Quand les violences deviennent savoir d’expérience

Lucienne Soulier

p. 30-34

References

Bibliographical reference

Lucienne Soulier, « Quand les violences deviennent savoir d’expérience », Revue Quart Monde, 271 | 2024/3, 30-34.

Electronic reference

Lucienne Soulier, « Quand les violences deviennent savoir d’expérience », Revue Quart Monde [Online], 271 | 2024/3, Online since 01 March 2025, connection on 25 March 2025. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11479

Ayant elle-même subi des violences institutionnelles depuis l’enfance, l’auteure s’appuie sur son savoir d’expérience pour se lancer dans une formation d’« intervenant pair ».

Comme je suis quelqu’un qui fait beaucoup de recherche, un jour je trouve sur internet la formation « intervenant pair », ou l’expertise d’usage au service du pouvoir d’agir.

J’ai souhaité faire cette formation d’intervenant pair car, ayant déjà une belle expérience d’intervention, accompagnée d’un membre du mouvement ATD Quart Monde (Agir Tous pour la Dignité), j’ai eu envie de faire reconnaître officiellement ces expériences.

Elle se déroulait une semaine par mois, de novembre 2023 à mars 2024. J’ai été admise après avoir constitué un dossier d’inscription, participé à une réunion d’information en visio et à un entretien individuel en visio aussi.

La formation d’intervenant pair 

Ce qu’il faut savoir avant tout, c’est que cette formation s’adresse aux personnes ayant un parcours de vie à partager (expertise d’usage) et à valoriser pour qu’il devienne utile, même si celui-ci paraîtrait difficile à être reconnu dans la fiche des métiers de France Travail1.

Le lieu de formation en était l’ARIFTS des Pays de la Loire (49)2 et comprenait 160 h de formation théorique en présentiel, réparties en 3 modules.

La recherche qui m’a animée pour me permettre de réussir les modules 1, 2 et 3 fut un nouveau travail que je n’avais pas réalisé avant d’entrer en formation. Les modules 1 et 2 m’ont aidée pour le module 3.

Module 1 (79 h) : Professionnalisation d’expertise d’usage

Qui peut en effet parler de la maltraitance institutionnelle ?... Les personnes qui vivent cette expérience ou qui l’ont vécue. Quand commence-t-elle ? Comment la dénoncer ?

Ce module visait à acquérir quatre compétences :

  • Transformer son expérience de vie en savoirs.

  • Partager ses savoirs expérientiels.

  • Gérer sa charge émotionnelle.

  • Construire son insertion professionnelle.

Avec une épreuve de soutenance à l’oral et la constitution d’un support visuel.

J’ai présenté en PowerPoint mon parcours d’intervention.

La liste est longue, je cite deux interventions qui m’ont beaucoup marquée : mes débuts d’intervention auprès d’élèves de seconde en option « service civique » pour présenter la Journée mondiale du refus de la misère (17 octobre) et apporter un témoignage sur mon parcours scolaire, en 2014 et 2015 ; une intervention en binôme auprès de patients et soignants à la Faculté de médecine de Montpellier en 2021.

Je ne pensais pas si bien réussir. Les retours que j’en ai reçus m’ont fait grand plaisir. La personne qui m’accompagnait en binôme m’a fait savoir que j’avais fait un tabac lors de cette intervention. Depuis, cela m’a transformée en une femme consciente du pouvoir d’agir. Et c’est cette raison qui m’a poussée à l’envie de faire cette formation.

Module 2 (29 h) : Participation de l’intervenant pair à l’action des professionnels et des organisations

Il s’agissait pour ce module de contribuer au travail d’une équipe (neuf stagiaires) dans un établissement tel que la Maison de l’autonomie des personnes en situation de handicap. Nous devions récolter des informations sur ce service. Et lors du module, c’est en équipe que nous avons présenté notre travail de préparation : présenter l’établissement (son cadre juridique et réglementaire, l’équipe, la problématique du public accueilli). Une répartition de parole obligatoire pour que chacun·e d’entre nous soit entendu·e et évalué·e.

Module 3 (52 h) : Contribution de l’intervenant pair à la formation des professionnels et stagiaires de formation

Le type d’action de la formation d’intervenant pair (sous l’article L6313-1 du code de travail) entre dans la catégorie des actions :

  • d’adaptation et de développement des compétences des salariés ;

  • de promotion professionnelle ;

  • d’acquisition d’entretien ou perfectionnement des connaissances.

Le choix de ma recherche pour valider mon module 3 a été bien réfléchi, après avoir connu le thème de présentation qui était : Violences institutionnelle et bienveillance. Ayant une expertise d’usage de violences institutionnelles, je n’ai pas eu trop de mal pour trouver le sujet pour ce thème : Violences institutionnelles et conséquences.

Pour ma part je n’ai pas trouvé de bienveillance institutionnelle pendant mon enfance, c’est pour cela que j’ai fait le choix de mettre « et ses conséquences » pour mon sujet.

Avant de présenter mon travail sur ma recherche, je vais vous écrire mon expérience de ce sujet.

Qu’est ce qui s’est passé ?

Je suis malentendante depuis ma naissance, et quand je suis entrée en cours préparatoire (CP) la maîtresse d’école n’a pas fait attention à mon problème d’audition. Les années suivantes, même en entrant en cours élémentaire première année (CE1), ce fut la même chose. C’est seulement en cours élémentaire deuxième année (CE2) que l’enseignant a remarqué que je ne suivais pas bien les cours.

Je suis d’une famille issue de la précarité, seul papa avait un travail, mais ne s’intéressait pas à mon problème d’audition ; maman s’en était aperçue mais n’avait pas de moyens pour agir face à ma scolarité. Après avoir fait une année en classe de perfectionnement (classe spéciale pour les élèves en difficulté scolaire), certes je travaillais à mon rythme mais n’entendais pas mieux. À quoi bon me mettre dans une classe spéciale si je n’ai pas de moyens pour entendre ?... C’est bien ce que je me demande aujourd’hui à 71 ans. Je me souviens qu’après cette classe, je suis allée dans une école spécialisée, un établissement qui accueillait des élèves en situation de divers handicaps. J’ai eu un prêt d’appareillage auditif. Quel changement ! Entendre pour suivre les cours et comprendre et réussir au mieux les dictées, ce fut comme un miracle. J’aurais bien aimé que cela dure tout le restant de ma scolarité. Mais ce n’était pas du tout le cas. Après quatre années, j’ai été orientée dans un autre établissement scolaire religieux, une école ménagère, sans pouvoir garder les appareils auditifs ; j’ai même dû les rendre devant tous les élèves lors d’une fête de fin d’année, à la demande de l’orthophoniste de qui j’avais repoussé un geste malsain.

Dans ce nouvel établissement, j’étais interne. J’avais donc 15 ans quand je suis retombée dans le silence de ne pas entendre. Mon problème n’intéressait pas les enseignantes religieuses catholiques. J’étais là pour ne pas rester dans ma famille. C’est ainsi que le peu de temps où j’ai eu le plaisir d’apprendre est tombé à l’eau. Je ne vous raconte pas les méchancetés des élèves durant l’internat. Trois années de galère sans réussir ma scolarité, et ceci ne dérangeait personne. Je suis restée très longtemps dans un double silence : celui de ne pas entendre et celui de taire un acte odieux de la part d’un professionnel.

J’avais 32 ans quand pour la première fois je me suis acheté mon premier appareillage auditif.

Ce que cela a engendré comme conséquences

La toute première conséquence qui est encore visible, c’est l’échec scolaire.

Être dans une souffrance intérieure : se trouver dans un double silence, être traitée d’inadaptée… Je me suis enfermée sur moi-même, jusqu’au point d’être dévalorisée par un abus de pouvoir judiciaire lors d’un placement d’enfant. Et de toutes les humiliations que j’ai reçues, je ne citerai que celle-ci, quand on m’a dit : « Ce que vous vivez, c’est de votre faute. »

Tout ceci est une violence faite à ma dignité d’enfant, de femme.

Ainsi ma recherche était de chercher des mots-clés de mon expertise d’usage, qui n’ont pas été bien difficiles à trouver.

Une première pour moi !

La préparation en vue d’une intervention auprès des étudiants de l’ARIFTS Pays de la Loire (49) fut un exercice difficile. La construction d’une fiche pédagogique a été un travail assez stressant. Ne sachant pas effectuer ce travail sous la forme d’un tableau, j’ai mis un certain temps à la faire sans me décourager ; grâce au soutien de ma formatrice de formation j’ai réussi à la faire. Il y avait aussi la construction d’un plan d’intervention, qui est un support pour aider à présenter son sujet.

Mon plan d’intervention avait pour but de savoir comment j’allais procéder face aux étudiant·e·s en formation de moniteurs-éducateurs. Comme pour la fiche pédagogique, ce fut une première pour moi de réaliser ce travail. Il n’y a pas d’âge pour apprendre. Ce fut une belle aventure instructive qui fait de moi une femme comblée. Je livre à la suite ce travail qui m’a demandé de la patience et de la motivation.

Ce que j’ai réussi aussi à faire c’est la présentation de mon cours sans papier, juste en regardant ma feuille posée sur le bureau. Mais ceci m’a fait oublier de parler de quelques points. Faire l’effort de ne pas s’éloigner du sujet et de ce que j’avais préparé n’est pas toujours facile, surtout pour une débutante.

Le formateur des étudiants en formation de moniteurs-éducateurs était présent car il faisait son cours sur la maltraitance institutionnelle. Nous étions quatre stagiaires de la formation d’intervenant pair à présenter notre intervention sur ce thème, et en suivant à cinq le fil rouge du thème Violences institutionnelles et bienveillance.

La maltraitance commence par le non-respect du droit d’entendre pour suivre la scolarité : c’est ce que j’avais préparé pour mon intervention.

Premier élément de contenu

Présentation d’où je viens, où je vais. J’installe la diapositive depuis mon ordinateur et je fais circuler mon livre Plus forte que le silence3. J’explique pourquoi je l’ai écrit. Je présente le lieu d’où je viens, « lieu de misère » : père, mère, quatre enfants, qui ont vécu dans une seule pièce de 25 m2, sans confort du tout, jour et nuit.

Deuxième élément de contenu 

Écolière dans l’indifférence des institutions de l’éducation nationale. J’ai proposé une mise en situation de ne pas entendre aux étudiant·e·s en formation de moniteurs-éducateurs. Je leur ai demandé de mettre leurs mains sur leurs oreilles pendant que je présentais un court texte. Ensuite quand ils ont retiré leurs mains, je leur ai demandé de me résumer ce que j’avais dit. Personne n’a su me dire ce que je venais de présenter sauf une, je pense qu’elle a entendu quelque chose car elle m’a répété des mots que j’avais dits. Ma réaction d’« enseignante d’un jour » : « Vous serez toutes et tous dans la case des inadaptés. » Un rire s’est fait entendre à ces paroles. J’ai expliqué que c’était comme cela que j’ai été traitée par les services sociaux et l’éducation nationale à cette époque (1966‑1967).

Troisième élément de contenu

Placement d’enfant. Je présente sous forme de topo le placement de mon premier enfant, à cause de la précarité, et parce que j’étais soi-disant inadaptée socialement. Or il avait un handicap, et ils ont fermé les yeux sur cette problématique. La violence institutionnelle dans ce cas, c’est de penser que les parents sont incapables d’exercer leur rôle d’éducation parentale.

Quatrième élément de contenu

Les conséquences de cette problématique de violence institutionnelle. J’ai présenté cet élément sous forme didactique.

Une partie de ma vie a été un calvaire, je souffrais en silence ; je souffrais de me taire, écrasée par deux silences. Je me suis mise à l’écart des autres. Je pleurais très souvent. Je me cachais pour ne pas voir les humiliations. Il est difficile de faire reconnaître la précarité, le handicap comme une violence. J’ai surmonté ce parcours, car je n’ai jamais voulu que ce problème soit une fatalité, même si parfois je me disais que je n’étais pas sur cette terre pour être heureuse. Ces lourdes conséquences m’avaient fait perdre le peu d’espoir que j’avais pu avoir à certains moments de ma vie.

L’évaluation des étudiants

Question interactive. Que pensez-vous du traitement de la précarité de la part des institutions françaises ? Les réponses ont été écrites sur une feuille de paperboard.

Pour conclure

Quand l’institution exige de celui qui vit déjà ces conditions difficiles de s’adapter au lieu que ce soit le contraire, c’est une violence établie.

1 France Travail, anciennement Pôle Emploi jusqu’au 31 décembre 2023, est un établissement public à caractère administratif chargé de l’emploi en 

2 Premier institut de formation des Pays de la Loire aux métiers éducatifs et sociaux, l’ARIFTS des Pays de la Loire est une pièce maîtresse du

3 Lucienne Soulier, Plus forte que le silence, Éd. Quart Monde, 2021, 61 p.

1 France Travail, anciennement Pôle Emploi jusqu’au 31 décembre 2023, est un établissement public à caractère administratif chargé de l’emploi en France.

2 Premier institut de formation des Pays de la Loire aux métiers éducatifs et sociaux, l’ARIFTS des Pays de la Loire est une pièce maîtresse du dispositif régional de formation en travail social, lequel relève, pour les formations initiales, de la compétence du Conseil régional. Il forme les intervenants sociaux dont ont besoin les organisations publiques et privées en charge de l’accueil et de l’accompagnement des citoyens qui connaissent des difficultés passagères ou plus durables ou qui n’ont plus ou pas encore les moyens de leur autonomie.

3 Lucienne Soulier, Plus forte que le silence, Éd. Quart Monde, 2021, 61 p.

Lucienne Soulier

Militante d’ATD Quart Monde, Lucienne Soulier a participé à la formation Croisement des pratiques. Elle a également représenté ATD Quart Monde au CNLE (Conseil national des politiques de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale).

CC BY-NC-ND