Une expérience de démocratie délibérative locale et mondiale

Patricia Heyberger, Claude Heyberger and Bruno Tardieu

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Patricia Heyberger, Claude Heyberger and Bruno Tardieu, « Une expérience de démocratie délibérative locale et mondiale », Revue Quart Monde [Online], 216 | 2010/4, Online since 05 May 2011, connection on 14 October 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5064

« À travers nos actions, la population la plus pauvre a-t-elle gagné en liberté, en responsabilité, en fraternité ? » Telle était pour le père Joseph Wresinski la question centrale à se reposer régulièrement, en évaluant les actions du Mouvement ATD Quart Monde et en les programmant. Dès les années 1960 une méthodologie rigoureuse, d'inspiration nord-américaine, avait été élaborée et pratiquée par le Mouvement. Elle conduisait à définir, à partir des acteurs eux mêmes, des finalités et objectifs, des moyens et méthodes pour les atteindre, et des indicateurs pour en mesurer l'impact. En 2008, un processus renouvelé d'évaluation programmation a été engagé, dont les auteurs explicitent ici méthode, étapes et résultats.

La méthode d’évaluation programmation choisie en 2008 consistait à croiser les évaluations et les aspirations. Il s'agissait de relever deux défis.

Renouveler ensemble la stratégie dans sa globalité

Le défi était de bâtir un processus de participation réelle de tous - personnes vivant en situation de pauvreté et citoyens engagés avec ATD Quart Monde dans les pays - à l'élaboration de la stratégie du Mouvement dans sa globalité.

Tous allaient se trouver bousculés par ce défi. Ce fut le travail de toute une année de créer les conditions dans lesquelles les membres d’ATD Quart Monde dans chaque pays allaient trouver un rythme commun, se comprendre et contribuer à l'analyse des avancées et difficultés pour identifier les enjeux et les choix stratégiques.

Éclairer les questions locales par l'expérience des autres

L'expérience d'évaluation programmation avait déjà fait apparaître combien des réalités et des expériences menées en différents lieux du monde peuvent inspirer les mêmes questions face à des choix d'action. Des innovations ont donc été apportées dans la méthode pour renforcer la dimension collective par la confrontation des points de vue multiples qui composent le Mouvement.

Trois repères méthodologiques structurent en particulier la démarche innovante retenue :

- L'intersubjectivité. Comment trouver des accords, surtout dans le domaine de la misère dans lequel les parties prenantes ont du mal à se comprendre, voire à se croire ? Le concept d'intersubjectivité aide à sortir de cette difficulté : si une personne dit qu'il y a eu une avancée ou une difficulté, on peut douter de sa parole. Si plusieurs personnes, ayant des places et donc des points de vue sur le réel très différents et indépendants les uns des autres disent qu'il y a eu cette avancée ou cette difficulté, alors elle a très probablement eu lieu.

- Le choix stratégique. Comment véritablement décider ensemble avec des gens ayant des expériences très différentes du pouvoir ? La méthodologie s'est appuyée sur un modèle de la décision et l’a fait évoluer en dialogue étroit avec son auteur1. Schématiquement, bien décider, c'est d'abord nommer un problème et ses enjeux. Pour cela, il faut cerner le décalage entre les réalités telles que chacun les perçoit (réel perçu) et les voudrait (réel voulu). Puis il faut élaborer différents scénarios d'action, choisir le plus acceptable. Chacun peut alors comprendre le processus de choix, découvrir les mécanismes de gouvernance et se sentir y contribuer.

- Le détour par l'autre, ailleurs. Ce modèle est généralement enseigné dans les écoles pour décideurs économiques qui sont en situation de concurrence avec les autres. Nous avons choisi de le changer sur un point crucial pour construire la coopération : une fois les problématiques nommées par chaque équipe à tous les niveaux (action locale, équipe auprès d'une instance politique, etc.) il était proposé de recevoir les avis et l'expérience d'autres, ailleurs, ignorant en grande partie les réalités du pays en question. C'est donc un passage par l'autre, par le décentrage, qui est proposé pour prendre du recul et faire des choix qui nous lient les uns aux autres. Stratégie très différente de celle qui consiste à trouver de la cohérence en dictant les lignes depuis le haut !

En pratique, et en application de la méthodologie décrite ci-dessus, la démarche d'évaluation programmation s'est donc déroulée en quatre étapes décrites comme suit :

- Étape 1, d'évaluation et d'émergence de problématiques locales, équipe par équipe ;

- Étape 2, d'échanges entre équipes éloignées pour se questionner et s'éclairer ;

- Étape 3, de relecture et d'approfondissement de tous les échanges pour faire émerger des problématiques et ambitions communes mondiales ;

- Étape 4, de finalisation locale et nationale des choix, éclairés par la réflexion collective et les décisions mondiales.

Évaluer les engagements locaux, faire émerger les problématiques, les rendre communicables

Pour amorcer cette première phase, chaque groupe d'action, local, régional et national, engagé avec des personnes et familles démunies, a évalué ses « efforts pour atteindre les personnes et les familles les plus pauvres d'aujourd'hui, connaître leur situation, ce qui les lie aux autres, leurs attentes, aspirations, propositions pour les quatre ans à venir». En général, plusieurs séances de travail ont été nécessaires afin d'arriver à des questionnements partagés sur la situation et les choix à faire. Chaque lieu a dû ajuster la méthode à son contexte et à ses moyens. Au Sénégal, cette étape a permis une réflexion plus  équilibrée entre les membres récents et plus anciens. Pour réussir cela, les participants ont collectivement décidé que l'animateur des rencontres serait le responsable d'une autre ONG.

Ensuite, chaque équipe et chaque projet pilote ont été invités à identifier une question essentielle, stratégique, et à la présenter dans un écrit synthétique (maximum deux pages) pour qu'elle soit compréhensible par un autre groupe dans le monde.

« Nous, à Lyon, on a une difficulté à bien accueillir les gens qui ne connaissent pas du tout la misère. Ils veulent agir tout de suite sans connaître. Mais je ne vois pas en quoi ça intéresserait des personnes en Thaïlande ! » disait une alliée2 lors d'une rencontre de présentation de la méthode. Elle a ensuite pris conscience du fait que dans tous les pays, il y a des gens généreux qui veulent « faire quelque chose contre la misère » mais en ont une connaissance tout à fait extérieure...

Au terme de cette étape, quatre-vingt fiches provenant de trente-deux pays (soit la quasi totalité des lieux où des membres d'ATD Quart Monde mènent une action) ont été transmises, chacune présentant un questionnement Chaque groupe a fait l’effort de rechercher des personnes pouvant traduire leur fiche afin qu’elle soit communicable dans les trois langues principales : anglais, français et espagnol.

Se décentrer, par un échange mondial

Les fiches d'échanges ont été le support de l'organisation d'un échange mondial. Elles ont été transmises à une équipe internationale composée de personnes de différentes sensibilités et expériences, qui a fait une lecture partagée de l'ensemble des fiches, et travaillé à constituer des groupes d'échange horizontaux réunissant des lieux ayant des problématiques susceptibles de s'éclairer les unes les autres.

Compte tenu de la dispersion géographique, les rencontres ont été « virtuelles » : elles ont eu lieu sur un site web extranet créé pour l'occasion. Le plus souvent les groupes d’échanges rassemblaient les lieux entre équipes de terrain locales. Certains échanges eurent lieu aussi entre des équipes de terrain et des équipes agissant auprès d'instances politiques comme l'ONU ou la Commission Européenne, permettant aux membres d’ATD Quart Monde de mieux saisir la nature des démarches politiques du Mouvement. Avec le soutien de nombreux traducteurs bénévoles enthousiasmés par cette démarche à l'échelle du monde, l'équipe d'animation a assuré à mesure la transmission des traductions nécessaires au dialogue entre les groupes de différents pays. De nombreux lieux ont aussi fait l'effort d'écrire en deux langues.

Cette étape a été l'occasion pour tous ces membres du Mouvement dispersés (environ mille personnes au total dans le monde) de vivre une forme de débat à distance.

Extraits des échanges mondiaux du groupe constitué autour du thème « Aller à la rencontre »

- Équipe de Nouvelle-Orléans (fiche initiale pour l'échange) :

« Un aspect de nos questions de choix actuellement serait de continuer les voyages pour aller à la rencontre des membres du Mouvement déplacés suite à l'ouragan Katrina. Nous connaissons bien sept familles du quartier qui vivent encore déplacées un peu partout dans le sud des États-Unis. Et il y en a des milliers d'autres. »

- Centre de promotion familiale de Noisy-le-Grand (première réaction aux fiches d'échange) :

« Nous constatons aussi la question de la dispersion des familles les plus pauvres et leur errance. Question à la Nouvelle Orléans : pouvez-vous partager votre expérience de créer le lien entre les familles qui se connaissaient mais sont maintenant dispersées dans différents États ? »

- Équipe de Nouvelle-Orléans (première réaction aux fiches d'échanges) :

« À la France : restez en lien avec les familles isolées et en errance et passez du temps là où elles sont. Un moyen pour que ces familles puissent maintenir ou créer des liens entre elles : les aider à fabriquer, écrire des cartes, enregistrer des messages que l'équipe peut leur faire parvenir. Du fait que les habitants de la Nouvelle-Orléans ont été dispersés dans le pays, faire des cartes avec des messages et des photos est pour nous un moyen de transmettre des nouvelles et de permettre aux gens de garder des liens avec leurs amis, leur famille et des membres du Mouvement. »

- Équipe du Val d'Oise (deuxième réaction) :

« Quelques points communs relevés : la dispersion de plus en plus importante des familles très pauvres qui continuent d'être acculées à partir vivre toujours plus loin parce que ‘vivre dans certains lieux devient un luxe’, comme l'exprime une personne de Bruxelles dans notre échange. Face à cette dispersion, nous ne sommes pas convaincus que notre action de bibliothèque de rue demeure une réponse adaptée à la réalité aujourd'hui. Par contre, nos échanges ont mentionné de nombreux outils, très concrets. C'est le cas des albums, pouvant être commencés par des familles qui sont déjà reliées au Mouvement et qui peuvent ainsi inciter des nouvelles à le rejoindre. Il y a aussi les ateliers de création et tant d'autres idées ! »

Faire émerger des engagements communs

Les échanges à distance de l'étape 2 ont constitué une base précieuse de plus de huit cents pages qui a été travaillée en deux temps :

- un groupe de lecture international dont les membres étaient issus des différents continents a lu ces échanges afin d'en faire une interprétation « multi - points de vue ». Malgré ce foisonnement d'échanges et la diversité des perspectives pour les interpréter, une orientation et cinq ambitions globales ont émergé rapidement.

- une session mondiale d'une semaine (en mai 2008, au centre international d'ATD Quart Monde) a réuni quatre-vingt une personnes, déléguées de vingt-six pays, notamment des personnes ayant vécu la grande pauvreté, pour approfondir les compréhensions nées du travail d'évaluation et d'échange et pour adopter  définitivement les engagements 2008 – 2012.

La proximité ressentie dans les échanges entre les pays confirmait avec beaucoup de force que les problèmes rencontrés ne sont pas des « problèmes de l’Afrique, de l’Europe, de l’Asie ou des Amériques », ne sont pas des « problèmes du Sud ou du Nord », mais des réalités qui interagissent les unes sur les autres. C'est pourquoi le comité final de rédaction autour de la Délégation générale du Mouvement, a pu présenter à la session mondiale un  projet de programmation globale qui s'est appelé « Contrat d'engagements communs ». Contrat articulé autour d’une orientation : mettre en l'œuvre l'appel de Joseph Wresinski aux défenseurs des droits de l'homme, le 17 octobre 1987 : « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l'homme sont violés. S'unir pour les faire respecter est un devoir sacré. » Orientation déclinée en cinq ambitions :

1 - Se rassembler et vivre la paix à partir des plus pauvres ;

2 - Renforcer nos efforts de connaissance pour relever et questionner les grands défis de nos sociétés et du monde ;

3 - Cultiver et faire connaître les choix éthique qui guident notre recherche et l'équilibre financier du Mouvement ;

4 - Bâtir des projets avec les jeunes et leur proposer des chemins d'engagements. Rejoindre en priorité ceux qui ont le moins de liberté ;

5 - Réaffirmer par nos actions que la culture, l'art, la beauté et la création sont essentiels à chaque personne et chaque peuple.

Finaliser les contrats d’engagements locaux et nationaux en référence aux ambitions mondiales

À la suite de la session mondiale, chaque pays a été invité à confronter les cinq ambitions aux esquisses d'orientation apparues localement pendant les étapes 1 et 2 afin de fixer quels engagements sont prioritaires et possibles dans le contexte du lieu, et de choisir le ou les chemins d’action.

Un guide a proposé aux équipes d’organiser leur contrat d'engagement commun local autour des quatre domaines suivants :

1 - Qui sont les personnes membres du Mouvement et partenaires qui s’engagent dans ce «contrat » ? Avec quelle(s) population(s) ?

2 - Comment exprimons-nous les ambitions retenues pour l’ensemble du Mouvement dans le contexte de notre pays ?

3 - Quelles actions décidons-nous de poursuivre, d’arrêter, de transformer ou d’entreprendre au regard des ambitions retenues pour la période 2008-2012 ? Comment ? Avec quelles étapes ?

4 - Quels moyens de suivi et de formation nous fixons-nous pour progresser chacun et ensemble ?

En réalité, cette quatrième étape a été plus longue à aboutir que prévu.

D'une part, en 2008, les membres du Mouvement dans  le monde expérimentaient cette démarche pour la première fois. Comme toute notion nouvelle, le « contrat d’engagement commun » a besoin de plus que les mots pour devenir une logique. Il est déroutant de devoir définir non pas seulement un programme en soi, mais aussi une manière de vivre ensemble des responsabilités entre acteurs d’une action, de garantir que chacun sera en mesure d’assumer ses responsabilités.

D’autre part, les moyens en personnes et en disponibilité des groupes et équipes dans le monde pour réussir à finaliser la démarche ont été très variables.

Cependant, le Mouvement ATD Quart Monde a renforcé le soutien aux équipes pour la poursuite de ce travail permanent d’évaluation et de programmation.

Vers une nouvelle gouvernance partagée

Les écarts sont grands entre des lieux où cette démarche a fait émerger des projets pilotes susceptibles d'interpeller le public et le pouvoir, et des lieux où continuer d'exister en tant que Mouvement est encore un défi. Cependant, un aspect important de cette démarche est d'avoir favorisé un renouvellement de la prise de responsabilité. Les participants de ce processus d'évaluation programmation ont vécu la relation circulaire Connaissance-Action-Engagement : la connaissance que chacun pouvait tirer de son implication reconnue dans l'action a contribué à mieux identifier les situations ou réalités, à orienter l'action et à définir les responsabilités qu'elle implique. C'est ainsi que des personnes ont osé accepter de nouvelles responsabilités. Dans plusieurs pays, l'équipe d'animation a pu être renouvelée et trouver une nouvelle légitimité. Dans d'autres lieux d’action ont été mis en place des « groupes-conseils », ou groupes de suivi pour faire le point à intervalles réguliers, permettant, comme pour l'ensemble du processus, à des personnes vivant la misère et à d'autres de participer à la gouvernance du Mouvement ATD Quart Monde.

1 Jean-Louis Lemoigne, ancien directeur de recherche au CNRS et à l’université d'Aix-Marseille (France), est un des précurseurs de la pensée complexe.
2 Au-delà du temps mis à la disposition du Mouvement ATD Quart Monde, les alliés s’efforcent d’introduire dans leur entourage leur souci des plus
1 Jean-Louis Lemoigne, ancien directeur de recherche au CNRS et à l’université d'Aix-Marseille (France), est un des précurseurs de la pensée complexe. Voir Modélisation des systèmes complexes, Éd. Dunod, 1990, p. 123 à 141. Voir aussi ses contributions dans Le Croisement des Pouvoirs, Éd. l’Atelier/Quart Monde, 2008.
2 Au-delà du temps mis à la disposition du Mouvement ATD Quart Monde, les alliés s’efforcent d’introduire dans leur entourage leur souci des plus pauvres.

Patricia Heyberger

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Claude Heyberger

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Bruno Tardieu

Tous trois volontaires permanents d’ATD Quart Monde depuis une trentaine d’années, Patricia et Claude Heyberger sont actuellement délégués régionaux pour l’Asie, Bruno Tardieu est délégué national pour la France.

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