Représentations négatives et politiques publiques maltraitantes

Léo Berenger Benteux

p. 35-39

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Léo Berenger Benteux, « Représentations négatives et politiques publiques maltraitantes », Revue Quart Monde, 271 | 2024/3, 35-39.

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Léo Berenger Benteux, « Représentations négatives et politiques publiques maltraitantes », Revue Quart Monde [Online], 271 | 2024/3, Online since 01 March 2025, connection on 25 March 2025. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11481

Les membres d’ATD Quart Monde au Québec se sont penchés sur les représentations négatives envers les personnes les plus pauvres, dont découlent les moyens mis en place par les décideurs politiques pour combattre la pauvreté. Ils se sont lancés dans une campagne de sensibilisation contre les idées fausses.

« Éliminer la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde », tel est le premier des Objectifs de développement durable que l’Organisation des Nations unies s’est donnés d’ici 2030. En dépit de la mise en place de différentes politiques publiques visant à lutter contre la pauvreté, la pauvreté demeure encore aujourd’hui une violence quotidienne à laquelle est confrontée une grande partie de l’humanité.

Depuis plusieurs années, militants, alliés, volontaires et amis du Mouvement ATD Quart Monde au Québec cherchent à mieux comprendre les liens entre les représentations que se font les acteurs gouvernementaux de ce qu’est la pauvreté et les politiques publiques qu’ils mettent en place pour y répondre, expliquant peut-être en partie l’inefficacité mais surtout la violence institutionnelle de certaines mesures sur les personnes exposées à la pauvreté.

Mesures préconçues et politiques publiques

Comprendre par exemple la pauvreté à travers le seul prisme des besoins essentiels peut restreindre le champ de l’action politique visant à lutter contre la pauvreté.

Cette approche remonte aux travaux fondateurs de Rowntree qui, pour pouvoir recenser le nombre de familles de la ville de York vivant en situation de pauvreté, a cherché à établir un seuil de revenus hebdomadaires considérés comme « insuffisants pour obtenir le minimum nécessaire à l’existence physique de base. »1

On la retrouve aujourd’hui encore, autant dans le seuil international de pauvreté retenu par différentes organisations de développement international telle la Banque mondiale, que dans la mesure du panier de consommation au Canada. Cette mesure correspond au : « coût pour une famille de deux adultes et deux enfants des biens et services considérés comme essentiels : la nourriture, les vêtements (y compris le lavage), le logement (coûts du loyer, du chauffage, de l’électricité, de la cuisinière et du réfrigérateur), les transports divers, ainsi que des biens et services jugés nécessaires à la participation sociale. »2

Le champ d’action politique pour lutter contre la pauvreté qui ne mobilise que ces mesures se limite alors à des actions de soutien à un revenu minimum, comme au Québec, des programmes d’assistance sociale tels que l’aide de dernier recours3, sans prendre en compte le caractère multidimensionnel de la pauvreté.

Des travaux subséquents comme ceux d’Harrington4 ou de Simmel5 ont en effet constaté que les mesures de la pauvreté ne peuvent se limiter aux seules privations matérielles mais doivent aussi inclure les privations sociales engendrées par la pauvreté, ce qui est nécessaire à l’existence humaine étant alors aussi défini par comparaison à ce qui est nécessaire pour le groupe social auquel la personne appartient.

On retrouve cette approche de la pauvreté dans l’indice de la pauvreté multidimensionnelle du Programme des Nations unies pour le développement, outil statistique qui combine les dimensions liées à la santé – mortalité infantile et nutrition –, à la scolarité – années de scolarité – et aux équipements du foyer – électricité, eau potable, sanitaires, type de sol, combustible, biens immobiliers –, ou dans le développement d’une multitude d’indicateurs au Canada sur les conséquences de la pauvreté, par exemple l’insécurité alimentaire ou les inégalités sociales de santé.

Quoique cette seconde approche permette une action politique à la fois multidimensionnelle et ciblée, l’enjeu du lien entre les représentations que les décideurs politiques ont sur ce qu’est la pauvreté et les actions qu’ils mettent en place reste le même que dans la première approche.

En effet, décider à partir de quel seuil de revenus une personne est considérée ou n’est pas considérée comme en situation de pauvreté aussi bien que choisir le ou les indicateurs de référence des conséquences sur la pauvreté sont souvent le résultat de jugements normatifs établis par des opinions d’experts plutôt que par les personnes premières concernées.6 7C’est ainsi qu’au Québec, en même temps que l’idéologie néolibérale occupait de plus en plus de place dans la pensée politique, l’approche initiale des programmes d’aide sociale de soutien au revenu est passée à une approche qui identifie le retour à l’emploi comme la stratégie principale pour intervenir directement sur la pauvreté.8 Cette réorientation se manifeste notamment dans la catégorisation entre les personnes dites « aptes à l’emploi » et celles « inaptes à l’emploi », les premières se voyant imposer la participation à des mesures dites « d’employabilité » sous menace de voir leurs prestations réduites.9

Pour mieux cerner ces liens qui unissent représentations de la pauvreté et moyens mis en place pour la combattre, les membres d’ATD Quart Monde au Québec se sont penchés, lors des rencontres de l’Université populaire Quart Monde (UPQM) entre septembre et décembre 2023, sur les raisons qui pouvaient expliquer la persistance des représentations négatives envers les personnes les plus pauvres dans nos sociétés, en particulier chez les décideurs politiques.

De la violence sociale des préjugés aux violences institutionnelles des politiques publiques de lutte contre la pauvreté

La facilité, le choix de ne pas faire l’effort d’entrer dans la complexité des causes de la pauvreté sont apparus comme une cause importante de la persistance des préjugés sur la pauvreté : « La nature humaine choisit la facilité. C’est plus facile d’avoir des préjugés que de chercher à changer des choses, de parler aux gens qui vivent des difficultés » (membre de l’UPQM de décembre 2023). Le préjugé est une réponse toute faite : « T’as la pré-réponse aux situations, ça t’évite de te poser des questions, d’analyser, d’approfondir, t’as la réponse toute faite d’avance » (membre de l’UPQM de décembre 2023).

Les préjugés permettent de se libérer de toute responsabilité, aussi bien personnelle : « C’est comme ça, ils sont paresseux, ils abusent, ça nous déresponsabilise, ça nous évite d’agir comme personne citoyenne et comme personne humaine » (membre de l’UPQM de décembre 2023) que politique : « Les préjugés ça sert à justifier tes décisions (gouvernement), ça justifie ton indifférence, ton inaction face aux politiques injustes. Ça rend les affaires plus faciles pour ta conscience » (membre de l’UPQM de décembre 2023).

Les membres de l’Université populaire Quart Monde ont surtout identifié comment des représentations fausses et négatives pouvaient influencer les politiques publiques mises en place pour lutter contre la pauvreté au Québec.

Une militante remarque par exemple que la séparation administrative en catégories de prestataires de l’aide sociale repose sur, autant qu’elle alimente, un certain type de préjugés sur l’aptitude au travail : « Notre gouvernement a fait deux classes : aptes à aller travailler et les autres ; ça a créé une distance, ça a fait deux clans : bons pauvres et parasites. Ça c’est venu causer un gros problème entre les personnes en situation de pauvreté : ‘comment ça, toi t’as plus que moi ?’ Toute la question d’apte/inapte, ça a fait un gros boom dans la société et les personnes » (membre de l’UPQM de décembre 2023).

Cette séparation artificielle entre personnes dites « aptes » ou « inaptes » au travail, selon laquelle sont organisés les programmes d’aide sociale, dissimule en réalité des questions plus centrales liées autant aux conditions de travail qui forcent l’arrêt de travail : « Quand on tombe par exemple en arrêt de travail parce qu’on fait un burnout ou pour x raison, anxiété, dépression. Et là on peut se buter à beaucoup de préjugés. C’est très difficile de se faire reconnaître notre problème. On remet toujours en doute ce qu’on dit » (membre de l’UPQM de décembre 2023), qu’à l’insuffisance des revenus d’aide sociale pour permettre un retour à l’emploi : « Souvent les gens, c’est parce qu’ils peuvent pas travailler, quand on les épuise en leur donnant les prestations les plus faibles, ça c’est épuisant, puis les gens, ils perdent leur force, ça les épuise, et ça devient de plus en plus difficile de penser retourner sur le marché du travail, c’est vraiment difficile de se sortir de l’aide sociale quand t’as juste 700-800 $ » (membre de l’UPQM de décembre 2023).

De manière similaire, la dépossession du pouvoir d’agir, une des dimensions centrales de la pauvreté issues de la recherche internationale d’ATD Quart Monde sur les Dimensions cachées de la pauvreté10, est dissimulée derrière des représentations fausses de manque de compétence ou d’intelligence : « C’est toujours de faire une différence, de leur part, c’est ça qui est le préjugé, entre l’intelligence puis la pauvreté. Ça a pas rapport, mais on va te faire sentir que parce que t’es pauvre, t’es pas intelligent ; puis regarde la preuve, on est obligés de s’occuper de toi comme un petit mouton, puis après ça tu brailles » (membre de l’UPQM de décembre 2023).

Les préjugés apparaissent ainsi comme un outil pour rejeter la responsabilité de la pauvreté sur les personnes plutôt que de questionner l’organisation sociale qui pourrait en être la cause, les violences sociales que sont les préjugés venant alors renforcer et justifier ainsi les violences institutionnelles de mesures gouvernementales envers les personnes les plus pauvres.

Ces constats font écho aux nombreux travaux qui constatent que le travail de définition de ce qu’est la pauvreté et des mesures qui permettent de la combattre a longtemps été fait à partir de représentations, parfois fausses, des personnes qui vivaient la pauvreté et sans elles, la pauvreté apparaissant aussi comme un « problème structurel de participation. »11 Des travaux comme ceux de Fraser ont notamment permis de comprendre que la pauvreté, en plus de ses dimensions économique et sociale, possédait aussi des dimensions de participation liées au « cadrage erroné des enjeux de justice sociale qui impactent les personnes qui la vivent. »12

Faire campagne contre les idées fausses sur la pauvreté

En prenant conscience que les préjugés envers les personnes en situation de pauvreté n’étaient pas seulement des raccourcis de pensée ou des insultes parmi d’autres mais des outils de légitimation et d’organisation de la violence institutionnelle de politiques publiques visant à lutter contre la pauvreté, les membres du Mouvement ATD Quart Monde au Québec ont décidé de faire campagne contre ces préjugés, non plus seulement auprès de la population en général comme ils l’avaient fait en 2014, mais en ciblant les décideurs politiques en particulier.

Ils ont ainsi travaillé à la déconstruction de trois idées fausses précises identifiées comme ayant une influence directe sur les mesures mises en place par les institutions gouvernementales et pour lesquelles ils ont développé un contre-argumentaire, des fiches et un manuel de lutte contre les idées fausses.

Pour déconstruire la première de ces idées fausses, « On vit bien sur le BS13 », ils ont ainsi calculé que les revenus du programme d’aide sociale ne couvraient que 40 % des coûts nécessaires pour satisfaire les besoins de base, rappelé la différence de 10 ans d’espérance de vie qui séparait les habitants des quartiers riches et pauvres de Montréal et détaillé les contrôles répétés auxquels les prestataires de l’aide sociale étaient constamment soumis, tels que des interrogatoires, des intrusions dans la vie privée ou encore des enquêtes auprès des voisins.

Contre l’idée fausse « Les pauvres ne veulent pas travailler », ils ont rappelé les différents obstacles au retour au travail, comme la discrimination à l’embauche, des horaires irréguliers ou insuffisants, des exigences de qualifications trop élevées ou des conditions de travail difficiles ainsi que la non reconnaissance des différentes formes de travail non salarié, comme le bénévolat, le soin aux enfants ou à des parents malades.

Enfin, pour répondre à l’idée fausse souvent utilisée pour justifier l’inaction gouvernementale « On n’a pas les moyens d’en finir avec la pauvreté », ils ont comparé les coûts économiques et sociaux de mesures temporaires et d’urgence qui respectent moins la dignité des personnes et sont aussi moins efficaces à moyen et long terme, telles que les programmes d’employabilité, les refuges d’urgence ou les banques alimentaires, à des mesures structurantes telles que des logements sociaux, des emplois adaptés et un revenu suffisant. Ils ont aussi observé que le montant des subventions publiques allant aux entreprises privées correspondait au double du montant qu’il manquerait pour que chaque personne au Québec couvre ses besoins de base, quand des études du Fonds monétaire international constatent que lorsque les personnes les plus riches d’un pays s’enrichissent, la richesse globale du pays diminue, mais qu’au contraire, lorsque les plus pauvres s’enrichissent, les bénéfices profitent à l’ensemble de la population.

Ces trois idées fausses sur la pauvreté présentent les liens étroits qui unissent les représentations négatives sur la pauvreté aux mesures politiques qui sont mises en place pour y répondre et comment les violences sociales que sont les préjugés alimentent et s’alimentent des violences institutionnelles de mesures gouvernementales contre les personnes vivant la pauvreté.

La campagne lancée au Québec par les membres du mouvement ATD Quart Monde s’inscrit dans ces actions qui, en défaisant les idées fausses sur la pauvreté auprès des décideurs politiques, participent à terme à l’élimination durable de la pauvreté.

1 B.S. Rowntree, Poverty, a study of town life.

2 D. Filion et J. Vinet, Pauvreté, inégalités et problèmes sociaux, Fides Éducation, 2019, p. 12.

3 P. Dufour, « Pauvreté et exclusion sociale : le Québec sur la voie du redressement » dans G. Boismenu (dir.), De la pauvreté à l’exclusion sociale :

4 M. Harrington, L’autre Amérique : la pauvreté aux États-Unis, Gallimard, 1967.

5 G. Simmel, On Individuality and Social Forms, University of Chicago Press, 1971.

6 M. Langan, Welfare: Needs, Rights and Risks, Routledge, 1998.

7 J. Roll, Understanding poverty: a guide to concepts and measures, Family Policy Studies Centre, 1992.

8 P.J. Ulysse, Travail et pauvreté. Quand le travail ne protège plus contre la pauvreté. Montréal : Forum régional de développement social de l’Île de

9 P. Dufour, « Pauvreté et exclusion sociale : le Québec sur la voie du redressement ». Dans G. Boismenu (dir.), De la pauvreté à l’exclusion sociale 

10 Entre 2016 et 2019, des équipes de recherche du Mouvement ATD Quart Monde et une équipe de chercheurs de l’Université d’Oxford ont travaillé dans

11 K. Boone, R. Roose, C.C. Kjeldsen, C. Vandekinderen et G. Roets, “Social justice as parity of participation” dans B. Greve (dir), Routledge

12 K. Boone, R. Roose, C.C. Kjeldsen, C. Vandekinderen et G. Roets, “Social justice as parity of participation” dans B. Greve (dir), Routledge

13 Sigle de Bien-être Social ; il s’agit de l’assistance sociale (les allocations, équivalent du RSA ou revenu minimum de solidarité selon les pays).

1 B.S. Rowntree, Poverty, a study of town life.

2 D. Filion et J. Vinet, Pauvreté, inégalités et problèmes sociaux, Fides Éducation, 2019, p. 12.

3 P. Dufour, « Pauvreté et exclusion sociale : le Québec sur la voie du redressement » dans G. Boismenu (dir.), De la pauvreté à l’exclusion sociale : les pouvoirs publics interpelés, 2021, pp. 207-255. Disponible en ligne à https://www.erudit.org/fr/livres/hors-collection/de-la-pauvrete-a-lexclusion-sociale/000540li/

4 M. Harrington, L’autre Amérique : la pauvreté aux États-Unis, Gallimard, 1967.

5 G. Simmel, On Individuality and Social Forms, University of Chicago Press, 1971.

6 M. Langan, Welfare: Needs, Rights and Risks, Routledge, 1998.

7 J. Roll, Understanding poverty: a guide to concepts and measures, Family Policy Studies Centre, 1992.

8 P.J. Ulysse, Travail et pauvreté. Quand le travail ne protège plus contre la pauvreté. Montréal : Forum régional de développement social de l’Île de Montréal, 2006.

9 P. Dufour, « Pauvreté et exclusion sociale : le Québec sur la voie du redressement ». Dans G. Boismenu (dir.), De la pauvreté à l’exclusion sociale : les pouvoirs publics interpelés, 2021, pp. 207-255. Disponible en ligne à https://www.erudit.org/fr/livres/hors-collection/de-la-pauvrete-a-lexclusion-sociale/000540li/.

10 Entre 2016 et 2019, des équipes de recherche du Mouvement ATD Quart Monde et une équipe de chercheurs de l’Université d’Oxford ont travaillé dans six pays (États-Unis, Grande-Bretagne, France, Bangladesh, Tanzanie, Bolivie) sur un projet visant à mettre en évidence, avec la participation active des personnes concernées, les éléments qui caractérisent l’extrême pauvreté et permettent, d’une certaine manière, de la mesurer. Voir la Revue Quart Monde N° 258, 2021/2 : https://www.revue-quartmonde.org/10299

11 K. Boone, R. Roose, C.C. Kjeldsen, C. Vandekinderen et G. Roets, “Social justice as parity of participation” dans B. Greve (dir), Routledge International Handbook of Poverty, Routledge, 2020, p. 111.

12 K. Boone, R. Roose, C.C. Kjeldsen, C. Vandekinderen et G. Roets, “Social justice as parity of participation” dans B. Greve (dir), Routledge International Handbook of Poverty, Routledge, 2020, p. 112.

13 Sigle de Bien-être Social ; il s’agit de l’assistance sociale (les allocations, équivalent du RSA ou revenu minimum de solidarité selon les pays). BS peut aussi désigner la personne qui bénéficie de ces allocations.

Léo Berenger Benteux

Léo Berenger Benteux est allié du Mouvement international ATD Quart Monde au Québec.

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