Quand chaque jour est une lutte acharnée...

Emmanuelle Callejon, Nathalie Barrois, Marius Ilboudo, Claude Heyberger and Simon Tiendrébéogo

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Emmanuelle Callejon, Nathalie Barrois, Marius Ilboudo, Claude Heyberger and Simon Tiendrébéogo, « Quand chaque jour est une lutte acharnée... », Revue Quart Monde [Online], 180 | 2001/4, Online since 05 May 2002, connection on 05 October 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1837

Pour des millions de personnes, l’eau est un bien à conquérir jour après jour. Mais aussi une source de danger souvent mortel. En témoignent ici plusieurs volontaires d’ATD Quart Monde engagés avec des familles d’Afrique et d’Amérique centrale.

Index de mots-clés

Eau, Biens communs

« Les enfants ont pu dessiner… »

Boulwando, petit village situé à cent quarante-cinq kilomètres de la capitale du Burkina Faso, Ouagadougou, dispose de quelques puits. Si certains ont toujours de l’eau, d’autres, pas assez profonds, sont vite taris à la saison sèche. Deux forages équipés de pompes manuelles ont été construits, mais un seul, situé dans la cour de l’école, fonctionne actuellement.

Quand Julienne et moi faisons des dessins avec les enfants, nous tenons à ce qu’ils se lavent les mains auparavant. Nous envoyons donc des enfants chercher cette eau au puits. Une fois, nous les avons attendus au moins vingt minutes. Pour éviter cela, et parce que nous savons que l'eau manque au village, nous avons apporté de l'eau dans une bouteille en plastique depuis le village proche où nous habitons. Les enfants ont pu dessiner avec des mains propres, sans que cela pose la moindre difficulté. Nous avons donc fait de même le lendemain. Les enfants du premier groupe se sont lavé les mains. Il restait une demi-bouteille d’eau que les enfants ont réclamée pour boire. Nous avons expliqué que nous en avions besoin pour le groupe suivant, ce qu'ils ont compris.

Mais l'heure avançant, la chaleur se faisait ressentir plus durement et les enfants ont de nouveau réclamé à boire. La bouteille était vide mais nous avions encore une gourde pleine, en cas de besoin durant le trajet de retour (panne, crevaison...). Il n'y avait pas dans la gourde assez d'eau pour tous et nous pouvions en avoir besoin. Que faire ? Je me suis sentie désarmée. « Emmanuelle, m'data koom. » (Emmanuelle, je veux de l'eau) répétait inlassablement Salimata.

Soudain, j'ai réalisé. Je me suis souvenue de l'eau boueuse tirée du puits, cette eau que les enfants boivent peut-être habituellement ! Et nous, nous apportions une belle eau claire du forage de Méguet pour se laver les mains ! J'étais mal à l'aise. J'avais envie de fuir. La tension montait. L'animation de l'atelier de dessin m'avait épuisée, moi-même j'avais soif. Nous sommes parties vite, le cœur retourné, pour ne plus entendre les « m'data koom ».

Le lendemain, nous en avons parlé avec les enfants. Nous leur avons expliqué l'utilité de la gourde. Eux-mêmes pensaient qu'il valait mieux avoir les mains propres pour dessiner et ne pas salir la feuille de papier. Alors que faire ? Les enfants nous ont proposé de ne plus apporter de l'eau. Ils iront désormais eux-mêmes en chercher au forage de l'école, pour se laver les mains et pour boire. Beaucoup de choses apparemment très simples sont difficiles à gérer au village. Vouloir que les enfants aient les mains propres pour dessiner nécessite de réfléchir aux moyens à employer. Les solutions les plus rapides ne sont pas toujours les meilleures ! (Emmanuelle Callejon)

« On récupère l’eau de pluie »

Le quartier de « Grande ravine » est à Port-au-Prince (Haïti) une zone d’urbanisation précaire. Les « kays » (petites maisons de tôles, de bois ou de parpaings) ont remplacé les plantations.

Il pleut depuis plusieurs jours. Tel un torrent fougueux, l’eau a eu raison de la route en pente qui est retournée à l’état de chemin caillouteux. Mais le gros souci c’est la sécurité. Il y a une kay, là-haut, qui avec les grosses pluies s’est écroulée. L’eau l’a emportée et elle est venue s’écraser en bas. Alors quand il pleut, on a peur. C’est ce que nous dit Vierge Odney, qui habite dans ce quartier de Grande ravine construit à flanc de montagne.

Chez Ivanite, le sol n'a pas résisté, alors qu’elle était si fière de son sol en dur. « Nous aussi, nous sommes tous forcés de nous asseoir. Nous empilons toutes nos affaires. La pluie tombe sans arrêt sur notre dos. Je mets le bébé couché sur mes jambes avec de vieux habits sur lui pour qu’il ne soit pas mouillé, mais il est quand même trempé... Je marche comme une vieille voiture sans lumière, je n’ai pas d’endroit pour aller me mettre à l’abri avec mes enfants. Je pourrais courir chez Mimose, mais elle est dans le même cas que moi. Je pourrais courir chez Odney, c’est pareil. »

Aujourd’hui Rosanna passe nous voir au centre ville, mais elle s'inquiète de ne pas rentrer trop tard. Elle garde cette peur depuis que, écolière, elle a dû un jour de ces grosses pluies tropicales bloquant la circulation, franchir trois torrents d'eau et de boue dans la nuit tombée avant d’arriver chez elle saine et sauve. Son petit voisin n’a pas eu cette chance : hier, il a été emporté par les eaux.

Ivanite et Vierge s’approvisionnent en eau sans mal parce qu’elles ont des tuyaux non loin. D’autres ont plus de difficultés. L’eau du robinet vient dans un réservoir normalement préparé avec de l’eau de Javel par le propriétaire, pour que l’eau soit la plus propre possible. Mais tous les réservoirs ne sont pas aussi propres.

Des mamans expliquent :

– « Le matin, je me lève, je lave le seau1 avec un peu de lessive et je vais chercher l’eau pour boire et faire la cuisine. Je me rends près du robinet et je paye une gourde2 ou deux par seau. Si je ne trouve pas deux gourdes, je demande qu’on me fasse cadeau d’un peu d’eau, mais cela dépend du propriétaire du robinet. Chaque jour, j’utilise deux ou trois seaux pour laver les enfants, faire la vaisselle et passer la toile mouillée sur le sol. Si je veux faire la lessive, j’ai besoin de six seaux d’eau. Comme j’ai un seul seau chez moi, je fais des va-et-vient et je remplis des cuvettes. J’emprunte aussi des seaux. Mon seau me sert aussi pour donner à boire aux enfants. »

– « Parfois nous attrapons un microbe mais nous ne savons pas comment. On peut dire que ça vient de l’eau, mais quand on vit dans la misère, les microbes viennent plus facilement, par exemple la vaisselle est peut-être mal lavée. »

– « Moi, dit Gerta, j’ai trois seaux dont un que je savonne avec de la Javel et du citron pour que les enfants puissent boire. Toute la journée, je me débrouille avec ces trois seaux. Mais si je lave, il me faut six ou sept seaux. Il m’est arrivé d’envoyer mon fils de dix ans pour chercher l’eau, mais les autres enfants le battaient, alors je ne l’envoie plus et je suis obligée d’y aller moi-même. Quand nous étions en ville à Nazon, l’eau était plus rare. Le matin je pouvais acheter un seau d’eau pour deux ou trois gourdes, mais l’après-midi cela me coûtait cinq ou six gourdes. Nous récupérons aussi l’eau de pluie qui vient du toit pour laver les enfants et le linge. Pour la boire, il faudrait la faire bouillir, mais le charbon de bois coûte cher, alors... »

Et dire que les femmes pour qui l’accès à l’eau est si difficile lavent le linge des autres pour gagner leur vie ! (Nathalie Barrois)

« Pour ne pas rater ce rendez-vous avec l’eau... »

A Ouagadougou, (Burkina Faso) nous habitons le quartier de Taab-Tenga (le village des autres). Celui-ci a plusieurs fontaines publiques. Quand il y a pénurie d’eau dans la ville, les fontaines sont à sec. De janvier à avril 2001, les coupures d’eau ont été fréquentes. Pour obtenir de l’eau, il fallait veiller presque toute la nuit. Mon père savait que l’eau arrivait dans les tuyaux de notre secteur entre deux et quatre heures du matin. Pour ne pas rater ce rendez-vous avec l’eau, mon père, sans nous le dire, avait réglé son réveil pour se lever et avoir le temps d’atteler l’âne à la charrette, de charger la barrique et d’aller faire la queue à la fontaine.

Une nuit, mon père ne s’est pas réveillé. J’ai bien entendu le réveil mais je n’ai pas compris pourquoi il sonnait à une heure pareille ! Le lendemain, toute la famille a passé la journée sans eau. Alors notre père nous a demandé de le réveiller absolument s’il n’entendait pas le réveil sonner.

Un autre jour, mon père a pris un peu de retard. A la fontaine, il a négocié avec celui qui le précédait et ce dernier a accepté de le laisser se servir avant lui. Quand mon père a eu fini de remplir sa barrique, l’eau a été coupée. Mon père s’est trouvé gêné vis-à-vis de celui qui lui avait cédé sa place. Celui-ci n’a rien dit, n’a pas cherché noise à mon père, mais cela aurait pu se terminer plus mal. (Marius Ilboudo)

« Un dépôt terreux dans le fond du gobelet... »

Comme le faisaient sa mère et sa grand-mère aujourd’hui toutes deux décédées, Maryam (dix-huit ans) vient fréquemment à la Cour aux cent métiers3 (Ouagadougou). Elle y vient avec sa jolie petite fille de deux ans.

Il y a trois ans, après le décès de sa mère, elle avait vécu avec sa sœur chez sa grand-mère, où elle avait accouché d’une première fille. A l’époque, notre coéquipière Anah, qui était allée féliciter la maman, avait trouvé ce bébé très chétif. Pourtant, la grand-mère se démenait, l’amenant plusieurs fois au dispensaire distant de cinq kilomètres et cherchant aussi du soutien auprès de la famille du père de l’enfant.

Je n’ai vu qu’une fois ce premier bébé lorsque j’ai raccompagné la grand-mère après une réunion à la Cour. Maryam était assise sur le sol avec son enfant dans l’unique pièce très encombrée d’une case entièrement en terre. Elle m’a paru tellement fragile dans ce décor si précaire ! A peine arrivée, la grand-mère s’est précipitée pour s’asseoir à côté de Maryam et a empoigné l’enfant. Soucieuse de faire quelque chose, elle a attrapé un gobelet d’eau qui se trouvait à sa portée et lui a donné à boire. J’ai eu le temps de voir un dépôt terreux dans le fond du gobelet. La fillette est morte la semaine suivante après quelques allées et venues supplémentaires au dispensaire. (Claude Heyberger)

« La haine du temps des eaux »

L’eau a envahi les rues et s’engouffre dans les logements de ce quartier de Dakar (Sénégal). Du plus petit au plus grand, chacun se tient prêt pour aider à conserver un endroit sec sous le toit. Les écoles, les centres et d’autres bâtiments privés se transforment en lieux d’accueil pour les rescapés. Certaines personnes s’obstinent jusqu’au bout à rester dans leur maison : elles s’en remettent alors complètement au bon vouloir de ces eaux capricieuses. Parfois une maison n’en peut plus de résister à la montée des eaux : elle s’écroule sous les yeux de son propriétaire qui ressent alors tout le poids du labeur et des restrictions endurées. Que de chagrins !

Madame D. habite ce quartier et pendant la saison des pluies, elle passera tout son temps à évacuer l’eau de sa cour. Elle nous raconte :

« [...] moi, je veux la pluie, elle est nécessaire pour notre vie. S’il ne pleut pas, nous n’aurons pas d’eau potable. Mais, j’ai le cœur qui bat quand la pluie se prépare. Je ne regarde plus les nuages, mais ma cour, la cour de ma maison ; je mesure déjà à combien de centimètres sur ma jambe l’eau va s’arrêter. On va et on vient pour en surveiller la montée. La nuit, on a peur de s’endormir et d’être surpris, alors on veille jusqu’au matin sans cesser d’écoper.

Il n’y a pas de canalisation pour l’écoulement des eaux dans la rue ; aussi chacun veut dériver le cours de l’eau en tentant de construire devant sa porte un barrage de terre. Alors ce n’est plus uniquement les eaux de pluie qui pénètrent chez moi, mais une accumulation de matériaux et de boue. Nous devons accompagner les eaux mais avec la boue, je n’ai plus de force, je mets plus de temps pour tout évacuer. Les enfants m’aident aussi, par petite quantité, avec leur force. Voilà, j’ai évacué beaucoup d’eau, mais plus tard il me faudra en chercher ! ».

Je ne comprenais pourquoi elle parlait d’aller chercher de l’eau. Le robinet d’eau est verrouillé : elle n’a pas pu payer sa facture. A présent, elle est obligée d’aller à la fontaine du quartier, à peine à quatre cents mètres de chez elle, à un minuscule carrefour de ruelles – il lui faudra patauger dans les eaux et dans la boue pour l’atteindre. Le parcours est devenu dangereux avec l’eau qui recouvre tous les obstacles. Le risque est grand de glisser, de se blesser sur des objets pointus ou coupants enfouis dans la boue ou de se fracturer un membre en chutant.

Ces lieux rassemblaient les gens. Aujourd’hui le temps de l’amitié, du bavardage et des nouvelles ne sont plus à l’ordre du jour : c’est la haine du temps des eaux. Il faut sauvegarder coûte que coûte son fardeau jusqu’à la maison. La boue éclabousse les seaux et les querelles éclatent. On ne parle que d’elle : l’eau, source de vie, qui génère aussi la peur, provoque la colère et attise la haine. « Ah ! Eau, comme tu nous habites... » (Simon Tiendrébéogo)

L’eau pour tous dans un village du Pakistan

Salmia, un village habité par cent trente familles, fut l’une des premières communautés à recevoir un système d’alimentation en eau, dans le cadre d’un projet régional assisté par l’International Development Association.

Selon les plans, l’eau devait provenir d’une source située au flanc d’une colline adjacente pour arriver au réservoir principal.

Après la constitution d’un comité de l’eau et avant le commencement des travaux, une douzaine de familles qui habitaient à un niveau plus élevé que le réservoir prévu apprirent que le plan technique rendait l’adduction impossible pour elles : l’eau ne pouvait monter du réservoir jusqu’à leurs maisons. Elles demandèrent alors au comité de l’eau et au représentant du gouvernement de revoir les plans, persuadées que leurs habitations étaient situées plus bas que la source actuelle. Elles demandèrent que le réservoir soit construit plus haut. Le comité de l’eau était d’accord mais le représentant du gouvernement déclara que ces maisons se situaient au-dessus de la source et ne seraient donc pas incluses dans le plan final.

Les habitants affectés, certains de bien connaître leur propre terrain, persévérèrent. Ils envoyèrent leurs représentants au plus haut niveau de l’agence gouvernementale. Des membres de l’agence visitèrent le village pour réexaminer le plan. Ils découvrirent que les familles avaient raison et que leurs revendications étaient justes. Des tuyaux supplémentaires furent installés. Finalement toutes les familles du village eurent accès à l’eau.

(Extrait traduit de Water and sanitation program, PNUD-Banque mondiale, rapport annuel, juillet 1994-1995.)

1 Seau de vingt litres.
2 Gourde : monnaie haïtienne, une gourde valant trente centimes français.
3 Cf. La cour aux cent métiers de Michel Aussedat, Editions Quart Monde, 1996, 101 pages.
1 Seau de vingt litres.
2 Gourde : monnaie haïtienne, une gourde valant trente centimes français.
3 Cf. La cour aux cent métiers de Michel Aussedat, Editions Quart Monde, 1996, 101 pages.

Emmanuelle Callejon

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Des volontaires d’ATD Quart Monde

CC BY-NC-ND