À Manille, ATD Quart Monde est actif auprès de familles Urban poor, vivant dans une extrême pauvreté à l’intérieur de Manille. Lolita Mercado, une militante d’ATD Quart Monde, disait : « Les enfants qui n’ont pas de certificat de naissance font souvent l’objet de moqueries de la part de leur entourage. On les appelle ‘Putok sa Buho’ [rejet de bambou, ‘bâtard’]. Il est douloureux pour une mère d’expliquer à ses enfants qu’ils n’ont pas d’acte de naissance. » Certains parents ne déclarent pas leurs enfants, parce qu’ils « ne savent pas faire », parce qu’ils ne parviennent pas à produire une pièce d’identité acceptable, parce qu’une dette impayée liée à l’accouchement les empêche d’obtenir les documents, parce que les familles sont parfois dans l’errance au moment de la naissance, parce que le père travaille pour essayer de nourrir la famille et ne parvient pas à se rendre à l’hôpital dans les temps…
Une campagne pour aider à l’enregistrement tardif
Au cours du premier semestre 2023, Gabbie Clemente a proposé à son groupe Rotaract d’organiser une campagne sur Facebook pour augmenter la prise de conscience et collecter des fonds pour aider à l’enregistrement tardif des enfants, en titrant : « Narito kami : chaque Philippin a droit à une identité et à un acte de naissance ».
Elle raconte : « Je ne peux toujours pas vraiment comprendre que des enfants, des personnes âgées et des familles n’ont pas accès à des droits fondamentaux parce qu’ils n’ont pas d’enregistrement de leur naissance. Lorsque j’ai eu besoin d’une copie de mon acte de naissance, j’ai pu l’obtenir en trois jours. Je n’ai pas eu à faire la queue, ni à parler à des fonctionnaires peu aimables et critiques. Je l’ai fait dans le confort de ma maison, en ligne, et il m’a été livré à domicile pour seulement 365 PHP (pesos philippins). C’était rapide et facile. C’est du moins ce que je pensais. Je pensais que l’on avait droit à un acte de naissance dès la naissance, que c’était automatique ! Mais j’avais tort. Les premières histoires que j’ai entendues avec ATD m’ont atterrée, comme celle de Ate Delia, qui elle-même n’a pas d’acte de naissance, et dont le mari a travaillé toute sa vie, mais qui n’a jamais reçu de pension ou d’aide du gouvernement parce qu’il n’a pas d’acte de naissance. Il y a aussi cette fillette qui n’a pas pu obtenir son diplôme et qui a dû arrêter l’école parce qu’elle n’avait pas ce papier pourtant élémentaire. »
Entre juin 2023 et février 2024, nous avons pu travailler avec les familles de 33 enfants qui n’avaient pas d’existence légale. Nous avons réussi à mener à bien le processus pour 20 d’entre eux, mais il s’est avéré être un véritable parcours du combattant pour réaliser ces enregistrements « tardifs » avec les parents, entre autres à cause de services publics mal adaptés. Par exemple, outre les coûts de documentation et d’enregistrement tardif, environ 25 % ont été des frais de transports publics locaux pour aller et venir dans les différentes institutions. Parfois l’accueil dans les différentes institutions n’a pas non plus été très facile à vivre pour les parents.
Heureusement, nous avons aussi pu compter sur le soutien inconditionnel de trois militantes d’ATD Quart Monde, vivant elles aussi dans l’extrême pauvreté au sein des communautés : Lilian Tiglao, Rowena Dayo et Josephine Safra. Tant qu’elle le pourra, Lilian soutiendra toujours les initiatives visant à s’assurer que les enfants de sa communauté puissent aller à l’école. La petite-fille de Joséphine a également été enregistrée tardivement, à 12 ans. Elle m’a raconté : « Les parents n’ont pas pu déclarer leur enfant parce qu’ils étaient tous les deux mineurs. L’autre grand-mère n’avait pas de pièce d’identité valide à la naissance de l’enfant. Pour l’enregistrement tardif, j’avais abandonné, c’était trop difficile, trop cher. Avec cette campagne, j’ai appris l’importance d’être patient et de se battre pour ses droits, parfois l’administration est très stricte et peu coopérative. »
Des démarches longues et difficiles
Nous allons partager ici une expérience vécue par Élodie avec Bles et Jaydee. Pour finaliser l’enregistrement de l’enfant il leur a fallu onze demi-journées pour un coût de 2 900 PHP. Le barangay1 où ils vivent est composé d’une centaine d’abris de fortune étroitement groupés entre une voie ferrée et une grosse avenue, au centre de Manille. Ils vivent dans une petite cabane d’une pièce en contreplaqué. Jaydee travaille depuis trois ans au nettoyage des canaux à Manille. Il gagne environ 300 PHP par jour. Bles élève ses deux enfants, âgés de 2 ans et 6 mois. Comme Berna, une autre mère, nous l’a dit : « Quand chaque jour, vous devez payer l’école, la vie quotidienne, les urgences qui surviennent toujours, il est difficile d’avoir de l’argent en plus. »
Bles n’a pas pu enregistrer son premier enfant né en 2021, pendant la pandémie COVID 19. « L’acte de naissance de mon enfant devait être finalisé en ligne. Je n’ai pas de Wifi. Je n’ai jamais été en mesure d’ouvrir le site web. » Aussi, Bles a tout de suite été très motivée pour entamer les démarches et, grâce à l’équipe d’ATD, parvient rapidement à obtenir les deux premiers documents.
Lorsque les familles entament la procédure d’enregistrement tardif, on leur demande de présenter deux No Record pour prouver que l’enfant n’a pas encore d’existence légale : un document de l’Autorité statistique des Philippines (PSA) et un autre de la mairie locale. Les officiers d’état civil expliquent qu’il peut arriver qu’un document d’état civil n’ait pas été transmis par la mairie à PSA. Pour les parents, aller chercher et payer pour deux documents implique deux fois plus de déplacements et de frais.
Le 11 novembre, Élodie accompagne Bles et d’autres mères à l’hôpital où elles ont accouché. « Quelques jours avant, je me suis rendue à l’hôpital pour savoir à quelle heure il valait mieux venir, et quels papiers nous devions apporter. Il était déjà arrivé qu’on doive revenir à l’hôpital car il y avait des horaires spécifiques pour traiter les enregistrements tardifs, et c’est toujours compliqué d’organiser un déplacement. »
Lorsqu’elle arrive ce matin-là, le groupe de mères s’organise afin de permettre au groupe entier de se rendre à l’hôpital. L’une des mères est très malade mais, avec l’aide de ses amies, elle trouve la force de venir. Bles est très stressée. Elle demande à Élodie de rester avec elle au bureau, disant : « Tu sais que je ne comprends pas tout ce qu’ils me disent, et que je ne sais pas comment expliquer ma situation. Et je n’ose pas poser de questions. » Le service des dossiers médicaux de l’hôpital, un grand espace ouvert avec de nombreux bureaux, comprend un bureau pour les enregistrements tardifs. L’employée commence par sermonner les parents parce qu’ils n’ont pas effectué la procédure à temps. Elle exige ensuite de n’avoir qu’une personne à la fois devant elle. Au bout d’un moment, Bles sort et dit qu’elle veut rentrer chez elle : « Ils m’ont dit de payer 700 PHP. » Élodie va alors demander des détails sur ces 700 PHP. C’est le coût total de la procédure d’enregistrement tardif, et non d’une somme à payer immédiatement. Si Bles avait été seule, elle serait rentrée chez elle et aurait arrêté la procédure d’inscription. Finalement, elle accepte de retourner au bureau. L’employée retrouve l’accouchement dans ses livres et lui demande de revenir le 15 novembre à 8 heures, en lui expliquant que le père doit également être interviewé en personne.
À de nombreuses reprises, nous aurons l’impression que les employés fixent des rendez-vous aux parents à une date et une heure données. S’ils ont du mal à honorer le rendez-vous exact, les parents se sentent fautifs et ont du mal à venir la tête haute. Un jour, une agente a demandé à une autre mère : « Le 22 janvier, c’est bon pour revenir ? » La mère n’a pas osé dire non, mais en sortant du bâtiment avec un papier indiquant « Rdv le 22 janvier, entre 14 et 16 heures, guichet numéro 9 », elle a dit d’une voix triste que tout était fichu, qu’elle ne pourrait pas revenir ce jour-là parce qu’elle travaillait. De retour au guichet, l’agente a très gentiment dit que la mère pouvait bien sûr venir à n’importe quel moment après cette date et cette heure. Pourtant, le papier et sa façon de présenter les choses ne suggéraient pas cette ouverture.
Pour Bles, ce 15 novembre, tout se passe bien à l’hôpital, les parents sont autorisés à renseigner le COLB – le certificat de naissance vivante. Le COLB entraîne souvent des malentendus et des erreurs dans l’acte de naissance final. Par exemple il est entièrement rédigé en anglais, alors que la langue parlée par les familles « urbaines pauvres » de Manille est le tagalog, et que le personnel ne comprend pas toujours ce que les parents ont écrit à la main. En fait, les parents nous ont souvent demandé de les aider à remplir ce document, disant : « Nous avons du mal à comprendre ce qui est demandé sur les documents à remplir. » Les informations sont répétées plusieurs fois : pour la déclaration de la naissance elle-même, puis par la personne qui a assisté à l’accouchement, pour la déclaration de paternité, et dans notre cas en plus pour expliquer l’enregistrement tardif de la naissance. L’agent dactylographie ensuite le document et les parents sont invités à vérifier soigneusement le formulaire final. Mais les parents ont du mal à lire le document jusqu’au bout et font rapidement confiance aux employés. Comme disait Karen : « L’employé de l’hôpital a fait plusieurs erreurs sur le formulaire et je ne les ai pas vues. » Nous avons fait l’expérience que le COLB pouvait être erroné dans le nom du père, dans la partie relative au « mariage », à plusieurs reprises dans l’année de naissance de l’enfant, certainement en raison de la notification tardive de cet enregistrement.
Élodie : « Avec Bles et Jaydee, après que les parents aient vérifié le COLB, nous avons dû aller à la caisse de l’hôpital et payer 140 PHP. C’est le seul hôpital sur quatre où nous avons dû payer un tel montant, et je n’avais pas du tout été informée de ce montant lorsque j’étais venue m’informer il y a quelques jours. Puis, avec la preuve de paiement, on nous a remis une pile de papiers et envoyé dans le bureau du directeur du département pour lui faire signer différents papiers. Nous nous sommes perdus dans ce grand hôpital. À chaque étape, les files d’attente étaient longues, Bles et Jaydee accusaient la fatigue. En fin de matinée, Jaydee a voulu rentrer chez lui en disant qu’il avait déjà signé tout ce qu’il fallait et j’ai eu du mal à le convaincre de venir à la mairie avec nous pour montrer l’implication familiale. Il n’était pas rare que je ressente plus l’épuisement des personnes quand j’étais avec une seule famille. J’ai régulièrement eu l’impression que le processus était plus facile lorsque plusieurs familles faisaient des démarches ensemble. Ils se donnaient confiance pour parler devant les employés et parvenaient mieux à rester frais et joyeux malgré les files d’attente interminables, les allers-retours et la paperasserie de ces longues journées. »
À la mairie, lorsque leur numéro est appelé, l’officière d’état civil examine le dossier et constate qu’il manque l’original des No Records. Elle refuse des photocopies de ces documents, exige le No Record original, au moins pour celui délivré par la mairie. Elle dit que l’hôpital a commis l’erreur de ne pas redonner les bons documents et qu’il faut y retourner.
Élodie : « Dès que l’employée avait tourné le dos, Bles m’a demandé si j’étais prête à payer 50 PHP maintenant. J’étais énervée et n’ai pas pris le temps de bien la comprendre. Je lui dis que je ne paierai pas pour un document que l’hôpital a négligemment gardé et je lui ai proposé que nous retournions toutes les deux à l’hôpital demain. Ce n’est que dans le jeepney, sur le chemin du retour, que j’ai compris l’idée de Bles. Me rendant compte qu’avec les seuls frais de transport en commun, il sera plus coûteux de retourner à l’hôpital que de payer une nouvelle copie conforme de No Record directement à la mairie. Bles me dit que c’est ce qu’elle a essayé de suggérer lorsque nous étions encore à la mairie, car il lui est pénible de retourner voir la ‘dame qui gronde’ de l’hôpital. Je suis impressionnée par sa faculté à réfléchir rapidement à la manière de préserver sa santé mentale. »
À la mairie, il faudra trois jours pour obtenir un nouveau No record, après un premier refus : « Vous devez retourner à l’hôpital. » Élodie témoigne : « J’étais fatiguée, désespérée. J’ai supplié la première officière rencontrée de m’aider, racontant combien ils étaient difficiles à l’hôpital. Après tout, les parents et moi-même souffrions pour une faute que nous n’avons pas commise. » La responsable a finalement annoncé qu’en payant le prix de la « procédure accélérée », ils produiront le document demandé. « Je me demandais comment les parents qui ont du mal à gagner un peu d’argent pour le transport et la nourriture ne perdent pas force et courage après ce genre d’expérience. »
« Ils ne comprennent pas ce qu’est notre vie… »
Le soir du 6 décembre, une semaine avant de retourner à la mairie pour récupérer le COLB dûment enregistré, Bles, très nerveuse, envoie de nombreux messages à Élodie. Elle est soulagée de vérifier avec elle que tout est en règle. Le 13 décembre, tout se passe très bien pour Bles lorsque son numéro est appelé. Elle est folle de joie : son enfant est enregistré ! Mais on lui dit que c’est à elle de finaliser la transmission à PSA, l’Office des statistiques des Philippines, où sont centralisés tous les documents d’état civil. Sinon, elle ne pourra pas demander une copie certifiée conforme de l’acte de naissance avant peut-être un an. Cette dernière phase de l’enregistrement ne peut pas être réalisée en ligne. On lui dit : « Vous pouvez y aller aujourd’hui. Mais seulement au bureau central de Quezon City. » C’est à deux heures de transport public de là où vit Bles. Comme Élodie demande plus de détails aux employés, elles apprennent que Bles ne pourra pas faire la démarche à PSA sans rendez-vous pris préalablement par internet, car elle n’a pas de carte d’identité nationale. Bles n’a qu’une carte d’électeur. Comme elle n’a pas de téléphone, celui d’Élodie ainsi que son adresse e-mail permettent d’obtenir un rendez-vous deux jours plus tard. Dans l’après-midi, Jaydee envoie plusieurs messages pour remercier de l’aide apportée à l’enregistrement de leur enfant. C’est très important pour eux.
Malheureusement, à PSA, après avoir fait la queue quatre fois, l’agent dit à Bles, à la dernière étape, après que nous ayons déjà payé pour la copie conforme, que Bles est arrivée trop tôt et qu’elle devra revenir une autre fois. Nous sommes retournées à PSA le 10 janvier et tout s’est bien passé. Les autres mamans présentes ce jour-là devront revenir aussi.
Voici ce que disent les parents : Jaydee : « Revenir encore et encore, faire la queue, prendre du temps encore et encore, c’est ça qui a été le plus dur. » Bles : « Parfois, à la façon dont les gens nous parlent, on a envie de rentrer chez soi. Il faudrait les former à mieux parler aux parents. »
Dans les relations avec ces parents, Lilian et Joséphine ont beaucoup aidé à revenir vers les parents pour mieux comprendre leur situation, à les encourager et les aider à se préparer les jours de démarches, à faire des allers-retours avec eux pour fournir tous les papiers demandés. Une fois, Joséphine avait dit : « Les responsables ne comprennent pas ce qu’est notre vie. Nous ne gagnerons pas devant eux [pour que les démarches soient facilitées] parce que ce sont eux qui sont en position de pouvoir. » Pourtant, Joséphine a continué, avec l’aide financière de Gabbie, à aider les familles à enregistrer leurs enfants.
Gabbie conclut : « J’ai appris les différences frustrantes entre les réalités dans lesquelles vivent les gens, même si vous avez le même âge, vivez dans la même ville et parlez de la même manière. Cela me brise le cœur que les personnes en situation d’extrême pauvreté aient le plus mauvais accès aux services du gouvernement, alors qu’elles sont celles qui en ont le plus besoin. »