Nos chemins de théâtre

Laurence Abotchi, Bettina Chiche, Marie-Françoise Feriaque, Phuc Hoang, Marius Ilboudo, Manuella Lecanu, Véronique Morzelle, Philippe Osmalin et Claudine Solvar

p. 26-30

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Laurence Abotchi, Bettina Chiche, Marie-Françoise Feriaque, Phuc Hoang, Marius Ilboudo, Manuella Lecanu, Véronique Morzelle, Philippe Osmalin et Claudine Solvar, « Nos chemins de théâtre », Revue Quart Monde, 262 | 2022/2, 26-30.

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Laurence Abotchi, Bettina Chiche, Marie-Françoise Feriaque, Phuc Hoang, Marius Ilboudo, Manuella Lecanu, Véronique Morzelle, Philippe Osmalin et Claudine Solvar, « Nos chemins de théâtre », Revue Quart Monde [En ligne], 262 | 2022/2, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10672

Depuis 2016, plusieurs projets et spectacles ont réuni les auteur.e.s de ce texte pour un travail d’expression et de création théâtrale qui les a rendus « acteurs sur scène et dans leur vie ».

Les auteur.e.s sont membres d’ATD Quart Monde, ayant ou non connu la pauvreté et l’exclusion, engagés pour la reconnaissance des droits humains pour tous et toutes, en particulier le droit à la culture.

Quelques mots d’entrée de jeu

Du metteur en scène Philippe Osmalin

Nos « chemins de théâtre » ont débuté en 2016 avec la création du spectacle Un peuple les yeux ouverts (pour l’événement fort du 17 octobre 20171). Depuis, quatre projets se sont succédé : une année de découverte du Théâtre-forum ; une petite forme, Interfaces, sur les connexions, en même temps que la pièce Chemins de traverse sur les migrants ; et cette année un spectacle sur les « Invisibles », Voix du silence, qui se prolongera pour un second volet l’année prochaine.

Tous ces projets se sont montés en partenariat avec la MPAA (Maison des Pratiques Artistiques de Paris) dans le double objectif de mixité sociale (participants d’ATD Quart Monde et d’ailleurs) et d’aboutissement artistique (dans les belles salles de la MPAA).

Quelle chance pour moi, professionnel du théâtre, d’avoir rencontré ATD Quart Monde, et de pouvoir joindre ma passion et mes forces au Mouvement ! Le théâtre draine beaucoup d’atouts, et les témoignages ici de sept participants, parmi bien d’autres, pourront en constituer une pertinente illustration, reflétant très justement le vécu de ces amateurs éclairés par des projets stimulants. Qu’ils soient ici entendus !

Le regard de Phuc Hoang

Alliée d’ATD Quart Monde

Les paroles que nous avons pu réunir font ressortir des remarques étonnantes, des ressentis très forts, comme les sentiments de sérénité, de confiance en soi, de légitimité, de partage avec les autres. Ne plus être victime mais acteur de son cheminement : trouver sa juste place sur scène et dans la vie, en posant un regard positif et bienveillant sur soi‑même.

Certains ont gagné en autonomie, beaucoup ont changé dans leur quotidien – jusqu’à la façon de s’habiller, en prenant plus soin de son apparence. Je vois une partenaire comédienne qui, lorsqu’elle est arrivée dans la troupe, ne disait pas un mot et qui est maintenant de toutes les sorties théâtre, qui va d’elle-même participer à d’autres ateliers artistiques. Une autre comédienne nous a impressionnés avec ses écrits.

Le théâtre oblige aussi à réfléchir, à trouver les mots justes et à développer le sens critique. Ce que nous découvrons, c’est notre capacité, souvent niée, à penser, à réfléchir par nous-mêmes et pour nous-mêmes. Il nous permet aussi de nous questionner, à travers nos personnages ou nos répliques, sur notre identité, notre héritage culturel…

Oui, c’est une vraie chance et une immense jubilation de comprendre un texte, de faire jaillir de nous des émotions multiples et des mots merveilleux ! J’ai l’impression qu’avec du beau on devient beau ! C’est aussi ça la magie du théâtre.

Le théâtre, c’est aussi un lieu qui favorise la mixité sociale. Le fait que les militant.e.s d’ATD Quart Monde soient confronté.e.s à d’autres comédien.ne.s, venu.e.s de milieux sociaux différents, tire vers le haut et montre que tout le monde est sur le même plan.

Il est vraiment significatif que nos ami.e.s militant.e.s, malgré leur vie chaotique, les difficultés financières et parfois les risques d’expulsion, ne manquent jamais de répétition. Et en essayant d’apporter ensuite le meilleur de nous-mêmes sur scène, nous nous révélons et nous transformons le regard de notre entourage sur l’acteur que nous sommes vraiment.

Bien-être, confiance en soi et santé

Marie-Françoise : Le théâtre m’apporte beaucoup de bonheur. Ici on ne se moque pas de moi et du coup j’ai moins de difficulté dans mon élocution. Si j’avais dit à mes collègues de la cantine que je jouais au théâtre, elles m’auraient répondu : « On aimerait bien t’y voir ! Tu dois jouer comme une casserole » !

Depuis que je fais du théâtre, je suis bien avec moi-même, je ne suis plus énervée. J’en ai parlé à mon cardiologue, qui me dit qu’être avec les autres et faire du théâtre me fait beaucoup de bien pour ma tachycardie.

Laurence : Grâce au théâtre je me suis sentie bien, j’ai trouvé plus d’équilibre et du coup ma relation avec mes enfants (des ados de 13 et 17 ans) s’est améliorée et renforcée : je me sens plus proche d’eux et ils me regardent maintenant autrement. On se parle plus et il y a moins d’énervement et de violence.

Claudine : Des fois, je m’exprime mal et je n’ose pas parler. Depuis que je fais du théâtre, c’est différent, j’ai moins peur de parler. J’arrive à dire ce que j’ai à dire, à mieux me défendre face à mes problèmes. Je suis moins stressée, je ressens une autre vibration et une bonne énergie.

Cela a changé aussi ma façon d’être avec mes enfants, ma famille. Au fur et à mesure, je vois mieux qui je suis. Les regards ont changé, ils sont plus positifs. J’avais honte de moi et le théâtre m’a sauvé.

Et quand je ressens une grande fatigue physique liée à mes problèmes de santé, j’arrive à la dépasser comme jamais auparavant. Et justement mon médecin diabétologue me dit qu’il faut continuer, car ça va diminuer mon diabète.

Manuella : Le théâtre me permet de me ressourcer et de reprendre confiance en moi. Au moment des interruptions de théâtre je me suis rendu compte que cela me manquait et que j’avais hâte que cela reprenne pour garder le moral.

Phuc : Le théâtre m’a changée. Avant, je n’osais jamais parler. Je ne me sentais pas légitime pour donner un quelconque avis sur la culture ou sur quoi que ce soit d’ailleurs – même lorsque je n’étais pas trop d’accord avec les personnes avec lesquelles je parlais. Mais à présent, j’ose m’exprimer, montrer mes écrits, je ne me dis plus que c’est nul. À travers le théâtre, j’apprends à trouver ma place sur scène et dans la vie. Je me sens exister, je me sens enfin légitime.

Bettina : L’expérience du théâtre, cela va bien au-delà de jouer, cela permet de se poser, de réfléchir. On est comme dans une bulle. Après, ça nous aide à affronter notre vie. On se dévoile, on ose, on se libère des choses négatives. Ça nous transforme.

Répétitions, mixité sociale et convivialité

Laurence : Malgré mes journées de travail harassantes et l’organisation que je dois avoir avec mes enfants, tous les vendredis je vais aux répétitions. Après les échauffements que l’on fait avant les répétitions, l’énergie revient et c’est génial de partager ces moments avec les autres comédiens.

Marius : Le fait de venir aux répétitions théâtrales a pu me demander des efforts. Car parfois je devais voir qui pourrait garder mes enfants. Une fois ou deux, je les ai emmenés avec moi car je ne voulais pas rater la répétition !

Claudine : Avant, quand je travaillais, je me sentais esclave. Alors qu’avec le théâtre qui demande pourtant beaucoup de travail et d’exigence, et de longues heures de répétition, je me sens beaucoup plus libre d’esprit en fait.

Manuella : [Dans tous les projets menés] il n’y avait pas que les militants d’ATD mais aussi des personnes qui venaient d’horizons très différents. Cette troupe mixte m’a fait réaliser que je n’étais pas différente des autres. Que l’on soit militant ATD ou pas, lorsque l’on se trompe, notre metteur en scène nous reprend de la même façon.

Marius : Tout au long des répétitions, je me demandais si je serais à la hauteur, si j’étais capable de bien jouer, de ne pas oublier mon texte. C’est lors des répétitions que j’apprends, soutenu par le metteur en scène, à mieux prononcer certains mots, à respecter la syntaxe, en un mot à apprendre le français qui n’est pas ma langue natale. Ce qui était formidable aussi, c’est que nous nous encouragions et aidions les uns les autres.

Marie-Françoise : En jouant avec les autres je retiens beaucoup dans ma tête. Quand il n’y a pas de répétition ça me manque beaucoup. Je ne voudrais pas que ça s’arrête.

Marius : Les moments théâtraux sont des moments conviviaux que nous vivons entre nous. C’est aussi le lieu où nous découvrons telle ou telle recette de cuisine venant de tel pays lors des repas partagés dans les répétitions. Ce sont de très beaux moments de vie !

Des spectacles pour mieux se comprendre et s’élever

Phuc : De toute ma vie, c’est ma première expérience de théâtre (et qui dure maintenant depuis plus de six ans, comme la plupart de mes partenaires), et je n’aurais jamais imaginé que je me laisserais embarquer avec cette envie-là. Je découvre qu’il n’y a pas qu’une manière de jouer et d’être sur scène. Je découvre qu’il y a une multitude de formes de théâtre. Le théâtre, même en amateur, demande de l’exigence. Une exigence pour soi-même mais aussi pour les autres comédiens et les spectateurs.

Laurence : Depuis que l’on travaille cette année sur le sujet des « invisibles » et sur mon rôle qui reflète ce que j’ai vécu, j’ai commencé à faire le point sur moi-même, j’ai compris certaines choses. Et je me sens plus sereine.

Claudine : On est ce qu’on est, il ne faut pas avoir honte de soi. J’ai pris conscience de tout cela en jouant mon personnage dans Chemins de traverse.

Marius : Alors que nous répétions une scène pour le spectacle Chemins de traverse où les migrants sont à la préfecture pour demander leur titre de séjour, j’ai moi-même, à ce moment-là, été confronté à ce problème car je devais demander le renouvellement de ma carte de séjour pour ma famille !

Manuella : Jouer Chemins de traverse a été pour moi une merveilleuse expérience. Car j’ai pu m’approprier mon personnage au travers des souvenirs de ma mère qui avait quitté son pays natal et tout laissé derrière elle pour migrer en France. J’ai mieux compris sa détresse et sa tristesse.

Marius : J’apprécie que le théâtre puisse traiter de la vraie vie des gens pour que leurs voix soient entendues et que des situations changent ou saméliorent. Je pense que le théâtre m’aide aussi dans la vie à pouvoir mieux observer les gens sans les juger.

Phuc : Pourquoi tant de passion à parler de théâtre ? Depuis la lecture des livres et des documents jusqu’à la création de la pièce Chemins de traverse, puis la distribution des rôles et le travail du corps avec la musique, j’ai tout aimé. Et puis nous formons autour du metteur en scène une troupe où il règne une belle harmonie, pleine d’amitié et de bienveillance.

Marius : Nous ne sommes plus « invisibles » car nous sommes devenus acteurs sur scène et dans nos vies.2

Une action de sens pour l’engagement collectif d’ATD Quart Monde

Par Véronique Morzelle, volontaire permanente

Tout au long de ce projet [Chemins de traverse] auquel j’ai participé, on a vécu, comme souvent à ATD Quart Monde, en miniature ce qu’on voudrait vivre à l’échelle de la société.

Ces changements de regard, ces prises de conscience, ces découvertes des richesses de chacun, on les a partagés largement auprès des spectateurs et de la MPAA qui a manifesté une reconnaissance forte de ce travail. On a démontré qu’on pouvait monter un spectacle, réussir un projet avec des personnes très différentes malgré tous les obstacles rencontrés, communs ou propres à chacun, qu’il fallait surmonter pour tenir bon, être toujours présent, travailler nos textes, oser des choses pour la première fois…

Au-delà du seul résultat final, visible et reconnu, comment faire connaître tous les efforts qui l’ont permis, les défis relevés, les moyens mis en œuvre ? ATD Quart Monde a l’habitude de mener des actions de long terme, aux résultats peu visibles sur l’immédiat. Alors, pouvoir présenter un « produit fini », comme notre pièce, c’est l’occasion d’une démonstration plus immédiate de ce qui est possible et même souhaitable… quand on rassemble des personnes aux vies très différentes dans un même projet fédérateur.

1 17 Octobre : Journée mondiale du refus de la misère.

2 On pourra trouver d’autres témoignages sur l’impact de la pratique théâtrale auprès des militant.e.s dans l’édition de la pièce Un peuple les yeux

1 17 Octobre : Journée mondiale du refus de la misère.

2 On pourra trouver d’autres témoignages sur l’impact de la pratique théâtrale auprès des militant.e.s dans l’édition de la pièce Un peuple les yeux ouverts, parue sous le titre « Dire non à l’exclusion – Joseph Wresinski et les racines révolutionnaires d’un combat », coédition Quart Monde – Chronique Sociale, 2019, p. 173 à 180.

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