L’idée de ce livre a vu le jour pendant la pandémie de la Covid. Se rassembler devenait impossible, chacun restait confiné seul ou en famille chez lui. Du moins, s’il avait un chez lui, ce qui n’était pas le cas pour certains des récitants. De cette solitude forcée et renforcée pour ceux qui la vivaient déjà précédemment, a émergé le projet de réaliser une œuvre collective.
Au-delà de parcours singuliers de vie, d’histoires personnelles propres à chacun, parfois d’apparence chaotique, se dégage un socle commun qui construit l’humanité d’un chacun. Et pas uniquement de ceux qui mènent ou ont mené une vie difficile. C’est la rencontre qui bâtit la personne. Les récits qui suivent abondent d’exemples de rencontres à première vue anodines qui ont permis à des jeunes ou des moins jeunes en détresse de surmonter leur difficulté, de retrouver une raison de vivre ou de résister à la violence qui leur était faite.
[…] Trop souvent nous détournons le regard de la misère. Elle fait peur, elle dérange, elle ne laisse jamais indifférent. Certains s’emploient à la soulager, d’autres s’ingénient à la rendre invisible. Comme pour nous en protéger, avec des pinceaux de nantis auréolés d’un savoir reconnu, nous avons tendance à gribouiller des visages qui nous conviennent sur ceux qui en subissent la violence. Mais eux ne se retrouvent pas dans les masques dont nous les affublons. Nous les confinons dans des lieux où ils ne risquent plus de nous interpeller. Pas seulement des lieux physiques ou des endroits géographiques, mais également et surtout des cloisons mentales. Qui se sent à l’aise face à un mendiant qui tend la main dans une ville touristique, une rue commerçante, un carrefour embouteillé ou encore à la sortie de l’église ?
[…] Ce livre entend contribuer à abattre ces cloisons et ces a priori qui sous-tendent la plupart des politiques de lutte contre la pauvreté. Il tend à rendre un visage humain et digne à ceux qui sont montrés du doigt, à ceux qui résistent aux regards qui les dénigrent ou les fuient. Il s’agit d’un regard implicite, classiquement inconscient, induit par l’opinion dominante. Leur résistance souvent silencieuse n’est que rarement prise au sérieux, ni même reconnue. Quel crédit accorder à la énième tentative de désintoxication de ce récitant vivant à la rue depuis des années alors qu’il est fiché dans toutes les institutions des Hauts-de-France pour avoir sabordé les cures précédentes ? Pourtant, après des années de galère, il parviendra à remonter le courant et trouvera une astuce pour se faire admettre.
Quelle leçon d’ingéniosité et de courage, et surtout d’une humanité résiliente, il nous donne !
À travers la diversité des routes de vie, ces récits illustrent un savoir de résilience. Ils relatent des petits gestes passés inaperçus, des actes de révolte désespérée mais aussi des échecs répétés. Ils nous interrogent sur ce que l’humain espère de la vie. Ils nous questionnent sur le pourquoi vivre, plus que sur le comment vivre. Sur le sens de notre vie, sur notre histoire collective et son devenir. Sur l’existence du mal, des injustices ou des inégalités, sur l’existence de Dieu. Une récitante pose explicitement la question : « Pourquoi tant de souffrances ? Pourquoi Dieu permet‑il cela ? »
Que peut encore espérer un des récitants dans la force de l’âge qui déclare : « Je suis né dans la misère, je vivrai dedans jusqu’à la fin ? » Ou cet autre qui commence son récit par : « J’ai derrière moi trente ans de galère… Tu ne choisis pas ta vie, elle te tombe dessus. »
Une autre récitante est tout aussi explicite :
« On est déjà maltraité dès qu’on vient au monde jusqu’à ce qu’on devienne mort. Dès que tu arrives au monde, tu es déjà dans la vie de merde et tu as déjà une mauvaise étiquette car si tes parents sont pauvres, tu as déjà l’étiquette d’enfant pauvre. »
Pour eux comme pour les autres, la misère n’est pas qu’une question d’argent. C’est une question de résistance, une sorte de guerre d’usure à la longue épuisante, avec bien sûr des moments de découragement. Le découragement fait partie de la vie, mais on le reproche systématiquement aux pauvres. Même s’il lui arrive de baisser les bras, Daniel continue à résister. Il refuse dans le fond de lui-même de se laisser enfermer dans l’image que lui renvoient ceux qui contestent sa dignité et celle des siens. Qui vont jusqu’à l’enfermer dans un lieu de réclusion à certains moments de sa vie. Il défend envers et contre tous l’image de sa mère qui « déménageait pour nulle part et marchait des kilomètres et des kilomètres pour échapper aux services de protection de l’enfance. »
Lorsqu’il se met en ménage, sa compagne et lui sont confrontés à une même situation. Ils se trouvent à la rue alors qu’elle est enceinte. À la veille de la naissance de leur fille aînée, il nous dit :
« Que se passerait-il si des assistantes sociales venaient contrôler notre situation ? Elles pourraient faire placer l’enfant à naître d’autant plus que nous n’avons ni vêtements, ni langes, ni poussette pour lui. Heureusement, les services sociaux ignorent notre présence à Bruxelles. Mais cela veut aussi dire que nous n’aurons pas de prime de naissance : nous évitons les contrôles, mais nous ratons l’aide. »
Résiste également cette jeune mère de quatre enfants, enceinte d’un cinquième, qui se souvient : « Et puis, on n’a plus pu payer le loyer, et le propriétaire nous a mis au tribunal. Dehors ! » Terrible mot que ce dehors, il signifie bien plus que son expulsion d’un logement, une rupture avec sa région natale et son environnement, il pousse à l’errance, il entraîne un bannissement. Un dehors qui tend à rendre invisible. Accueillie dans un premier temps çà et là par des proches, cette famille est poussée à prendre la route pour nulle part, émigre – je devrais presque dire échoue – à Bruxelles pour tenter un nouveau départ. Mais elle n’y connaît personne. La mère se fait difficilement comprendre en français, jusqu’ici elle s’est toujours exprimée dans le dialecte wallon de sa région.
L’expérience précoce de l’errance dès l’âge de quatre ans marque également cette autre dame qui élève aujourd’hui six enfants et bientôt un septième :
« Ma mère et moi nous nous sommes retrouvées à la rue, nous dormions à droite et à gauche chez des amis. Le juge de la jeunesse qui s’occupait de mon frère a été alerté via les services sociaux… »
Étonnante également cette récitante actuellement âgée d’une soixantaine d’années, séparée de sa mère alors qu’elle était toute petite. Défiant l’ordre chronologique qui lui était proposé, elle déclare d’emblée : « Je voudrais d’abord parler d’elle. Je l’ai recherchée pendant trente ans et j’ai retrouvé sa trace en 2000. »
Toute sa vie, elle se bat pour éviter – et avec succès – le placement de ses enfants. Elle rejoint le récit d’une autre personne actuellement grand-mère : « Tout d’abord, pour des raisons que je ne comprends pas, j’ai grandi dans une famille qui n’était pas la mienne. » Elle ajoute avoir été humiliée à l’école : « expulsion de la salle de classe mais aussi fouille devant la classe pour vérifier que je n’avais rien volé pendant que j’étais dans le couloir. J’ai aussi subi beaucoup d’insultes des autres enfants (tête à poux, baraki, bohémienne, tu pues, etc.). Et pourtant, elle a tenu le coup, ses enfants ont grandi chez elle, et à leur tour, ils élèvent eux-mêmes leurs enfants.
Je pourrais multiplier les exemples de synergie des récits qui se complètent, se renvoient les uns aux autres, et s’assemblent pour former un patchwork impressionnant.
Même s’ils relatent des parcours très différents, ces récits témoignent d’un souffle de vie hors du commun qui nous grandit tous, ils illustrent la vocation de l’humain à refuser l’humiliation, quoi qu’il en coûte. Ils révèlent des trésors enfouis d’humanité.
Comment les récits ont-ils été construits ?
Nous avons formé une dizaine de duos composés d’un récitant et d’un écrivant. L’un confiait une trace de ce qu’il souhaitait transmettre aux membres de sa famille ou à ses proches. Loin d’être un simple scribe ou une boîte enregistreuse, l’autre prenait des notes, interrogeait pour mieux comprendre, suggérait un fil conducteur, proposait une piste. Ou encore, il respectait un silence et un non-dit qui cachait trop de souffrance. De ce dialogue en soi exigeant sont nés les récits qui reflètent la sensibilité de l’un et de l’autre. Ils sont le fruit d’une rencontre empreinte de confiance réciproque.
Comment cette confiance entre le récitant et l’écrivant s’est-elle tissée ? Certainement pas du jour au lendemain. Elle est le fruit d’un long cheminement qui a commencé bien avant la rencontre des partenaires du duo. Elle remonte à l’engagement des pionniers du Mouvement présents d’abord dans le camp de Noisy-le-Grand dans la région parisienne dès la fin des années 50, et par après, dans des lieux de pauvreté d’autres pays dont la Belgique. Au fil du temps, d’autres ont pris la relève, et comme leurs prédécesseurs, les volontaires permanents actuels restent présents aux côtés des personnes les plus exclues, et vont à leur recherche. Ceux qui, tout à fait hors case, sont oubliés de tous et ne sont répertoriés nulle part, restent leur boussole. C’est donc une très longue histoire de confiance et de destin lié bâtie depuis plusieurs décennies.
[…] S’ils avaient été rédigés par un duo différemment composé, les récits auraient reflété d’autres accents ou d’autres nuances, mais la trame fondamentale serait restée identique : garder la tête haute envers et contre tout, affronter les tuiles qui vous tombent dessus et vous menacent sans répit. Se battre pour élever soi-même ses enfants et leur permettre d’assumer pleinement à leur tour leur vocation d’être membre de la société humaine.
[…]
À qui s’adressent ces récits ?
D’abord aux proches de ceux qui ont eu l’audace de les livrer. Ils restituent le fil conducteur de leur vie. Consciente elle-même de la dureté de certains événements qu’elle relatait, une récitante a lu à ses enfants son récit et leur a demandé s’il fallait l’anonymiser. La réponse fut : « Non, nous sommes fiers de toi. »
Ensuite, à ceux qui, à un titre ou à un autre, s’engagent pour un monde plus juste, plus égalitaire, plus durable et plus solidaire. Ces récits contribueront à changer leur regard, comme il a changé celui des écrivants. Aux yeux de l’un d’eux, déclarer que « tous les êtres humains naissent égaux en dignité et en droit » reste un immense défi que les personnes dont la vie a mal commencé nous invitent à toujours relever avec eux.
Les récits permettront au lecteur de mieux réaliser que des personnes considérées comme étant à la traîne, sont en fait des acteurs méconnus mais indispensables de changement. Ils lui permettront d’en faire de vrais partenaires avec toutes les exigences que cela implique. Ils lui permettront de combattre plus efficacement toute forme d’injustice et notamment épistémique, et d’élaborer avec eux des politiques plus efficaces de lutte contre la pauvreté.
Pour ma part
J’ai été profondément impressionné, bouleversé même, par ceux et celles dont j’ai recueilli les récits de vie. Recueillir, ce n’est pas simplement transcrire mot à mot un enregistrement, comme un fidèle copiste. C’est choisir et parfois même orienter le récit, avec ma sensibilité, mais en respectant le fil conducteur de la logique du récitant qui n’appartient qu’à lui. C’est essayer de comprendre les enchaînements qu’il propose. C’est lui suggérer des mots pour lui permettre d’aller plus loin, c’est découvrir avec lui des liaisons qu’il ne percevait que confusément. C’est lui soumettre des interprétations, c’est partager avec lui des intuitions de compréhension. C’est surtout se laisser imprégner par la poésie de son langage et de ses rêves, et ce sont la poésie et les rêves qui rapprochent les humains.
Mais c’est aussi se confronter à lui pour lui demander de clarifier certains points d’ombre, c’est l’interroger sur les motivations de ses réticences à dévoiler des zones obscures, c’est travailler avec lui le non-dit. Non pas pour le pousser à se dénuder, mais pour le réconcilier avec des parties tenues cachées de son histoire, pour lui permettre de mieux assumer les raisons de sa pudeur. Et une pudeur cache des valeurs. C’est alors que se bâtit un dialogue en vérité qui amorce une complicité et enrichit un chacun de l’humanité de l’autre.
Je connaissais certains des récitants pour les avoir côtoyés à diverses occasions ou rencontres. Ils étaient en quelque sorte mes compagnons de route, et parfois même de déroute, nous échangions des idées, nous construisions une pensée, nous cheminions ensemble, nous étions embarqués dans des mêmes combats, et eux se trouvaient souvent en première ligne, les plus exposés aux embruns que nous encaissions. Nous étions engagés dans des actions communes, confrontés aux mêmes difficultés, caressant les mêmes espoirs, partageant des mêmes rêves ou illusions. Ce cheminement avait créé entre nous des liens de confiance et de connivence qui nous unissaient.
[…] Nous savions que nous avions vécu des expériences différentes, Je connaissais dans les gros traits leur histoire familiale ou professionnelle, comme eux savaient qui j’étais, ils connaissaient mon parcours familial et professionnel. Ils me demandaient des nouvelles des miens, comme je demandais des nouvelles des leurs, mais sans pénétrer dans l’intimité de l’autre.
C’est d’ailleurs par le biais de mon métier d’avocat que je découvrais certains aspects dont ils me faisaient part, parfois sous le sceau de la confidentialité. À l’issue d’une réunion, il arrivait que l’un ou l’autre me prenne à part pour me confier un souci ou un projet particulier. Depuis des difficultés à résoudre, des attentes déçues ou des bonnes nouvelles à encore tenir secrètes, mais qu’ils voulaient m’annoncer en primeur.
[…] Grâce à cette relation de confiance nouée au fil du temps, et en juxtaposant les différents instantanés, je parvenais à mieux poser les questions en phase avec le récit, et à pressentir la logique sous-jacente à certains choix à priori incohérents. Mais peut-on parler d’une liberté de choix s’ils sont dictés par des expériences de survie et imposés par les contraintes de l’immédiat ? On pare au plus urgent, ce n’est pas un choix, c’est une nécessité.
La précarité vécue dans la durée induit dans le quotidien d’autres logiques, mais qui de l’extérieur paraissent inadéquates ou inefficaces.
Je connaissais donc des bribes éparses et des morceaux éparpillés, je devinais des pièces manquantes, et cela favorisait une empathie réciproque qui s’accentuait au fil des entretiens. Le récitant se remémorait avec moi, et parfois même découvrait avec moi, certains maillons de son existence. Assemblés dans la logique de son récit, des épisodes jusque-là sans connections apparentes prenaient l’allure d’une saga profondément humaine et témoignaient d’une résilience étonnante. Plusieurs fois, je me suis posé la question : et si moi j’étais confronté à telle situation, aurais-je eu le même courage pour y faire face ? N’aurais-je pas laissé tomber les bras ?
Certains récitants étaient non seulement spoliés de leur vie dont ils recelaient des pans entiers, comme s’ils n’avaient jamais existé, mais aussi de l’histoire de leur vie. Ils étaient donc doublement spoliés. Et ce recel les rendait étrangers à eux-mêmes, coupables d’exister aux yeux de Monsieur-tout-le-monde, et finalement à leurs propres yeux. De responsables, on en avait fait des fautifs. Ils étaient transformés en produit de l’imagination des autres qui s’évertuaient à les rendre invisibles, ou à en faire des repoussoirs justifiant leur propre réussite.
Celui à qui n’est donnée aucune chance de construire sa propre histoire devient une victime sans défense, il n’a d’autres choix que de se mouler dans la pensée des autres pour correspondre à l’image qu’ils se font de lui. En tant que personne humaine, il est par essence un penseur, et nul ne peut lui contester cette qualité, mais un penseur sous une tutelle dictée par d’autres. Il n’ose pas dire ce qu’il pense, mais surtout, il ne pense pas sans peur, tant il a intégré les préjugés dont il est l’objet.
[…] Paradoxalement, encore que les récits écrits en duo fassent état de ruptures douloureuses du lien familial parfois dès la prime enfance, de situations d’abandon dramatique, ou d’un univers qui se réduit à une peau de chagrin, ils se font l’écho d’un immense cri d’espoir : même empêtré dans des situations inextricables, le récitant peut y faire face, il dispose de ressources insoupçonnées. Il persiste à rêver. Privé en quelque sorte d’une liberté de pensée, il parvient à encore rêver non pas d’une prison plus confortable ou de contrôles plus souples, mais d’une émancipation radicale.
[…] Là où d’aucuns déclareraient forfait, il poursuit la résilience et refuse le chaos. Son récit en devient d’autant plus humain, dramatiquement humain. Ses joies et ses chagrins me renvoient aux miennes. Je me suis senti en empathie et chacun d’eux m’a appris sur ma vie.
Même s’ils sont bouclés, les récits relatés dans cet ouvrage ne sont pas terminés, les récitants poursuivent leur cheminement pour s’affranchir du carcan de la pensée des autres, et pour affiner le message de vie qu’ils souhaitent transmettre. En un mot pour partager leur humanité avec leurs proches et avec tous.
De mon côté, même si j’ai déposé ma plume, je continue également ma démarche pour me déciller les yeux, pour me libérer de mes a priori ou préjugés. Pour gagner en humanité, tout comme les récitants.
Et le lecteur ? Gageons que lui aussi se laisse entraîner par ce même élan, et en vienne à considérer son frère le plus fragile comme un partenaire à privilégier pour bâtir un monde plus juste et inclusif. Comme un acteur irremplaçable de l’Histoire des hommes.
Visages méconnus, visages reconnus, coordonné par Georges de Kerchove
©ATD Quart Monde
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