L’angle d’où regarder la vie et la société

Miguel Benasayag

p. 46-48

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Miguel Benasayag, « L’angle d’où regarder la vie et la société », Revue Quart Monde, 272 | 2024/4, 46-48.

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Miguel Benasayag, « L’angle d’où regarder la vie et la société », Revue Quart Monde [En ligne], 272 | 2024/4, mis en ligne le 01 juin 2025, consulté le 14 juin 2025. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11551

Interrogé par Jean Tonglet, Miguel Benasayag revient sur sa rencontre il y a plusieurs années avec l’Université populaire Quart Monde de l’Île-de-France. Plus qu’une découverte, ce fut pour lui comme une confirmation, en Europe, de quelque chose qu’il avait vécu en Argentine, son pays natal, dans les bidonvilles et les quartiers populaires. Quand les « damnés de la terre » se mettent à penser, ils produisent un savoir d’une richesse insoupçonnée.

Revue Quart Monde : Dans quelles circonstances avez-vous été amené à participer, il y a quelques années déjà, à l’Université populaire Quart Monde de Paris ?

Miguel Benasayag : Le point de départ, c’est ma rencontre avec Geneviève Anthonioz de Gaulle, qui était la présidente d’ATD Quart Monde. Je l’ai rencontrée dans plusieurs conférences sur les droits de l’homme, et on avait beaucoup discuté et sympathisé. Par la suite j’ai connu d’autres personnes liées à ATD Quart Monde ou qui y travaillaient, et ainsi je me suis approché peu à peu d’ATD Quart Monde. Bruno Tardieu m’a invité à plusieurs reprises, à diverses rencontres, et notamment à participer, plusieurs fois, pas une seule fois, à ces rencontres qui se tenaient dans le Quartier Latin, rue des Grands Degrés, dans une cave, et qu’on appelait l’Université populaire Quart Monde. J’y ai été deux ou trois fois, je ne m’en souviens plus précisément. J’étais très intéressé par ce qui s’y passait. Et en particulier par l’approche, l’hypothèse pratique et théorique d’ATD Quart Monde, qui pour moi étaient très proches et résonnaient avec des choses que je connaissais : la théologie de la libération, les prêtres pour le Tiers Monde, etc. Le rapprochement était assez naturel, et en plus, c’était très amical, je me sentais accueilli.

RQM : Lorsque vous avez débarqué dans cette cave, rue des Grands Degrés, et que vous avez découvert cette assemblée de personnes qui avaient cette expérience personnelle de la grande pauvreté et de la précarité, en quoi cela a-t-il été une expérience forte pour vous ?

M. B. : Je vais vous dire la vérité. La vérité, c’est que j’ai milité moi-même pendant des années dans les bidonvilles en Argentine. Alors pour moi, l’idée que pour penser le monde, pour penser la société, y compris pour penser des sujets comme l’éthique, l’éducation, les vrais sujets de la vie, donc, il fallait aller dans ces lieux-là, auprès des personnes qui sont laissées de côté, était une idée acquise. Et cela non pas par un angélisme quelconque, mais parce que chez eux, il y a un dépassement de la formalité et de la discipline, qui fait qu’eux, les « damnés de la terre », quand ils se mettent à penser, nous transmettent toute une richesse de pensée, beaucoup plus libre que celle que transmettent les personnes insérées qui sont nos relations habituelles. Il y a chez eux une radicalité philosophique, une profondeur. Tout à coup, on découvre, on voit l’autre côté du décor. On voit que ce qui tient dans la société, qui est très policé, etc., tient parce qu’il y a l’exclusion. Donc, dans cette cave du Quartier Latin, je ne peux pas dire que c’était une expérience nouvelle pour moi qui connaissais les bidonvilles de Buenos Aires, de Tucuman, qui ai connu les favelas ; pour moi, c’était continuer à naviguer dans la même mer. C’était plus une confirmation, en Europe, de ce que j’avais expérimenté en Amérique latine.

RQM : En quoi, pour vous qui êtes philosophe, mais aussi psychanalyste, qui êtes argentin, en quoi de tels lieux où les plus pauvres s’exercent à la pensée et à la prise de parole, cherchent à dialoguer avec la société, sont importants ?

M. B. : C’est important parce que pour moi la vie, la société, la vie en société, se pensent à partir de la marge. Quand j’étudiais la médecine en Argentine, j’avais connu David Cooper, celui qui a en quelque sorte inventé l’anti-psychiatrie – peu importe ce qu’on en pense, ce n’est pas le sujet ici. Ce qui était important, c’est que tout à coup, en tant qu’étudiant en médecine, je participais à des expériences très intéressantes dans les hôpitaux psychiatriques. On y découvrait que la société fabrique, produit des marges, qui ne sont pas naturelles. On découvrait aussi que ceux qui sont exclus, ceux qui sont laissés pour compte, sur le bord du chemin, sont écrasés jusqu’au jour où ils peuvent commencer à prendre la parole. Et quand ils parlent, il y a une véritable production de savoirs, que l’Université a beaucoup de mal à reconnaître comme telle. Il y a une production de savoir, un sens commun, une expérience qui est fondamentale dans la vie et qui est vraiment intéressante. Et attention, je ne fais absolument pas ici l’apologie de la misère ! Je ne dis pas : « Comme c’est bien d’être pauvre ! » Je ne trouve aucune dignité dans le fait qu’une mère voit ses enfants ne pas manger à leur faim, ou d’autres choses de ce genre. Je dis simplement que quand on cherche à comprendre une société, on doit la comprendre par les bords, par les marges, et tous ces gens qui n’ont pas habituellement la parole, qui aux yeux de beaucoup ne ce sont pas censés penser, quand ils se mettent à penser, c’est d’une très grande richesse et intérêt. Et cela je l’ai vu au sein d’ATD Quart Monde, dans cette cave, mais aussi à Reims où j’étais longtemps dans le service de psychiatrie au CHU. Je trouve donc très intéressant ce que j’appelle cette fissure de la norme qui nous permet de voir mieux les rouages de la société, les mailles dont la société est faite. Cela étant dit, on peut se poser la question : est-ce qu’on a changé la société ? En vérité, si on est réaliste, on n’en a pas vraiment changé. Toutes les forces solidaires et progressistes, dont nous sommes, ont été d’échec en échec. Mais cela n’empêche… Il reste vrai pour moi que les laissés-pour-compte, les exclus, sont plus que jamais l’angle depuis lequel il faut regarder la vie et la société. De cela, je suis convaincu.

Ce que j’ai vu aussi, notamment en Argentine, est que là où tout était perdu, où les autres avaient abandonné, quand tout a échoué, dans tous les bidonvilles, les quartiers populaires, il y avait toujours quelques hommes et quelques femmes, un petit curé, deux ou trois bonnes sœurs qui étaient toujours là, et cela, sans aucune volonté de conquérir des gens à leur religion, sans prosélytisme. Ils et elles étaient là, présents. Et dans notre monde actuel, ce côté concret me paraît d’une importance capitale. Et dans ma rencontre avec ATD Quart Monde, c’est cela aussi qui m’a touché, cette présence, cette volonté de créer des liens, le non-assistanat, l’émancipation collective de tout un milieu.

Miguel Benasayag

Né le 4 juin 1953 à Buenos Aires, Miguel Benasayag, est philosophe, psychanalyste, chercheur en épistémologie et ancien résistant à la dictature en Argentine, franco-argentin.

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