En écrivant L’Affaire de l’esclave Furcy 1 après cinq années de recherche - c’est le temps qu’il m’a fallu pour reconstituer ce procès qu’un esclave a intenté à son maître pour recouvrer sa liberté -, je m’attendais à apprendre de nombreuses choses sur la condition d’esclave considéré comme un meuble, sur les inégalités de traitement, et évidemment, sur l’injustice, sur le système économique qu’est l’asservissement... J’ai appris tout cela. Mais un point m’a particulièrement marqué, que je n’avais pas appréhendé : on n’est rien quand on n’a pas de nom. On ne peut accéder à la liberté et à la dignité sans posséder d’identité. D’ailleurs, la première chose vers laquelle tendaient les esclaves affranchis était d’acquérir un nom. Et pour les maintenir encore dans un état de soumission, les anciens « propriétaires » leur attribuaient leur propre patronyme, ou un sobriquet.
Ceux qu’on ne nomme pas deviennent invisibles
Pourquoi ce travail sur l’esclavage me fait-il penser à la condition des plus pauvres ? Je crois qu’il existe tout simplement un lien : dans les deux cas, on ne peut accéder ni à la liberté ni à la dignité quand on n’a pas d’identité ou quand on nous ne nous regarde pas comme une personne unique. Les gens les plus vulnérables sont souvent renvoyés à une communauté sociale ou ethnique (les SDF, les Rom, etc.), comme si une identité propre n’était pas possible, comme si tous les SDF ou tous les Rom ne formaient qu’un seul et même individu. Et du coup, on exclut de la société, du vivre ensemble, ceux qu’on ne nomme pas. Sans doute, l’expression « les invisibles » provient-elle aussi de ce constat.
Je ne comprends pas que les pauvres ne soient jamais nommés, qu’on les dépossède ainsi de leur bien le plus précieux : l’identité. On les prive d’un avenir, mais aussi d’un passé (là encore, le parallèle avec l’esclavage saute aux yeux). On peut presque paraphraser Albert Camus et dire : « Ne pas nommer les exclus, c’est ajouter au malheur du monde. »
Sans identité, comment devenir agent actif dans la société ?
Dans le premier numéro de la Revue Quart Monde, Joseph Wresinski rappelait son objectif dans la préface. Dès les premières lignes, il écrivait : « Le souci que les plus pauvres retrouvent leur identité par leur histoire est ancien dans le Mouvement. Depuis maintenant plus de vingt-cinq ans nous nous efforçons de recueillir les témoignages sur la vie des pauvres et surtout les témoignages que les pauvres eux-mêmes nous donnent sur leur vie d'une manière ou d'une autre. Cet effort doit permettre de conscientiser les sous-prolétaires de façon à ce que, munis d'une identité, ils puissent s'affirmer comme agents actifs au sein de nos sociétés modernes et détruire la misère. »2
Joseph Wresinski ajoutait un peu plus loin : « Savoir d’où l’on vient est une manière de retrouver son identité et de l’affirmer aux yeux des autres, dit madame Perrot. Savoir d’où l’on vient, s’introduire dans un lignage, s’assurer des sécurités intérieures et personnelles, c’est donner une force aux groupes dans lesquels on vit, c’est se permettre de s’exprimer à l’intérieur et surtout à l’extérieur de ces groupes ». Avec de telles paroles, nous sommes exactement au cœur de notre problématique « Identités, appartenances et vivre ensemble ».
L’identité, condition du vivre ensemble
Cela peut paraître paradoxal, mais le « vivre ensemble » commence d’abord et surtout par s’approprier sa propre identité. On ne peut s’affirmer dans un groupe que si on nous reconnaît comme un individu à part entière. Tout le contraire des idées reçues qui consistent à faire croire que pour « s’intégrer » il faudrait presque oublier qui on est et d’où l’on vient. Ce discours est très souvent dirigé vers des populations précaires, exclues ou clandestines. Jamais vers des personnes aisées qui, elles, affichent fièrement un patronyme et une longue lignée. Toujours dans mes recherches sur ce qui m’a amené à écrire L’Affaire de l’esclave Furcy, j’ai été sidéré de voir qu’il m’était impossible de trouver le nom de famille de Furcy, son lieu de naissance, le nombre de ses enfants, etc. (pour bien distinguer les esclaves des autres on disait le « nommé Furcy » et on donnait du « sieur » aux non-esclaves). J’ai mis deux années à retrouver sa date de naissance alors qu’il a intenté un procès qui a duré plus d’un quart de siècle et qu’il s’est clos à la cour de cassation après le tribunal d’instance et la cour d’appel. Il n’y avait presque plus de traces ! En revanche, je n’ai rencontré aucune difficulté à retrouver les noms, les dates de naissance, les trois prénoms de chacun des enfants de l’esclavagiste qui s’est opposé à la liberté de Furcy. J’ai même pu rencontrer les descendants de cet esclavagiste. Du côté de Furcy, je n’ai pu faire que des suppositions puisqu’il n’avait pas de nom…
Dans un roman paru récemment, Station Rome (Éd. Mercure de France), l’auteur Vincent Pieri a passé quelques mois à s’immerger dans la condition de SDF (il passait ses journées à la station de métro Rome). Le passage le plus fort, le plus émouvant survient au moment où pour la première fois depuis des semaines, une personne qui aide le sans-abri lui demande… son prénom.
Communauté imposée et désir d’intégration méconnu
Lorsque l’on désigne des individus uniquement sous forme communautaire - les Rom, les SDF, les « sans-papiers »… -, on les empêche d’appartenir à la société : c’est une exclusion d’office. Ces populations sont d’autant plus démunies qu’elles n’ont pas souvent accès à la parole et encore moins à l’écrit. Il y a quelques jours, le ministre de l’Intérieur a justifié de nouveaux démantèlements de bidonvilles au motif que « leurs occupants refuseraient de s’insérer en France ». A-t-on sondé ces personnes une à une pour connaître leur désir d’intégration ? Je ne crois pas. Sait-on, lorsqu’ils sont étrangers, ce qu’ils risquent à un retour forcé dans leur pays natal ? Et comment s’insérer dans une société sans la possibilité d’accéder, ne serait-ce qu’à un logement, à une école, à un emploi ? Sans compter que, même physiquement, on les cantonne dans un lieu, le plus éloigné possible. Un ghetto. Tous ces actes, qui ne sont que des actes d’exclusion, ne font qu’accentuer l’idée même de la possibilité de rejoindre un « vivre ensemble ». Ils contribuent même à entretenir un cercle vicieux : les gens exclus restent entre eux.
Je suis désolé de continuer le parallèle avec la condition d’esclave, mais il est tellement évident : il y a deux siècles, les personnes asservies n’avaient pas le droit à l’éducation, à une habitation propre, et à une activité rémunérée.
Pour ceux qui connaissent un peu les « sans-papiers », l’expression prête à sourire car il faudrait plutôt écrire « cent papiers ». En effet, on n’imagine pas à quel point il faut effectuer des démarches avec des centaines de documents administratifs sous le bras pour accéder au graal : une pièce d’identité qui autorise à vivre à peu près sereinement. Et à appartenir, enfin, à la société.
Jusque dans la mort…
Ce refus d’accéder à une identité pour les plus démunis va jusqu’à la mort. Je pense aux carrés des indigents qui ne cessent de se remplir. Le livre de Patrick Declerck, Les Naufragés, avec les clochards de Paris, paru dans la collection Terre humaine, m’avait particulièrement marqué. Dans l’épilogue titré Le cimetière des innocents, l’auteur, qui avait effectué un travail remarquable, tente de retrouver un SDF rencontré à plusieurs reprises, Raymond Montjoie. Declerck sait que Raymond est mort, il cherche sa tombe, histoire de le saluer une dernière fois. Des semaines, des mois de quête, et pourtant il connaît tous les arcanes de l’administration. Résultat ? Pas d’identification ni d’archives. Pas de traces. « Comme un mort sous le manteau », raconte l’anthropologue.
Accéder à une identité, à une histoire personnelle n’est pas seulement une question administrative. C’est une question vitale. Aussi vitale que boire et manger. C’est pour cela que je souhaite souligner le travail qu’effectuent le Centre de mémoire Joseph Wresinski3, et d’autres institutions, dont le but est justement de préserver les témoignages, les traces, les noms.