Pour moi le père Joseph Wresinski a été un homme d’espérance. Grâce à lui, j’ai retrouvé une paix intérieure. Dès que je l’ai rencontré, j’ai eu confiance en lui.
Fuyant la violence et la pauvreté
En 1976, à 21 ans, je suis arrivé à Toulon chez mon frère qui habitait à côté d’une cité de transit. J’étais parti de chez moi, fuyant la violence et la pauvreté de ma famille. Mon frère venait de connaître ATD Quart Monde par des volontaires qui habitaient dans cette cité. Ils m’ont invité à une réunion de ce Mouvement. Je me souviens de ce que j’ai dit à mon frère : « Si c’est encore un curé et l’Église, je n’en veux pas, je ne veux pas avoir à faire à la charité ! ». Mon frère m’a répondu : « Non, viens voir, tu te reconnaîtras ». Ce soir-là j’ai vu une vidéo montrant la cité du Grand Chêne à Versailles où j’étais né. Je reconnaissais mon milieu. À partir de là j’ai été curieux de connaître cet homme, Joseph Wresinski.
Je devenais quelqu’un
Je l’ai vraiment connu à des sessions qu’il organisait à Pierrelaye1 pour des militants issus de la pauvreté. La première session à laquelle j’ai participé, c’était en 1979 ou 1980, j’avais à peu près 25 ans ; la rencontre est partie d’une confrontation. Toute la matinée il avait parlé ; nous on venait de Marseille pour parler, pas pour écouter. Et tout d’un coup il nous demande ce qu’on pensait des volontaires… Moi, je me souviendrai toute ma vie, je prends le premier le micro et je lui dis : « Vous nous demandez de dire ce qu’on pense des volontaires, mais vous-même je trouve que vous parlez déjà trop » et lui, il me sort : « T’as raison mon frère, passe le micro au voisin. »
Ça m’a touché, je ne voulais pas me laisser faire.
Cette fois-là, à la fin de la session, il m’a pris et il m’a dit : « Pourquoi tu ne deviendrais pas volontaire ? ». J’ai été surpris et quelque part, c’est là que j’ai ressenti que je devenais quelqu’un aux yeux de quelqu’un d’autre.
Moi qui avais été considéré comme un moins que rien à l’école, traité de cancre, à qui on avait dit que je n’arriverais jamais à rien dans la vie…, à force d’entendre cela je le croyais. Et lui me considérait comme autre chose.
Une énergie en lui m’a électrisé
C’est de là que j’ai senti que cet homme était une espérance pour moi. Il avait ça en lui, c’est d’abord ça qu’il était : il a toujours cherché à redonner l’espérance aux gens, qu’on soit riche ou pauvre.
Dans mes rencontres avec lui, il n’a jamais dévié de cette espérance : dans sa manière d’interpeller les gens — c’était un fil rouge — j’ai senti qu’il a toujours cherché en profondeur ce qu’étaient les gens et ce qu’ils portaient au fond d’eux-mêmes. Il y avait une énergie en lui qui m’a électrisé. Il parlait avec passion. Sa façon de parler de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion m’a attiré et a complètement changé ma vie.
Je suis rentré dans le volontariat en 1981. Comme avec tous les stagiaires volontaires, il a cherché à mieux me connaître. Je lui ai raconté qui j’étais, d’où je venais, je lui ai lâché la souffrance que j’avais, ma violence par rapport à ma famille, à mon père, dont tout le monde me disait qu’il ne valait rien, qu’il fallait que je le fuie. Il m’écoutait en silence, et tout d’un coup il m’a pris dans ses bras, m’a serré fort et m’a dit cette phrase : « Ton père est un grand homme, apprends de son histoire et de ton milieu ». Moi j’ai eu un recul de rejet. Je ne comprenais plus ce qu’il voulait dire. C’était impossible pour moi, c’était la première fois de ma vie qu’une personne me disait du positif sur mon père. Il m’a repris dans ses bras et m’a redit la même chose. Ce geste était tellement fraternel que j’ai ressenti comme une lumière d’espérance entrer en moi. Ça m’a donné une paix intérieure, il m’avait apporté quelque chose de nouveau dans ma vie.
Quelques temps après, il m’a demandé d’écrire sur ma famille, sur mon histoire. J’ai entrepris ce travail. Ça m’a permis de voir le courage de mon père pour construire sa propre famille, pour être reconnu comme travailleur, pour sa dignité. Ça m’a permis de comprendre la souffrance et le courage de ma mère pour arriver à obtenir des droits. Ça m’a permis de changer l’image que j’avais de ma famille et de mon milieu, qu’on m’avait mise en tête. J’ai pu devenir fier de mon histoire et de mon milieu de la pauvreté. À partir de là j’ai pu m’engager davantage, suivre le père Joseph dans ce combat du refus de la misère qu’il portait au plus profond de lui-même.
Pour donner le meilleur de nous-mêmes
De suite, il m’a impressionné par sa façon d’être à la fois fraternel et colérique. Dans ses colères, je sentais bien qu’il souffrait lorsque l’un ou l’autre ne l’avait pas compris ou parlait mal des plus pauvres. En ce sens, c’était un sacré emmerdeur, car il nous bousculait, ne nous laissait pas tranquilles, tant qu’on ne comprenait pas que l’important à ses yeux était de donner aux plus pauvres le meilleur de nous-mêmes dans ce combat du refus de la misère. Cela m’est toujours resté en tête.
Que veut dire donner le meilleur de nous-mêmes ? Il demandait à chacun, riche ou pauvre, de mettre toute son intelligence dans ce combat. Et donc je me suis senti aussi interpellé. Je pouvais moi aussi, qui vivais la pauvreté, donner mon avis, et non pas subir. Alors je me suis engagé à mon tour à ses côtés.
Pour lui, chaque personne rencontrée était une chance dans cette lutte contre la misère. J’ai toujours aimé cette phrase de lui : « La misère est l’œuvre des hommes, seuls les hommes peuvent la détruire ». N’est-ce pas là un appel à s’unir pour faire vivre la fraternité et la paix ?
J’ai découvert ce qu’il avait vécu à Noisy2 avec les familles, toute cette souffrance et cette honte dans ce camp où des associations apportaient la charité et humiliaient les hommes. J’ai fait le lien avec ce qu’avait vécu ma famille, toujours cette humiliation qu’on avait au plus profond de nous-mêmes face à la bienfaisance. J’étais en colère contre toutes ces personnes de l’Église et autres qui nous apportaient la charité et qui, sans s’en rendre compte, nous humiliaient. Mais lui, Joseph, a compris que son Église était autre chose aussi. Dans son choix d’être prêtre, il a toujours cherché à faire connaître non pas le Dieu de pitié mais le Dieu d’espérance.
Et chercher l’espérance tout au fond de l’homme pauvre
Quand on est au fond de la misère, on se dit que si Dieu existait, il ne nous laisserait pas dans cette pauvreté. Lui a rendu visible ce Dieu d’espérance. Quand on regarde la phrase qu’il a choisie pour son ordination : « Va au large et jette tes filets », ça veut tout dire : va chercher cette espérance. Il cherchait une espérance au plus profond de l’homme détruit. Il se mettait vraiment à l’écoute de la souffrance et de ce qu’il découvrait de plus beau en l’homme pauvre.
Du coup cela m’a permis de retrouver confiance dans l’Église, de retrouver la foi que j’avais perdue.
Il vaut le coup d’être connu en tant qu’homme de foi, pas seulement en tant que fondateur du Mouvement ATD Quart Monde.
Il fait partie de ces grands hommes qui ont fait avancer l’humanité : comme Gandhi, Luther King, René Cassin…
Il a fait reconnaître que la misère est une violation des droits de l’homme, ce que nous les plus pauvres on portait au fond de nous.
Il a fondé un lieu d’espérance pour les plus pauvres à travers le monde.
Cet héritage on l’a entre nos mains aujourd’hui, qu’est-ce qu’on en fera pour les générations futures ?