bouts de tissus que j’avais chez moi. On l’a joué là, à Noisy, et puis après dans un autre bidonville, à La Courneuve, le bidonville de La Campa. L’aventure a continué, on a monté d’autres pièces, l’année suivante, je leur ai demandé ce qu’ils voulaient monter : « Une tragédie grecque ! ». On s’est lancé dans Électre. Ce sont des pièces assez longues, un peu compliquées et intellectuelles, alors pour Antigone j’avais pris une adaptation d’un monsieur qui s’appelait Chancel, et d’après cette adaptation, nous avons fait une autre adaptation pour le langage des enfants. L’année d’après, donc Électre : je lis à haute voix la pièce de Sophocle, et je dis on va en faire un résumé comme pour Antigone ; et Éléonore me dit : « Écoute, le texte d’Électre est tellement beau que je veux le dire tout entier ! » Je lui dis que c’est très, très long : « Tu seras décalée par rapport aux autres ». « Non, non, je veux le dire », me répond‑elle.

Quand nous l’avons joué à Noisy, le public c’était les familles du camp, les parents des enfants et des jeunes, et à la fin du spectacle ils disaient : « On aime mieux qu’ils fassent cela plutôt que de casser des voitures ». Pour moi, c’était le plus beau compliment qu’ils pouvaient me faire.

On a ensuite été joué à La Campa, et le garçon qui jouait Hémon n’est pas venu, alors c’est moi qui ai enfilé son costume et qui ai lu le texte d’Hémon. C’était comme cela, on acceptait cela.

Tirer les choses vers le haut

Ces gosses sont venus semaine après semaine et quand ils manquaient, c’était toujours pour une raison essentielle. On n’a pas décidé tout de suite de monter des spectacles, je faisais faire beaucoup d’exercices, de respiration, d’improvisation, etc., et c’est petit à petit, à force de lire des textes, qu’on s’est dit : et si on faisait quelque chose ?... C’est venu d’eux-mêmes. Et le choix d’une tragédie grecque, c’est venu d’eux-mêmes aussi. Au début, ils disaient : on va monter Au théâtre ce soir. À l’époque c’était très important, c’est ce qu’on appelait le théâtre de boulevard. Dans les igloos, il y avait quand même la télé, donc les gens voyaient Au théâtre ce soir, et j’ai dit non, on ne va pas monter cela, je n’aime pas tellement le théâtre de boulevard, ce n’est pas mon truc,… À la réflexion, trente ans après, j’en parlais encore avec mon fils récemment, on aurait pu faire ce qu’on fait beaucoup aujourd’hui, leur faire raconter leur vie, faire des sortes de psychodrames. Mais cela ne m’est jamais venu à l’idée. Mon fils me dit au contraire : « Tu as tiré les choses vers le haut en montant cette réalité transposée dans un texte magnifique, qui raconte des aventures quotidiennes ».

On se bat toujours contre un tyran, que ce soit son père, son prof, ou le gouverneur, le gouvernement, le président, ou je ne sais qui. Cela, ils l’avaient saisi d’instinct. C’est cela qui était extraordinaire.

Spectacle Antigone à Noisy-le-Grand, 1964

Spectacle Antigone à Noisy-le-Grand, 1964

Au premier plan le père Joseph Wresinski.

© Photo ATD Quart Monde

1 Un peuple se lève, Francine de la Gorce, Éd. Quart Monde.

1 Un peuple se lève, Francine de la Gorce, Éd. Quart Monde.

Spectacle Antigone à Noisy-le-Grand, 1964

Spectacle Antigone à Noisy-le-Grand, 1964

Au premier plan le père Joseph Wresinski.

© Photo ATD Quart Monde

Catherine de Seynes

Née à Paris en 1930, Catherine de Seynes est une figure essentielle de la décentralisation théâtrale, du théâtre populaire, de la volonté d’utiliser le théâtre dans le monde ouvrier, et au service de la dignité des populations touchées par la très grande pauvreté. Elle est décédée en 2012. Entre 1963 et 1967, elle anima des ateliers de théâtre au camp de Noisy-le-Grand, à la demande du père Joseph Wresinski.

CC BY-NC-ND