L’état civil en débat

Ousmane Aliou Sall, Arame Ndiaye Diop, Mor Dieye, Nafi Gueye, Marie Toussaint et Bernard Monnet

p. 24-29

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Ousmane Aliou Sall, Arame Ndiaye Diop, Mor Dieye, Nafi Gueye, Marie Toussaint et Bernard Monnet, « L’état civil en débat », Revue Quart Monde, 273 | 2025/1, 24-29.

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Ousmane Aliou Sall, Arame Ndiaye Diop, Mor Dieye, Nafi Gueye, Marie Toussaint et Bernard Monnet, « L’état civil en débat », Revue Quart Monde [En ligne], 273 | 2025/1, mis en ligne le 01 septembre 2025, consulté le 01 septembre 2025. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11615

À l’occasion de la table ronde sur l’enregistrement des naissances et le droit à l’inscription à l’état civil, un débat a réuni de nombreux intervenants du Sénégal et d’ailleurs. Nous en donnons quelques échos.

Pour Ousmane Aliou Sall, directeur de l’Agence nationale de l’État civil au Sénégal, « le Ministère de la Santé est très actif dans ce domaine. La santé est un des points d’entrée ou d’accès à l’état civil dès lors qu’il est concerné par les naissances et les décès. Nous collaborons étroitement avec l’UNICEF et avec des parte-naires dans d’autres administrations. Nous mettons actuellement beaucoup d’efforts dans le processus de modernisation du système de l’état civil. Notre intention est de passer à l’enregistrement universel de l’état civil. Quand on parle d’existence, le premier acte qui confirme cette existence, comme dit le code de la famille du Sénégal à son article 29 ‘L’état des personnes n’est établi et ne peut être prouvé que par les actes de l’état civil’. »

Moderniser l’état civil

« Sous les orientations du gouvernement dirigé par le président de la République, Bassirou Diomaye Faye et son Premier Ministre Ousmane Sonko, nous travaillons activement à accélérer le processus de modernisation de l’état civil afin d’identifier chaque citoyen sénégalais. Il est essentiel que tout le monde soit visible. Il y a des problèmes au Sénégal à l’image de la sous-région. Je puis en parler parce que je suis le président du groupe d’experts d’état civil ouest africain qui réunit tous les pays de l’Afrique de l’Ouest. Nous sommes conscients des problèmes auxquels font face les couches vulnérables en Afrique, en particulier en Afrique de l’Ouest. Je fais référence à des pays tels que le Nigeria, le Ghana et la Côte d’Ivoire. Si l’on veut aller vers un développement humain pour tous, il est primordial que chacun ait un acte d’état civil. Cela donne accès à l’école, et à la possibilité d’y demeurer. Nous observons en effet des élèves qui ont des comportements ‘fictifs’, des élèves qui partent et qui ne restent pas à l’école. Nous combattons ce phénomène en mettant en place un processus de modernisation, d’identification et de détection précoce des enfants qui ne possèdent pas d’actes d’état civil. Le fait d’avoir une identité permet aussi de voyager légalement et de bénéficier des services de santé. Cela permet de bénéficier des politiques de développement social mises en place par nos États, alors qu’invisible, non enregistré, on ne bénéficie pas de ces programmes.

Notre collaboration inclut la santé, la justice et aussi le religieux. Ainsi, actuellement, nous nous penchons sur la question de l’accessibilité de l’état civil. Cela implique d’avoir une notification qui autorise l’imam, le chef de quartier, le clergé à repérer et à enregistrer la naissance, le mariage ou le décès. Nous nous engageons à dématérialiser plus de 20 millions d’actes d’état civil. Aujourd’hui, il nous en reste environ 10 millions. Cela s’applique aux Sénégalais de l’intérieur, mais aussi de l’extérieur. La pauvreté ne s’applique pas uniquement à ceux qui résident ici. Il arrive souvent que nous considérions ceux qui vivent à l’étranger comme des privilégiés. Il est fréquent de voir, surtout dans les pays européens, en particulier ceux du Sud, des individus souffrant de précarités et souvent confrontés à des problèmes d’identité. Il est crucial de poursuivre ce travail, en particulier avec la société civile. Nous devons travailler en étroite collaboration. Là où l’État s’arrête, la société civile apporte sa contribution et ensemble, nous menons bien le combat. Comme je l’ai dit, chaque acteur a sa contribution à amener. Cela est valable dans l’élaboration de l’état civil du Sénégal où la société civile a beaucoup contribué. »

Le programme NEKKAL

Madame Arame Ndiaye Diop, responsable des affaires juridiques à l’Agence nationale de l’État civil, poursuit : « L’État du Sénégal a mis en place l’Agence de l’État civil en 2023. Elle a pour mission principale de coordonner la politique nationale en matière d’état civil, ainsi que de moderniser et de digitaliser les actes d’état civil. Depuis 3 ans, l’État du Sénégal met en place le programme NEKKAL1 pour moderniser les procédures d’enregistrement de l’état civil. C’est grâce à l’interopérabilité entre la santé et les centres que cela a été possible. Il est bien connu que les naissances se produisent dans les hôpitaux ou les centres de santé. Au Sénégal, le code de la famille exige que les médecins, les sages-femmes et même le personnel de santé puissent déclarer les faits d’état civil. Ce que nous avons remarqué, c’est que cette situation ne se réalise pas. La majorité des professionnels de la santé ne sont pas informés de cette obligation. Chaque année, nous mettons en place des caravanes de l’état civil à travers tout le pays. Ces caravanes sont des initiatives majeures de sensibilisation. Nous cherchons à persuader les professionnels de la santé qu’ils enregistrent les naissances à temps. Si la naissance n’est pas enregistrée au bout d’une année au Sénégal, il est obligatoire de faire appel au tribunal pour obtenir un jugement. La digitalisation est en phase active. De nombreux centres ont été mis en place avec le logiciel. L’objectif de la modernisation est d’améliorer l’enregistrement des naissances. La sécurité et la rapidité seront garanties. »

Vers la digitalisation

Enseignant à l’École des bibliothécaires, archivistes et documentalistes de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Mor Dieye travaille comme expert sur la question de l’état civil, et en particulier sur sa digitalisation.

« J’ai été impliqué, explique-t-il, dans les deux programmes de numérisation au Sénégal : en 2017, le PMEC (Programme de modernisation de l’état civil) a été le premier programme à être lancé. Le deuxième programme est le programme NEKKAL, qui bénéficie du soutien financier de l’Union européenne.

Numériser l’état civil est évidemment une bonne chose mais ne résoudra pas tous les problèmes qui ont été mis en évidence. Le diagnostic est clair : il y a un problème majeur d’accessibilité aux services de l’état civil qui est dû à la pauvreté et à la discrimination sociale qu’elle entraîne. Un État comme le Sénégal doit mettre en place une politique nationale de l’état civil, et doit s’engager dans la voie de la dématérialisation des actes d’état civil, mais il doit d’abord ou en même temps trouver des solutions structurelles à ce qui entrave l’accès aux services. »

Le rôle de la société civile

Consultante spécialisée dans l’entrepreneuriat et l’autonomie des jeunes et des femmes, Nafi Gueye a fondé l’association J’existe, Ton Acte, mon Identité2. Elle explique : « J’ai lancé cette initiative pour apporter ma contribution sociale et solidaire à une cause qui me tient à cœur. Comme vous pouvez le constater, bien qu’il soit possible que certaines personnes ne le sachent pas, on parle bien de 3 millions de Sénégalais qui ne sont pas visibles. Au niveau mondial, on parle de presque 1 milliard qui ne peuvent pas dire ‘J’existe’, pas parce qu’ils ne respirent pas, mais ils n’ont pas une identité qui leur permette d’appartenir à une communauté. Face à cette situation, nous avons envisagé de mettre en place une initiative qui nous permettrait d’abord d’être proches de la population, pour bien comprendre les enjeux. Pourquoi est-ce que les gens ne déclarent pas leurs enfants ? Quelles sont les raisons pour lesquelles quand ils veulent les déclarer, ce n’est pas si simple ? Quelles mesures de l’État pourraient éventuellement les aider à exister ?

Comment rendre tous ces moyens et outils disponibles ? C’est à cela que nous nous engageons. Nous sommes en train de travailler sur ces questions depuis quatre ou cinq ans. Aujourd’hui, nous avons fait en sorte que lorsque les Sénégalais ont des problèmes d’état civil, ils puissent s’adresser à nous et que nous puissions les orienter sur la question.

L’État a tous les moyens, mais il n’est pas partout et ne peut pas être avec tout le monde. C’est à nous société civile de transmettre ou d’informer, de sensibiliser et de faire en sorte que l’information qui est donnée par l’État ou les outils soient accessibles à la population. Pour ce faire, nous avons réussi à mettre en place des systèmes qui permettent d’être plus proches de la communauté en passant par les acteurs communautaires qu’on appelle les Badiénou Gokh3, les officiers d’état civil, les chefs de quartier qui ont ce pouvoir déclarer. Il existe également des points focaux, qui sont généralement des juristes diplômés de l’université ou des étudiants. C’est plus facile pour nous de travailler avec eux parce qu’ils ont des compétences pour pouvoir respecter les normes et les règles. Si quelqu’un en a besoin, ils peuvent aussi accompagner les personnes vers la déclaration. »

En Europe aussi

La présence d’un membre du Parlement européen, dans une table ronde sur l’enregistrement des naissances en Afrique pourrait sembler un peu curieuse et à tout le moins inattendue. Mais, explique la députée européenne française Marie Toussaint, « la question de l’enregistrement n’est pas seulement une question du Sud, elle se pose aussi en Europe, dans des circonstances différentes :

  • bien sûr avec les migrants qui arrivent sur nos côtes, certains étant sans papiers, d’autres prétendant l’être, d’autres encore ayant perdu leurs papiers, ce qui conduit à une situation où ils sont privés de leurs droits,

  • mais pas seulement. L’UE compte jusqu’à 12 millions de Roms et de gens du voyage, une minorité européenne historique. La plupart d’entre eux ont des papiers, mais certains n’en ont toujours pas. Lorsqu’ils en ont, ils sont toujours privés de leurs droits. En France, par exemple, ils avaient une carte d’identité différente, le livret de circulation, jusqu’en 2017. Dans certains pays, comme la République tchèque, ils ne peuvent pas aller dans la même école ou dans les mêmes classes que les autres enfants. La question de l’identité et des droits est sur la table,

  • enfin, en France, nous avons encore des problèmes dans nos anciennes colonies. Dans différents endroits, comme en Guyane ou à Mayotte, certaines personnes ne peuvent pas se faire enregistrer, pour des raisons très similaires comme la situation du pays, la distance par rapport à l’enregistrement, ou le fait que Mayotte se trouve au milieu de l’Océan indien, où il y a beaucoup de migrants et des services publics très faibles. Mais dans ces anciennes colonies, que nous appelons régions ultrapériphériques, le problème est plus large : nos autochtones et les descendants d’esclaves n’ont aucune preuve juridique que leur maison est leur maison et ils peuvent en être privés en une seconde. Il s’agit également d’un problème d’enregistrement, même s’il n’est pas lié à la naissance.

Cela dit, nous avons également de nouvelles questions sur la table avec l’Italie qui ne reconnaît plus les enfants lorsqu’ils sont issus d’une famille homosexuelle.

L’UE a abordé la question sous l’angle des enfants. Dans les différentes déclarations des droits de l’homme (Convention des Nations unies pour les droits de l’enfant, CEDH, Charte européenne), il est établi que les enfants doivent avoir accès à l’enregistrement et aux papiers, et une garantie européenne pour l’enfant a été établie en 2021.

Les enfants sont un bon moyen de mettre tout le monde d’accord, et cela fait souvent l’unanimité des groupes politiques. Mais le problème concerne aussi les adultes. Ainsi, nous estimons à 600 000 le nombre d’apatrides en Europe. Il existe des procédures pour eux, mais elles sont encore très faibles et doivent changer.

La question, dans l’UE comme ici, est de construire des ponts, de comprendre ce qui ne va pas, de créer des espaces de discussion comme nous l’avons fait hier à Grand Yoff et aujourd’hui à Dakar.

C’est pourquoi nous avons recréé un Intergroupe parlementaire sur la pauvreté au sein du Parlement européen. Il est destiné à être le lieu où les législateurs co-construisent les politiques publiques et établissent les priorités avec les populations concernées. »

Apprendre de l’expérience de vie des plus défavorisés

Le mot de la fin revient à Bernard Monnet, militant ATD Quart Monde depuis plus de 40 ans en France et membre du Comité international du 17 octobre. « Ce que nous avons entendu dans cette table ronde, c’est une expérience et une connaissance, qui vient de la vie des personnes confrontées à ce problème, et cette connaissance rejoint la recherche sur ‘les dimensions cachées de la pauvreté’ menée par ATD Quart Monde et l’université d’Oxford.

Cette connaissance, c’est que la pauvreté est liée à un manque de travail décent, et un manque d’argent, une précarité qui nous bloque parce qu’on ne peut pas payer des choses pourtant indispensables.

Mais ce qui nous bloque aussi, c’est le regard porté sur nous, c’est la manière dont les autres nous accueillent.

Le rapport appelle cela ‘maltraitance institutionnelle et sociale’ ; nous on appelle aussi cela ‘jugement et mépris’. Cela entraîne en nous de la souffrance, de la colère, et aussi de la honte et de la peur. Et cela nous empêche parfois de faire des démarches. Parce qu’on ne nous comprend pas, parce qu’on ne nous entend pas, on nous accuse alors d’être coupables et de ne pas faire ce qu’il faut.

Quand on vit dans la pauvreté, on est comme enfermés dans le non-droit, dans l’inégalité entre les humains, dans le jugement des uns sur les autres. Il y a une sorte de rupture de confiance entre les plus défavorisés et la société.

Mais comment rebâtir cette confiance ?

Il y a deux choses très importantes pour cela :

La première des choses pour bâtir cette confiance, c’est donc d’affirmer qu’il y a des droits fondamentaux, qui sont des droits pour tous les hommes sans exception. C’est ce qui nous donnera la force de nous battre pour nos droits. Et c’est aussi ce qui doit être à la base de la formation de tous les gens qui nous accueillent.

Le deuxième pilier, très important : c’est à partir de la rencontre humaine qu’on crée un chemin vers la confiance retrouvée et vers les droits de tous.

Vous me posez la question : quel est le rôle des personnes vivant dans la pauvreté dans cette recherche des solutions ?... Mais j’ai envie de répondre par une autre question : comment prendre en compte l’expérience des gens pauvres ? Car c’est à partir de la prise en compte de nos expériences que peut se bâtir la confiance !

Il faut entendre et apprendre de l’expérience de vie des plus défavorisés, il faut mettre en place les conditions pour que les personnes avec l’expérience de la pauvreté puissent participer du début à la fin à la recherche des solutions, pour que leur savoir soit reconnu et valorisé.

Je veux encore dire une autre chose : dans de nombreux quartiers et actions menées par ATD Quart Monde, on voit que des familles pauvres elles-mêmes deviennent militantes et aident les plus défavorisés à oser entreprendre des démarches, à se battre pour leurs droits.

Nous avons tous une responsabilité pour n’abandonner personne, pour que personne ne reste sans droit sur le bord de la route, et les personnes pauvres sont souvent celles qui prennent le plus au sérieux cette responsabilité. Il faut soutenir les engagements humains qui créent et soutiennent cette dynamique de solidarité.

Le combat pour ces droits est une question de moyens, et aussi une question de valeurs et d’engagement humain, à partir de l’expérience de vie des plus oubliés. C’est ce que nous rappelle le 17 octobre, Journée mondiale du refus de la misère, et qu’on doit réussir avec le droit à l’enregistrement des naissances. »

1 Programme d’appui au renforcement du système d’information de l’état civil et à la consolidation d’un fichier national d’identité biométrique au

2 Il s’agit d’une organisation à but non lucratif qui œuvre dans le domaine de l’état civil. Initiative sociale et citoyenne, elle est constituée par

3 Choisies au sein du quartier, les Badiénou Gokh sont à la fois confidentes, conseillères et référentes pour les jeunes filles pour les questions

1 Programme d’appui au renforcement du système d’information de l’état civil et à la consolidation d’un fichier national d’identité biométrique au Sénégal.

2 Il s’agit d’une organisation à but non lucratif qui œuvre dans le domaine de l’état civil. Initiative sociale et citoyenne, elle est constituée par une communauté de bénévoles. Elle est basée à Dakar. Site internet : https://www.monidentite.org/

3 Choisies au sein du quartier, les Badiénou Gokh sont à la fois confidentes, conseillères et référentes pour les jeunes filles pour les questions relatives à la sexualité, à la maternité, à la contraception, aux naissances, etc.

Ousmane Aliou Sall

Ousmane Aliou Sall est directeur de l’Agence nationale de l’État civil de la République du Sénégal.

Arame Ndiaye Diop

Arame Ndiaye Diop est fonctionnaire de cette même Agence.

Mor Dieye

Mor Dieye est maître de conférences à l’École des bibliothécaires, archivistes et documentalistes de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar.

Nafi Gueye

Nafi Gueye est la fondatrice de l’association J’existe, Ton Acte, mon Identité.

Marie Toussaint

Marie Toussaint est membre du Parlement européen.

Bernard Monnet

Bernard Monnet, militant actif d’ATD Quart Monde, est membre du Comité international 17 octobre.

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