Célébrer soixante ans de combats, marquer les cent ans d’un fondateur comme Joseph Wresinski, telle était la mission d’une petite équipe réunie un an avant l’année 2017.
Mais qu’avons-nous à célébrer ? Peut-on dire que la misère a reculé ? Cherche-t-on à se faire plaisir ?... Questions redoutables qui demandaient d’approfondir cette nécessité de la célébration. Car tout combat doit pouvoir vivre des moments de célébration, pour retrouver cette intériorité qui nous dit que nous ne savons pas si nous gagnerons, mais nous savons que là est notre honneur : ne pas avoir baissé les bras, ne pas avoir accepté l’inacceptable.
D’autres grands combats de l’humanité ont commencé dans l’ombre, presque la marginalité, mais ceux qui les portaient puisaient au fond d’eux-mêmes la certitude qu’ils ne pouvaient pas ne pas le mener.
Alors oui, il fallait célébrer et trouver des symboles qui donnent à voir et à méditer la valeur de ce combat irréductible pour que l’humanité cesse d’accepter la misère qui la défigure.
J’ai longtemps cherché la manière dont le mouvement et le père Joseph Wresinski avaient marqué les trente premières années de lutte, autour du 17 Octobre 1987.
Dans une interview à la radio canadienne un journaliste lui demandait : mais au fond qu’avez-vous gagné en trente ans ?... On aurait pu s’attendre à une réponse appuyée sur des chiffres, des indicateurs, mais ils n’avaient pas encore remplacé la réflexion politique à l’époque. On aurait pu s’attendre à des avancées politiques tangibles, comme la généralisation des allocations familiales ou du droit à la protection de la santé. Mais Wresinski a répondu :
« Vous savez, nous n’avons pas gagné grand-chose. Sauf peut-être qu’aujourd’hui une génération sait que ses parents ont été des combattants. »
Tant de personnes dans la misère depuis des générations grandissent sans avoir pu entendre leurs parents honorés. Leur courage, leur intelligence, leur résistance étaient passés inaperçus et les enfants n’ont pas pu les recevoir, s’appuyer sur ces racines. Alors, tout ce que le père Joseph Wresinski voyait comme avancée, c’est précisément d’avoir pu prendre conscience de cet héritage de résistance.
On ne peut pas les empêcher de chanter
Les pauvres, depuis toujours, résistent à la violence de la misère, gardent la tête haute malgré tout le mépris, les humiliations. Et si nous tentions de célébrer cela, d’affirmer qu’il en avait toujours été ainsi et qu’il fallait que cette beauté-là rejoigne le patrimoine de l’humanité.
J’ai fait une grande partie de mon chemin dans ATD Quart Monde aux USA. Les protestsongs aux USA (chants de résistances) ont une place considérable dans le cœur des Américains et de beaucoup d’humains. Dans son premier festival public, le Mouvement ATD Quart Monde aux USA avait choisi de réunir des artistes capables de chanter ces chants. Gospel des esclaves qui, par le chant, jettent à la face du monde qu’ils ne sont pas les sous-hommes qu’on pense mais bien des filles et des fils de Dieu comme tous leurs contemporains, bien sûr ; chants des mineurs qui portent seize tonnes de charbon dans leur journée et sont plus en dette le soir que le matin ; chants des femmes grévistes qui demandent du pain et des roses ; immigrants qui chantent devant la douane qui les empêche de passer : « Cette terre est ta terre, cette terre est ma terre ». Woodie Guthrie avait collecté ces chants entendus partout où les gens tentent de résister et chantent pour avoir moins peur.
Mais aussi Louis Amstrong, avec tout son art et son humour, n’a-t-il pas fait autant pour que son peuple soit enfin considéré l’égal de tous que tous les militants de cette cause ? Quand on l’a entendu peut-on encore considérer qu’il est un sous-homme ?
On peut enfermer des personnes, les dominer, les réduire même à l’esclavage, mais on ne peut pas les empêcher de chanter.
Une transmission de résistance
Alors nous avons décidé que pour célébrer cette résistance ancestrale des très pauvres, qui a toujours été là, nous chanterions. Et nous recueillerions des chants et les transmettrions. Jean-Paul Baget en 19871 avait imposé au père Joseph qu’on chante Oh Freedom. Plutôt mourir que redevenir esclave. Il craignait que les familles pauvres de France ne comprennent pas l’anglais. Jean-Paul a tenu bon et l’émotion reste vive de voir des gens écrasés par la misère découvrir ce chant, l’apprendre, et prendre en eux toute l’énergie des esclaves refusant la condition qui leur a été faite dans ce chant. Une transmission de résistance, et aussi de beauté partagée se fait par le chant.
Avec l’aide de chefs de chœur, en particulier Yaelle Tordjman, Dominique Fagard, et Guillaume Burgelin qui, chacun à leur façon, avaient fait du chant un art de vivre et de dépasser l’apartheid social, avec l’aide de militants Quart Monde que la musique aide à vivre – en particulier Jean Claude Dorkel et d’autres membres du Mouvement passionnés de musique et de chant – nous avons lancé une grande collecte mondiale et avons réalisé avec le mouvement À Chœur Joie un livret de chants du monde d’Amérique latine, Maghreb, Europe, Chine, Océan indien, Afrique…, et collecté bien d’autres chants que nous avons diffusés, comme ce chant très populaire en Australie de Archie Roach qui raconte comment, dans son village aborigène, tous les enfants ont été retirés et séparés de leur famille « pour leur bien ». Des chants anonymes ou des chants interprétés par Johnny Halliday qui chante la transmission, ou Bernard Lavilliers qui chante le désarroi de celui qui voudrait travailler encore, forger l’acier rouge avec ses mains d’or. Figure aussi dans ce recueil un chant créé par les jeunes de Centrafrique, basé sur la devise nationale « Tout homme est un homme », que beaucoup ont repris à travers le monde.
Et puis lors de cette collecte de chants, un contact avec notre équipe de Thaïlande nous a parlé de la Fondation Playing for Change qui tenait une école de musique dans un des bidonvilles de Bangkok. Playing for change a deux sens : Change en anglais veut dire le changement, mais aussi la petite monnaie. Cette Fondation avait l’intuition que des musiciens qui jouent pour la menue monnaie dans la rue font une musique extraordinaire, belle, partagée sans fard, et vitale. Nous avons alors aussi entendu parler d’El Systema, une organisation extraordinaire fondée par José Antonio Abreu au Venezuela, qui a permis à des centaines d’enfants d’apprendre un instrument de musique, de jouer dans des orchestres et de faire un formidable pied de nez au déterminisme social, juste portés par la découverte qu’ils avaient toute la beauté en eux et l’envie de la donner. Nous sommes devenus partenaires d’Orchestres à l’École en France qui fait des miracles en proposant à TOUS les enfants d’une école de faire partie d’un grand orchestre, qui les défie, et fait confiance aux familles. François Legall, très lié à ATD Quart Monde, travaille dans cette organisation et nous a montré combien la musique crée les personnes.
Des vidéos musicales qui transportent autour du monde
Mais nous nous sommes de plus en plus intéressés à Playing for Change parce que beaucoup de jeunes nous ont montré une invention de leur part, qui leur a permis de lever quelques fonds et de créer ces écoles de musique dans des lieux de misère. Il s’agit de vidéos musicales, avec des musiciens de génie qui tentent de gagner leur vie dans la rue. Mark Johnson, le fondateur eut l’idée de leur proposer de chanter un chant largement aimé avec d’autre musiciens mais qui chante à des milliers de kilomètres. L’enthousiasme des musiciens pour cette idée et un montage très soigné vous transporte autour du monde. Par exemple, une de leurs vidéos montre une femme qui chante seule en Afrique du Sud, puis vous entendez un accompagnement de trompette, et quand vous voyez les images vous comprenez que les trompettistes sont à Cuba, et ensuite un cœur s’ajoute et il est au Liban etc. Song around the world, tel est le concept. Quand j’ai parlé de cela à ATD Quart Monde, plusieurs volontaires (trente ans plus jeunes que moi) m’ont dit que bien sûr ils connaissaient et m’ont montré telle ou telle chanson. Et là grâce à une conférence de Christophe Géroudet à l’Unesco sur l’art pour résister à la misère, une sympathisante, Pascale Thumerelle nous a proposé de nous ouvrir les portes des studios Universal, de l’Olympia et de nous mettre en contact avec Mark Johnson.
Mark Johnson a regardé le site d’ATD Quart Monde et il nous a dit :
« C’est vous qui avez raison. J’ai été longtemps travailleur social avec les gens à la rue à Los Angeles, et j’ai vu que tant que les gens ne se voient pas complètement autrement les uns les autres, aucun travail social ne peut venir à bout de la misère. C’est pour ça que j’ai commencé Playing for Change et c’est vrai que cela fait changer la manière de voir les personnes. Mais vous vous faites cela tout en disant que c’est cela qui est politique et qui changera le monde. Nous sommes partants, nous ferons une chanson ‘around the world’ avec vous. »
Il a fallu réunir un budget conséquent et mobiliser des équipes du Mouvement pour qu’ils accueillent l’équipe de prise de son, de prise d’image. Des amis du Mouvement qui veulent tellement que le Mouvement soit plus connu des jeunes générations ont fait des dons importants et nous avons fini par réunir ce budget. Les équipes d’ATD Quart Monde du Burkina Faso, d’Haïti, du Canada, d’Espagne, et le groupe d’amies du Mouvement, les Minstrels of Hope des Philippines, ont très vite accepté le défi.
Dans plusieurs lieux nous avons redécouvert que beaucoup de nos militants Quart Monde jeunes avaient choisi la musique pour exprimer leur soif de beauté et de fraternité. Jean-François Gay, qui s’exprime dans ce dossier2, avait créé un chant magnifique sur le texte du père Joseph Je Témoigne de Vous ; et la force de Playing for Change ainsi que le partenariat avec Radio France International a permis à ce chant de passer dans la belle émission de musique de RFI de Claudy Siar Couleur Tropicale, et de participer à la vidéo collective.
Des jeunes qui ont grandi dans des rues de Ouagadougou, dans des bidonvilles de Port-au-Prince, de Manille, des cités décriées de Montréal et de Madrid, ensemble avec des musiciens amis de Playing for Change, créent ensemble un message qui transporte par sa joie et sa simplicité, un chant de Ben Harper pour lequel il a fait don de ses droits : Avec tes deux mains, tu peux changer le monde.
Un an plus tard, deux millions de personnes avaient vu la vidéo sur Youtube, entendu ce chant, vu des actions du mouvement et lu quelques lignes du père Joseph en forme de défi.
Lors d’un rassemblement international de militants Quart Monde qui n’avaient jamais quitté leur pays, et d’alliés et volontaires d’ATD Quart Monde au centre international à Méry-sur-Oise, au premier jour d’une semaine exceptionnelle de travail et de rencontre, ils ont découvert qu’ils avaient ce chant en commun comme une des couleurs de la culture du refus de la misère que nous tissons patiemment :
« Avec mes deux mains, je peux changer le monde, faire un monde plus doux, faire un monde plus beau, avec mes deux mains. »
Mais le mieux c’est encore de regarder la vidéo et de vous laisser porter par l’énergie et la tendresse de ces jeunes.