À travers son expérience auprès de la communauté comorienne, l’auteure nuance richesses et questions qui émergent de la diversité dans les quartiers dits « difficiles » de Marseille.1
Le Mouvement ATD Quart Monde est implanté à Marseille depuis 1972, dans plusieurs cités des quartiers Nord. Des volontaires permanents y habitent, assurant une présence auprès de tous les habitants, d’origines française ou étrangère, ou immigrés devenus Français… La population y est très mélangée.
Ces dernières années, nous avons souhaité nous mobiliser davantage auprès de familles immigrées, reléguées dans ces quartiers défavorisés. Il s’agissait, dans notre programmation, de « rassembler des personnes d’origines ethniques différentes, à partir de celles qui résistent à l’extrême pauvreté, les plus démunies ». Nous voulions, à la fois faire connaître la démarche d’ATD Quart Monde, et voir en quoi les préoccupations et les aspirations des familles immigrées pouvaient la rejoindre. Les liens que nous avons ainsi tissés dans plusieurs quartiers nous ont amenés à rencontrer, parmi d’autres, des familles d’origine comorienne, musulmanes. Dans le cadre de nos actions interculturelles et comme habitants dans leur quartier, nous avons pu nouer des liens de confiance. A travers les rencontres individuelles quotidiennes et les diverses rencontres collectives, grâce au soutien d’une médiatrice d’origine comorienne proche d’ATD Quart Monde, nous avons découvert des attentes, des aspirations et des déceptions fortes chez ces parents d’autres cultures, qui sont devenues nos points d’appui pour bâtir un projet qui serait le leur, qui les mobiliserait et contribuerait au dynamisme de la vie de leur quartier, en cohérence avec la démarche du Mouvement.
Préoccupation des adultes
Dans nos échanges, le thème qui revient le plus souvent est indubitablement la préoccupation des adultes pour l’avenir des jeunes et l’aspiration des parents à leur transmettre les valeurs sur lesquelles se sont fondées leur vie, leur famille et leur communauté. Une des motivations de la venue en France des familles comoriennes est l’avenir de leurs enfants et la possibilité pour eux de choisir leur métier. Dans leur pays, s’ils ont accès à l’école, en revanche ils n’ont guère de choix pour leur avenir, la diversité des études et des métiers étant extrêmement limitée. En même temps, ces adultes ont le souci de maintenir ou d’améliorer leur propre place dans leur communauté, ou dans leur pays, même s’ils n’y vivent plus. Ils participent au financement de leur famille et communauté d’origine. De façon indissociable, leur avenir et celui de leurs enfants passent à la fois par l’école, un métier, et la transmission de ces valeurs culturelles et universelles. Cet investissement dans la communauté se fait sans toujours associer leurs enfants, voire au détriment de leur investissement de parents auprès de ces enfants. Ils espèrent donc obtenir le soutien de l’école et des institutions qu’ils fréquentent (le centre social, les élus, les associations, etc.), non seulement en matière d’apprentissage, mais aussi en matière de transmission des valeurs qu’ils portent et pensent essentielles à tout homme. Cet espoir est pour eux une source de déceptions, de malentendus et de peurs.
Statut et légitimité de l’autorité
Dans ces cités si mal perçues, beaucoup de jeunes sont en prison, ce qui fait perdre aux parents leur statut dans la communauté. D’autres jeunes se retrouvent sans métier, tout en manifestant des besoins matériels plus exigeants que la génération précédente. Parfois, quand la situation est vraiment trop difficile, le recours peut être d’envoyer l’enfant passer quelques mois au pays. Monsieur Ali, un habitant, commentait récemment cette déception :
« Nous, ici, les étrangers, ce qui nous inquiète, c’est qu’on est en train de tout perdre. Si on est venu et que nos enfants réussissent, ça va, mais s’ils ne réussissent pas, et c’est le cas, on réalise qu’on a travaillé comme des cons pour rien ! C’est ça qui est en train de se passer, on a tout perdu, ce n’est pas la peine de rester ici. Moi je vais rentrer dans deux ou trois ans, je vais mettre de l’argent de côté pour cela. »
D’autres prennent conscience que leurs enfants sont cantonnés dans certaines formations ou qu’ils ne sont pas affectés au lycée de leur choix, malgré de bons résultats. Ils le vivent vraiment comme une discrimination et réagissent fortement. De plus, non seulement un grand nombre d’enfants ne réussissent pas à la hauteur des espoirs des parents, mais en plus les parents expérimentent que leurs enfants échappent à ce qu’ils veulent leur transmettre. Ils sont concurrencés par d’autres modèles (copains, marques, pub, etc.) et ils ont le sentiment de ne pas avoir de prise sur l’éducation de leurs enfants. Certains ne croient même plus que leur autorité est légitime et baissent les bras. De la façon dont ils l’analysent, en France, les enfants ont trop de droits et l’école participe à cela. Une dame du quartier explique : « Chez nous, le parent n’a qu’un mot à dire ! Ici, on n’a pas de droits sur l’enfant, ni l’école, ni les parents. On ne peut pas le punir, se fâcher, le frapper, sinon on vient nous voir et on nous l’enlève. »
Par ailleurs, certains ont même peur de ce qui pourrait être perdu si leurs enfants fréquentaient des lieux de culture français. Par exemple, une mère ne veut pas laisser son fils aller au centre social parce qu’elle a peur qu’on lui apprenne « à ne pas faire les gestes rituels au moment de ma mort, et moi, je ne vais pas aller au paradis. »
Les habitants évoquent des obstacles plus formels. Ils sont en désaccord avec certaines logiques d’éducation. Dans les Bouches-du-Rhône, le Conseil général donne un ordinateur à tous les élèves de quatrième. Et les parents comoriens ont identifié que cet ordinateur devenait une activité prenante, qui faisait baisser les notes des enfants. Ils ne comprennent donc pas la démarche ! De même, quand un enfant n’a pas réussi son année, on lui offre un ordinateur quand même. Pour eux, ce n’est pas logique. Par ailleurs, ils perçoivent fortement une insuffisance d’autorité à l’école. Personne ne dit « arrête ! » quand il se passe quelque chose. On laisse trop de choix à l’enfant. A propos d’une heure supplémentaire d’étude, proposée à un enfant qui n’avance pas, s’il le souhaite, la maman rétorque : « Il n’a pas besoin de vouloir, c’est moi qui décide ! » Ainsi, cette insuffisance de cadre qu’on entend partout reprochée aux parents d’aujourd’hui, ces parents-là la reprochent à l’école française. Et ils constatent que les institutions ne soutiennent pas les gestes quotidiens qu’ils font pour soutenir leurs enfants, ou même parfois les sapent. L’école peut s’opposer aux parents jusque dans la vie privée : « Un jour ma fille n’a pas voulu de ce que je lui donnais au petit déjeuner, je lui ai dit :’tant pis, je n’ai pas le pain au chocolat que tu veux’ ». Elle l’a dit à la maîtresse, et j’ai été convoquée ». Le soir, certains parents font le tour du quartier pour faire rentrer leurs enfants. Ce sont des choses qui ne sont pas perçues par l’école. On sent combien les parents sont trop occupés à se défendre pour apporter ce qu’ils sont.
Pour ces parents, l’école est un lieu où l’on délègue tout ce qu’on ne sait pas faire. Ils n’envisagent pas du tout leur place ou une quelconque responsabilité à l’école, parce qu’ils pensent ne pas savoir faire. Ces parents et l’école se connaissent peu, à tel point que certains n’osent pas en passer la porte. Pour d’autres : « les enseignants sont payés pour ce qu’ils font. C’est à eux de le faire bien, je ne vais pas les aider, je n’ai pas ma place à l’école ». D’autres encore perçoivent bien la nécessité de se regrouper entre parents pour mieux élever leurs enfants. D’ailleurs, c’est ce qu’ils appellent être les parents de tous les enfants, comme ils le vivaient chez eux, dans leur pays d’origine. Mais en France, dans les quartiers, on se juge. Si on fait une remontrance à un enfant qui n’est pas le sien, ses parents vont venir se plaindre ou se bagarrer. Face à toutes ces difficultés, ces familles comoriennes préfèrent rester entre elles, dans ces cités, par peur et par expérience qu’il n’est pas facile de vivre ailleurs.
Des possibilités
Malgré tout, ces familles regorgent de forces et de richesses ! La communauté reste le lieu de partage, d’échange et de transmission. Les personnes sur lesquelles nous nous appuyons, qui ont la volonté de concilier la communauté et la société française, sont reconnues dans les deux cultures. Je connais une maman qui est très attachée à sa culture et, en même temps, reconnue dans le quartier, l’école, le centre social, tant et si bien qu’elle peut dire ses quatre vérités à tout le monde. Elle a une parole assez libre et, de fait, ses enfants réussissent. Une autre maman est très ancrée dans ses valeurs religieuses, mais également dans un projet. Parce qu’elle a elle-même cherché des outils pour apprendre à parler, à lire en Français, elle a transmis à ses enfants des valeurs fortes, de même que l’expérience d’un apprentissage. Une autre dame marocaine témoignait :
« Dieu est là pour tous ; chez ma mère, on apprenait dans ce qu'on fait tous les jours ce qui est bien ou mal, ce qui plaît à Dieu ou non. Aujourd’hui, les mamans ne parlent pas à leurs enfants, elles s’occupent du ménage, de la télé, etc. et donc, les enfants, ils vont apprendre avec les barbus, et ils leurs apprennent des choses qu’ils n’ont jamais entendues avant et qui n’ont rien à voir avec la vie quotidienne. Moi je veux apprendre à mes enfants comme mes parents m’ont appris, tous les jours. »
Il est important de s’appuyer sur ceux qui peuvent expliquer le sens de leurs valeurs.
Dans l’espace public, il n’y a pas de vie interculturelle : les événements se vivent par communauté ou par réseau familial, et lors des événements de la cité, trop souvent la présence d’une communauté limite la présence d’une autre communauté. Sur le chemin de l’école, les mamans se regroupent par appartenance communautaire. Mais dans les ascenseurs et les escaliers, espace semi-public, on s’aperçoit vite des liens entre personnes de différentes communautés.
Même au sein de la culture musulmane, les groupes se méfient les uns des autres. Certains se méfient du groupe de Comoriens qui fait la prière, car « ils prient contre les jeunes délinquants et leurs parents ... », croit-on. Certains pensent que les problèmes de la cité sont finis puisqu’il va y avoir une mosquée pour les Arabes et une mosquée pour les Comoriens, car il y avait toujours des bagarres. Les Kurdes montrent souvent les Arabes du doigt. La culture ne s'identifie pas à la religion.
Les différences sociales sont plus importantes, plus actives, que les différences culturelles, quelles que soient les cultures. C'est ce que met en avant un récent rapport au CESE2. Certaines familles, celles qui ont un projet déterminé et cohérent, ou alors qui sont reconnues, réussissent mieux que d’autres. Ces faits illustrent bien l’intuition d’ATD Quart Monde sur la mixité sociale et la nécessité que chacun puisse trouver sa place au milieu des autres.