Comment parler de développement sans parler d’eau ?

Bernard Tardieu

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Bernard Tardieu, « Comment parler de développement sans parler d’eau ? », Revue Quart Monde [En ligne], 180 | 2001/4, mis en ligne le 05 mai 2002, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1835

Et comment réaliser des projets sans écouter, dés le départ, les populations concernées ? Cette écoute est l’une des préoccupations essentielles de l’auteur.

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Eau, Biens communs

L’eau dont rêvent beaucoup de gens, ce n’est pas l’eau de nos salles de bains et de nos cuisines européennes ou nord-américaines, c’est tout simplement l’eau qui ne rend pas malade, surtout les bébés, l’eau qu’il ne faut pas aller chercher, parfois à plusieurs kilomètres, souvent au lieu d’aller à l’école.

La société que je dirige conçoit les grandes infrastructures de l’eau et en est l’un des leaders mondiaux. Je ne dis pas cela par vantardise mais pour montrer que l’eau est un problème mondial qui demande les meilleures recherches dans tous les domaines – y compris les climats et l’effet de serre –, les meilleures technologies et le plus grand soin dans la conception. Ce sont des infrastructures très chères – pensez aux aqueducs romains et au pont du Gard comme aux barrages et aux canaux du XVIIIe siècle – et puis, toucher aux fleuves n’est jamais innocent.

Comme le rappelait Nelson Mandela en décembre dernier, sans eau, pas de développement durable : la pire des pauvretés, c’est le manque d’eau.

Quelles que soient la taille du projet et l’importance de l’enjeu, la base du développement durable, c’est l’écoute des gens, la compréhension de ce qui se passe, l’élaboration avec eux d’une solution en n’oubliant pas le milieu naturel dont l’eau est un élément majeur.

En Tunisie, l’espoir d’un barrage

Voilà peu, nous étions dans le nord de la Tunisie, à deux kilomètres de la mer, visible derrière les dunes de sable. Nous analysions, avec les ingénieurs du ministère de l’Agriculture tunisien, la possibilité de faire un petit barrage dans ces grandes dunes – pas si facile – pour retenir l’eau des orages d’hiver et la renvoyer sur le système de distribution d’eau. Sur le site, il y a une pauvre ferme et quelques enfants autour. Le propriétaire et ses fils viennent nous voir.

– « Quand va-t-on faire le barrage ? »

Nous pensions qu’il était contre le projet, mais son ton était plutôt interrogatif.

– « Vous êtes pressé ? »

– « Oui ! »

– « Pourquoi ? C’est beau ici. »

– « Il n’y a pas d’eau, pas d’électricité et pas de chemin pour aller vendre au marché. Nos enfants veulent partir à la ville. Nous voulons qu’on nous aide à aller près de la route avec de l’eau et de l’électricité. »

Ce que cet homme et son fils venaient de dire, c’est que cela ne pouvait pas durer, que d’ailleurs, ça ne durerait pas et qu’ils attendaient juste un coup de main de leur gouvernement. Ce qui est rare pour eux deux, ce n’est pas leur énergie, ce n’est pas la qualité de la terre ou le soleil : c’est l’eau, l’électricité (si peu !) et le chemin.

En Turquie, une victoire collective

Dans le sud-ouest de la Turquie, notre équipe de six ingénieurs résidents s’occupe de contrôler la qualité de la réalisation et la conformité d’un grand projet hydroélectrique que nous avons dessiné il y a quelques années. Ce site est très beau, avec des gorges impressionnantes.

A quelques kilomètres de la cité où sont logés les gens du chantier, trois villages s’étagent sur une colline, l’un en haut, l’autre au milieu, le troisième en bas. Dans notre équipe, il y a une femme ingénieur d’origine serbe parle couramment turc. En se promenant le dimanche, elle voit à une fontaine des femmes et des petites filles qui font la queue pour remplir des seaux et des jerricanes. Evidemment, c’est beau une source, des femmes et des petites filles habillées de façon colorée dans le soleil ! Mais elle parle avec ces femmes. Le problème de l’eau pèse très lourd dans leur vie, les trajets sont longs, le manque d’eau pour la cuisine, pour l’hygiène est un souci permanent. Derrière la photo magnifique des femmes à la source, il y a un réel problème social, sans parler des personnes âgées qui sont totalement dépendantes, des mamans enceintes ou avec un petit bébé, etc.

L’idée se fait jour de capter l’eau de la source, d’installer une pompe, de remonter l’eau dans un réservoir sur la colline, de réaliser une conduite qui alimente les trois villages. Evidemment les problèmes techniques paraissent simples à nos ingénieurs. Ils s’associent pour acheter la pompe, convainquent l’entrepreneur turc de livrer du béton, demandent à Alsthom de fabriquer les tableaux électriques et le raccordement à la ligne, obtiennent que le gouvernement, associé à une ONG turque, fournissent les tuyaux.

Le plus difficile, c’est de convaincre « ceux du bas » que « ceux du haut » ne vont pas prendre toute l’eau et « ceux du haut » qu’ils auront assez de pression d’eau. Une autre difficulté est de répartir le travail pour faire les tranchées, les coffrages du béton, aller chercher les tuyaux et les poser. « Ceux du bas » travaillent-ils moins que « ceux du haut » ? Et si l’homme travaille en ville pendant la semaine ? Et celui qui a prêté son tracteur, ne doit-il aucun travail ?

Il y a eu des hauts et des bas, et des arrêts. Tout a été fini au printemps dernier. Il était prévu que chacun payerait l’équivalent de cinquante francs français pour le tuyau interne à la maison et le compteur – selon une décision collective pour la gestion de la consommation. Or, une petite vieille ne pouvait pas payer. Les autres ont dit que, dans ce cas, elle n’aurait pas d’eau... Pour cinquante francs ! Evidemment, nos ingénieurs se sont « cotisés » pour donner l’argent à cette vieille femme. Le village l’a su. Les habitants ont alors installé gratuitement l’eau dans la maison de la petite vieille et lui ont dit de rendre les cinquante francs à nos ingénieurs.

Des représentants du maire et des ministères participèrent à la fête finale. Sur le mur de la cabane de la pompe, il est écrit en turc une phrase qui renvoie au Coran : « Cette eau du Paradis (ou cette eau du Ciel) a été collectée par les mains des hommes. »

En Guinée, la demande était simple

Enfin, nous sommes en Guinée. Un petit barrage hydroélectrique vient de se terminer pour envoyer de l’électricité à Conakry, victime de fréquentes coupures. Quelques villages, qui étaient au bord du fleuve Konkouré, ont été déplacés. Des ONG guinéennes, françaises et belges ont été associées pour faciliter l’analyse des patrimoines (taille de la maison, nombre d’arbres fruitiers, etc.), assurer la transparence des transactions financières, traiter les problèmes de santé, d’école, etc.

C’était la fin du chantier et nous visitions un des nouveaux villages. Nous étions reçus par le chef, accompagné d’un membre du village, qui avait travaillé sur le chantier. Nous passions au milieu des maisons. Il y avait une machine à faire des briques qui permettrait aux gens de continuer à agrandir leur maison en fonction de leur disponibilité en temps (et en argent).

C’est un beau village. Et pourtant ! L’eau est profonde, avec un seul puits pour le village ; la pompe à pied est parfaite mais le poids d’un enfant n’est pas suffisant pour la faire fonctionner (d’une certaine façon, tant mieux !) Pour satisfaire les besoins des habitants, il faut pomper toute la journée.

Pour l’anecdote, à ce moment-là, c’est le pasteur sierra-leonais du village champignon voisin (demi réfugié, demi à la recherche de travail sur le chantier du barrage) qui pompait, entouré de tous les enfants qui attendaient – surtout des petites filles bien sûr car ce sont toujours les filles qui vont chercher l’eau. Le chef souhaitait trois pompes au lieu d’une – il n’osait rêver d’une pompe électrique –, quelques caniveaux dans le sol latéritique pour les jours de pluie, des toilettes correctes, c'est-à-dire un trou à faire faire par un puisatier à travers la latérite et un petit mur d’isolation. Et puis la ligne électrique de Conakry passe près du village. Pourquoi n’ont-ils pas de l’électricité ? Des piles usagées pour les radios et les quelques téléviseurs (eh oui !) montrent que le besoin d’électricité est solvable.

Tout ce que demande le chef de village est normal. Financièrement, c’est négligeable – quelques dizaines de milliers de francs en tout. J’en ai parlé au ministre, à des responsables. On m’a dit que cela ferait des jaloux et qu’avant, ils n’avaient ni toilettes, ni chemin, ni rien... Il aurait fallu en parler plus tôt.

Dans tous les cas, les ONG ont un rôle à jouer. Si je suis souvent choqué par certaines (trop) riches ONG nord-américaines qui imposent leur vision du monde, de la nature, du développement, je pense qu'ATD Quart Monde, par ses racines profondes dans l’analyse de la pauvreté, la qualité de ses recherches théoriques sur le sujet et son engagement direct aux côtés des gens concernés, a quelque chose à apporter à la solution des problèmes de l’eau.

Bernard Tardieu

Ingénieur, chef de projet ou expert de nombreux projets de barrages, d'usines hydroélectriques, de tunnels en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie, au Proche-Orient et en France, Bernard Tardieu est Président-directeur général de Coyne et Bellier. Membre de nombreux jurys de thèse de doctorat et d’instances professionnelles, il est aussi l’auteur de nombreuses publications scientifiques.

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